En quête de silence: voici des lieux conçus pour se détendre
Des chapelles aux musées en passant par les bibliothèques, le silence fait depuis longtemps partie de l’ADN de certains lieux. Le défi pour les architectes modernes? Redéfinir notre approche du bruit et construire son absence.
Selon la détermination acceptée, le silence se définit par l’absence de bruit. A moins que vous ne posiez la question à un architecte, auquel cas vous risquez d’obtenir une approche plus complexe du concept. C’est que, comme le rappelle Etienne Holoffe, lorsqu’il est appliqué dans son sens le plus pur à l’architecture, le silence est tout sauf plaisant: « Si on mange absolument toutes les fréquences sonores à l’aide de surfaces absorbantes, on obtient une atmosphère maladive. C’est très perturbant d’être dans le lien acoustique, ce n’est pas du tout la même chose que le silence. » Lequel, s’il faut en croire la Chapelle du Silence imaginée par le cabinet de l’architecte montois, Holoffe-Vermeersch Architecture, pour Arsonic, se définirait plutôt comme un bruissement, un écho délicat qui nous invite à faire le vide. Située en plein coeur de l’ancienne Caserne des Pompiers, transformée en lieu dévolu à l’art sonore et aux musiques contemporaines dans le cadre de Mons 2015, la chapelle est née de l’envie du compositeur et chef d’orchestre huttois Jean-Paul Dessy d’installer au coeur de cette « maison d’écoute » un lieu dont l’atmosphère apaisante permettrait de déconnecter du bruit ambiant. « L’espace où se trouve Arsonic est assez chaotique d’un point de vue sonore, ce qui nous a imposé d’imaginer un cheminement vers un endroit où l’on retrouve une qualité de vie par la soustraction du bruit », se souvient Etienne Holoffe. A qui le défi a permis de réaliser « à quel point nous sommes constamment entourés d’un environnement sonore pas très agréable, qui en finit même par peser sur notre santé ».
Le silence n’est pas quelque chose de brut mais bien une matière vivante qu’on retrouve en chacun d’entre nous.’ Pierre Hebbelinck
De quoi expliquer l’engouement actuel pour « l’architecture du silence », à laquelle la bible du secteur en Belgique , A+, dédiait justement un numéro récent? « En architecture, le silence, c’est plus que l’absence de bruit. Il est inclus dans le langage architectural d’un bâtiment, dans la manière dont le vocabulaire architectonique est employé, dans le fragile équilibre entre les proportions spatiales, l’utilisation des matériaux et l’incidence de la lumière », rappelait alors Lisa De Visscher, la rédactrice en chef du magazine. Et de prendre en exemple le langage architectural spécifique des lieux de culte et de commémoration, même si, ces dernières années, ils ont perdu le privilège d’être les seuls à se distinguer par leur acoustique si particulière.
Une invitation au dialogue
La musicienne Patricia Vanneste, ex-Balthazar, a ainsi traversé la Scandinavie pour enregistrer son album solo Coral Dusk et en est revenue avec le projet du Sohnarr Sjel. Soit un cube, conçu avec l’architecte Sam De Bock et installé jusqu’au 15 mai dans la réserve naturelle malinoise de Mechels Broek, où tout en écoutant l’album, vous pouvez faire l’expérience de la solitude et du silence qui ont inspiré la musique de Patricia. Paré de miroirs pour mieux se fondre dans la nature avoisinante, le cube a été posé aux quatre coins de la Flandre ces dernières années, et la dernière chose que vous voyez avant d’entrer est ce que vous laissez derrière vous, mais aussi votre propre reflet. Une invitation à disparaître et à rendre visible l’invisible qui s’inscrit dans la conception moderne des lieux de silence. C’est ainsi qu’à Anvers, la salle Harmonie, qui a longtemps fait office de salle de concert en plein coeur du parc éponyme, a été transformée en 2010 en « Stille Ruimte » par le Liégeois Pierre Hebbelinck, inspiré par la volonté du bourgmestre de l’époque de créer un lieu de recueillement en dehors de l’expertise des religions. Un projet pensé pour fédérer une ville choquée par le meurtre raciste de la petite Luna Drowart et de sa nourrice malienne, Oulematou Niangadou, fauchées en pleine ville par un skinhead radicalisé. « Imaginer un lieu de ce genre était important, car la souffrance collective a longtemps été du ressort presque exclusif du culte, alors même qu’aujourd’hui, notre société est porteuse de toute une série de valeurs identitaires qui diluent l’expertise religieuse dans ce type de situation », avance Pierre Hebbelinck, qui s’est laissé inspirer par ses voyages à Sarajevo, une ville dans laquelle « vous êtes entouré de toutes les sonorités de tous les cultes en permanence, certains lieux sacrés étant même partagés par les membres de fois différentes parce que l’argument de faire silence permet de rassembler des communautés qui ne se parlent pas forcément et de partir de sa condition à soi pour envisager son rapport à l’universel ».
