Dans les pas d’Eileen Gray, une architecte libre dans sa tête
Dans son livre publié récemment, Florence Marchal raconte Eileen Gray. L’occasion de retracer le parcours de cette architecte irlandaise si mystérieuse à qui l’on doit la célèbre villa E. 1027, à Roquebrune-Cap-Martin. Prière de rentrer lentement.
C’est une petite maison blanche en bord de mer, accrochée à la falaise. On y entend depuis ses terrasses le murmure de la Méditerranée et le soleil du Midi l’inonde de lumière. La villa E. 1027, trésor du modernisme des années 30, est sans doute la maison la plus célèbre conçue par une femme. Et si ses murs pouvaient parler, que nous diraient-ils? C’est ce qu’a tenté de découvrir l’architecte Florence Marchal dans son roman, entrer lentement. L’obsession Eileen Gray, une jolie exofiction espiègle. «Raconter l’histoire par le biais de la villa montre qu’Eileen Gray n’est que de passage dans cette maison. Ce n’est pas la protagoniste principale de l’histoire, confie la passionnée. La maison est ouverte aux vents comme un moulin, un lieu de passage pour chacun.e. Et ce n’est qu’en décidant d’écrire d’un point de vue de la villa, qui est le seul témoin de ce siècle d’histoire, que j’ai su dérouler mon fil et raconter cet épisode.» Celle qui semble comme habitée par Eileen Gray (1878-1976) et sa villa quand elle en parle ajoute même: «Souvent on s’attache au bâtiment parce qu’il y a une histoire derrière, et on les oublie trop souvent. Un bâtiment vide d’histoires, d’émotions, de vécu n’est peut-être pas aussi intéressant.»
D’où vous est venu cet attrait si puissant pour Eileen Gray?
Cela m’est un peu tombé dessus pour être honnête. A l’époque, j’étais à la recherche de femmes architectes qui pourraient m’éclairer et nourrir ma réflexion dans le cadre de mon mémoire de fin d’études. Ce dernier traitait de l’architecture genrée, même si cette notion n’existait pas encore vraiment alors. Et c’est un peu par hasard que je suis tombée sur la biographie d’Eileen Gray qui venait d’être écrite par Peter Adam. Son portrait m’a terriblement attirée. C’était presque animal. Et c’est ainsi que mon obsession pour elle a commencé.
Qu’avait-elle de si particulier?
Déjà son look, à la garçonne. J’ai toujours été très sensible à ces femmes garçonnes des années 20. Elles me surprennent par leur audace. Elles n’étaient peut-être pas militantes sur le plan politique mais elles étaient aventurières. Elles osaient. Et puis chez Eileen, qui était lesbienne, et comme chez tous les auteurs ou artistes homosexuels de l’époque, il y avait un côté terriblement libre qui me fascine. Elle avait quelque chose de mystérieux aussi. D’insaisissable. Elle était très «dématérialisée», elle n’a laissé que peu de trace et je trouve cela absolument envoûtant chez elle.
Vous vous êtes penchée sur la question de l’architecture genrée. Sous cet angle, comment analysez-vous le travail d’Eileen Gray?
Dans ses projets, il y a toujours des échappatoires, des sas, des dérives. On ne rentre jamais dans une pièce de manière frontale. Il y a toujours moyen de contourner, de s’échapper. Chaque pièce communique avec l’extérieur aussi, dans cette même idée de fuite. On s’y faufile en fait. Je pense que comme sa sexualité et son rapport à la féminité n’étaient pas hétéronormés, ses projets sont beaucoup plus évasifs et libres, elle n’est pas dans le cadre et elle le refuse. Il y a aussi très peu de distinction entre intérieur et extérieur. On est vraiment dans une architecture organique, où les frontières entre dedans et dehors sont effacées. Et j’aime énormément cette perméabilité, cette porosité.
Comment réussir à la raconter alors qu’elle a brûlé tout ce qui concernait sa vie privée?
On ne peut que supposer. C’est pour cela que j’ai écrit une exofiction et non une biographie! Mais plus sérieusement, il y a tout de même encore beaucoup d’archives que l’on peut compiler et puis, en lisant ce que ses contemporains ont écrit sur elle, surtout ses amis les plus proches, on peut se faire une idée de sa vie. Mais si elle a tout voulu brûler de sa propre vie personnelle, quelque part, avons-nous vraiment le droit d’aller au-delà? Cela étant, je pense qu’elle a fait cela parce qu’elle craignait terriblement de n’être identifiée qu’à sa vie personnelle et non pas à son œuvre. Je pense que la grande question qui a poursuivi Eileen, c’est «est-ce que je suis capable?» Cette interrogation de légitimité est omniprésente chez elle… et de nombreuses femmes se la posent aussi. Eileen cherche vraiment à se prouver qu’elle en est capable et je crois qu’en supprimant ses archives personnelles, c’est sa manière de dire: «Eh bien, jugez-moi donc sur ce que j’ai fait et non pas ce que je suis.»
Dans votre livre, vous abordez également la relation entre Eileen Gray et Le Corbusier, relation quelque peu tumultueuse…
Effectivement, la relation entre Le Corbusier et Eileen Gray était plus que conflictuelle. Parce qu’Eileen, qui venait du milieu du design, s’est retrouvée à faire ce que Le Corbusier faisait. Sa villa répond parfaitement aux cinq piliers du modernisme. Mais elle va plus loin, elle se pose en critique de cela, elle le dénonce dans ses écrits. Eileen prône une architecture pour vivre ensemble et qualifie le travail du Corbusier de «machine à habiter». Et la villa E1027 cristallise cela: Le Corbusier aurait voulu l’avoir réalisée. Il laissait d’ailleurs souvent planer le doute quant à l’origine du bâtiment, ne refusant jamais ou ne démentant jamais quand on lui en prêtait la paternité. En la peignant de ses fresques ( NDLR: durant l’été 1938, Le Corbusier réalisa, sans l’autorisation d’Eileen Gray, des fresques recouvrant les pochoirs initiaux placés aux murs), lui qui a toujours voulu être reconnu comme peintre, il s’est approprié la villa. Il cherchait à effacer ce mur, à détruire ce qu’il ne pouvait posséder. D’autant plus qu’il y peint une femme plantureuse, hypersexualisée, à des lieues de l’identité d’Eileen. Mais paradoxalement, en cherchant à détruire ce mur, il le sauva… La villa doit sa sauvegarde et sa reconnaissance à ces fresques.
entrez lentement. L’obsession Eileen Gray, par Florence Marchal, illustrations de Florence Collard, éditions espaces.regards.
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