Plus que le dialogue, le silence serait donc le ciment du vivre-ensemble? Nul doute que le mouvement citoyen Waerbeke, qui promeut le calme et la tranquillité en Flandre et à Bruxelles par le biais d’une série d’événements, dont une conférence sur le silence, approuverait. Tout comme Arnout Van Vaerenbergh, qui a récemment invité les étudiants en quatrième année d’architecture du campus bruxellois de Saint-Luc à imaginer des projets gravitant autour de l’idée de lieu de silence. « Les villes sont bruyantes, le bruit est mauvais pour la santé et, selon l’Organisation mondiale de la santé, c’est un enjeu important pour l’avenir. Par exemple, il semble que les enfants obtiennent de moins bons résultats scolaires lorsque le bruit ambiant est trop important. C’est pourquoi nous avons voulu faire des recherches sur le sujet: quels sont les endroits calmes qui existent déjà dans la ville, comment les protéger, les intensifier et les rendre accessibles à tous, comment construire du silence dans des endroits bruyants, mais aussi qu’est-ce que le silence au juste? Parce que le bruit des voitures peut atteindre autant de décibels que celui d’une grande chute d’eau, mais l’un est alarmant et l’autre apporte la tranquillité » explique l’architecte, qui donne également cours à la KULeuven. Et de souligner que « les espaces publics étaient autrefois considérés comme des lieux d’échanges, mais aujourd’hui, on prend conscience qu’il s’agit aussi de partage et de rencontre, et que le silence et le calme peuvent en être un élément ». Avec tous les défis qu’il représente pour celles et ceux qui sont chargés de le mettre en place dans le brouhaha constant qui nous entoure.
Les sens en éveil
Comme l’expose poétiquement Pierre Hebbelinck, « le silence n’est pas quelque chose de brut mais bien une matière vivante qu’on retrouve en chacun d’entre nous ». Autrement dit, « sa qualité peut être nuancée selon les environnements matérialisés dans lesquels vous vous situez. Si vous êtes dans un bunker ou dans une église en bois, il n’y aura pas la même matérialité, ni le même accès au silence ni la même résonance en vous ». Ce qui ne veut pas dire que le silence est une question de matériau pour autant. « Peut-être que certains, comme la mousse ou des étoffes épaisses, peuvent être plus absorbants, mais il ne s’agit pas tant d’un travail sur les matériaux que sur la forme des murs et leur hauteur », explique Etienne Holoffe, qui s’est entouré des services d’un acousticien dans le développement de sa Chapelle du Silence. Le défi? « Etre dans un état de soustraction permanente. Le projet devait être réalisé avec un budget assez serré, ce qui conditionne forcément les moyens qu’on peut mettre en oeuvre et comment on exploite l’énergie disponible. On a tout mis en oeuvre pour que le projet reste sobre et brut dans sa matérialité, tout en parvenant à amener une qualité de confort thermique et respiratoire partout où c’était nécessaire et sans que cela ne soit visible. La gageure était que seuls les éléments acoustiques du projet se voient, ce qui a représenté énormément de travail pour que tout ce qu’on aperçoive soit uniquement dédié au son. »
Une approche qui remet en question celle avec laquelle on appréhende d’ordinaire les lieux qui nous entourent. « Quand on est plongés dans un projet où la qualité de l’écoute, ou plutôt du silence, est le vecteur premier, on réalise à quel point on est prisonnier de l’oeil et souvent inattentifs à ce qu’on entend, confie Etienne Holoffe. L’architecture a tendance à adopter une approche séductrice par l’image, avec une place secondaire accordée au son: bien sûr, il faut assurer un certain confort acoustique ainsi que le respect des normes en vigueur, mais souvent, la réflexion ne va pas plus loin que ça ». Logique, pour son confrère liégeois: « Cela fait plusieurs siècles qu’on observe que la vue est le sens le plus marchandable, tandis que l’ouïe est le sens sur lequel on commente le moins. Et pourtant, elle joue un rôle essentiel, car la dimension sonore est partie intégrante du travail de l’architecte, même quand elle n’est pas au coeur du projet. En architecture, on emprunte à l’infini du monde, par quelques murs, un espace appropriable pour une série d’activités humaines qui auraient du mal à se dérouler sans ça, avec un son extrêmement contrasté entre l’espace intérieur et extérieur. » Un contraste qui sert parfois à bien plus qu’à inviter au recueillement et à la détente, et joue un rôle thérapeutique pour les personnes qui l’occupent.
Paix intérieure
C’est le cas du Centre de recherche dédié au Trouble du Spectre de l’Autisme, lancé par l’équipe ACTE au sein des locaux de l’Université Libre de Bruxelles, dont l’ambition est d’aller au-delà d’un simple laboratoire de recherche sur l’autisme et de proposer des espaces où les personnes avec autisme et leurs familles peuvent évoluer en confiance. Pour sa réalisation, les architectes du bureau Central ont nourri leur réflexion de dialogues avec des parents et des adultes avec autisme ainsi que de la visite d’une série d’institutions spécialisées afin de créer un centre adapté aux spécificités des personnes qui sont sur le spectre. « Sur base de ces riches échanges et d’un dialogue régulier avec l’équipe de recherche, les architectes ont proposé une version affinée des plans et des choix de matériaux. Cette sélection était cruciale, au vu des spécificités sensorielles de l’autisme: nous avons été particulièrement attentif à la quantité d’information visuelle, au touché et à l’acoustique offerts par les matières retenues » explique-t-on chez ACTE, où l’on s’enorgueillit notamment de la zone d’accueil, « dont la conception a été entièrement orientée vers le bien-être des participants: deux salles d’attente sont prévues, l’une calme, l’autre plus dynamique, pour satisfaire autant les personnes en recherche de stimulation que celles qui peuvent se sentir agressées par trop d’informations sensorielles ».
Quand on est plongés dans un projet où la qualité de l’écoute, ou plutôt du silence, est le vecteur premier, on réalise à quel point on est prisonnier de l’oeil et souvent inattentifs à ce qu’on entend.’ Etienne Holoffe
Une agression qui n’est plus ressentie uniquement par les personnes autistes. « On vit dans un monde sursaturé d’images, ce qui lessive chaque jour l’information de la veille et en retire toute charge émotionnelle. C’est tellement violent que les espaces qui invitent au silence sont forcément appelés à se multiplier, parce qu’une telle saturation exige énormément des personnes qui la subissent, et qui vont être de plus en plus en demande de lieux de silence qui offrent la possibilité de se rassembler », assure Pierre Hebbelinck. Et l’architecte Tom Callebaut de surenchérir: « Notre société a beaucoup changé au cours des dernières décennies, mais nos besoins sont restés plus ou moins les mêmes. La sécularisation signifie que nous avons cessé d’aller à l’église, ce qui implique d’avoir perdu non seulement ces espaces, mais aussi les rituels et le langage qui les accompagnent. Aujourd’hui, nous devons les retrouver différemment. Le théâtre et l’art, mais aussi le design et l’architecture peuvent jouer un rôle à cet égard. Un bel exemple est la chapelle de l’Éveil, à Grand-Bigard. La chapelle classique a été dotée d’un intérieur en feutre blanc, ce qui en fait une sorte d’espace zéro. Sa finalité n’est pas fixe, mais l’intention de ce à quoi il peut servir l’est. Le principe fondateur de l’espace est que de grandes choses arrivent quand les gens se réunissent. Cette chapelle veut rendre cela plus facile. » « Il y a deux manières contrastées de vivre le silence », avance Pierre Hebbelinck, pour qui ces « deux grandes voies émotionnelles sont celles qui dit que le silence est insupportable et l’autre qui dit que le silence est une condition d’existence. L’architecture du silence ne tient pas tant à la morphologie de l’espace parce que le son n’a pas de recette immédiate, c’est quelque chose qui doit se construire, qui est de l’ordre du vivant ». Et qui vit actuellement une renaissance qui fait grand bruit.
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