Le grand écart
Chaque saison, en un mois intense de Fashion Weeks, la mode se met en scène. Sans être déconnectée du monde qui s’invite à sa table. Les soubresauts de la planète, les grands désespoirs et les jolis espoirs, la frénésie virtuelle et la paix intérieure y font intrusion avec violence, éclat ou grâce. Le printemps-été 23 devrait ressembler à ces grands écarts.
Juste après l’été, on avait ressenti comme des fourmis dans les jambes, il était temps de renouer avec la vraie vie. Les semaines des défilés à New York, Londres, Milan et Paris annonçaient la couleur: il serait question du printemps, de l’été, des retrouvailles, ce serait la fête. Mais voilà qu’Elizabeth II s’en alla au paradis des Majestés et éclipsa comme par enchantement la frénésie fashion. A commencer par le naked butt de Kim Kardashian, blonde pour l’occasion, sur fond de drapeau états-unien en couverture du magazine Interview. Ses fesses travaillées ne valaient soudain plus grand-chose au regard du deuil porté par les sujets de la reine et par d’autres aussi, pris dans l’étau émotionnel des funérailles nationales en mondovision. Et puisque la décence invitait au recueillement, Burberry et Raf Simons reportèrent leur show londonien.
Ce fut ensuite au tour de Milan, qui décida de mettre les petits plats dans les grands – était-ce pour mieux fermer les yeux sur les élections législatives et la victoire annoncée du parti postfasciste Fratelli d’Italia? Sur la place du Duomo, Moncler célébra donc ses 70 ans, avec 2 000 invités, tout public confondu, et 1 952 artistes et performeurs vêtus de blanc dans des tableaux orchestrés au millimètre près par la belge Villa Eugénie. Tandis qu’au stade Allianz Cloud Arena, Glenn Martens pour Diesel eut l’élégance d’inviter 1 600 étudiants de mode à se glisser dans une foule qui frôlait les 4 800 hôtes. Le créateur né à Bruges, formé à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, a toujours fait en sorte que la mode ne se vive pas en vase clos. Il sait l’importance du partage et de la transmission, l’avenir, on l’espère, lui donnera raison.
Paris écartelée
Paris reste l’épicentre de la planète mode. Parce qu’elle fut historiquement la première à se targuer d’être la capitale mondiale de la mode. Parce qu’elle compte 106 maisons inscrites au calendrier officiel. Parce qu’elle a pour elle de concentrer les désirs. Victoria Beckham y défilait donc pour la première fois, un accomplissement – de «femme de footballeur», elle s’est muée en «créatrice», cela a pris du temps, 14 ans, il lui fallait cet adoubement parisien pour oser enfin sourire. Tandis que Simon Porte Jacquemus réalisait l’un de ses rêves de gosse: au numéro 58 de l’avenue Montaigne, il a ouvert grand les portes de sa première boutique d’emblée prise d’assaut par sa «communauté» enchantée – il a ce talent de supprimer joyeusement toute frontière entre le virtuel et le réel, chapeau.
Car le virtuel vampirise désormais la planète fashion, pas toujours pour le meilleur. Prenez le buzz de Coperni via cette image devenue virale d’une Bella Hadid qui apparaît sur le podium vêtue d’un string, se cachant les seins presque pudiquement… Ne me dites pas que vous n’êtes pas tombé sur cette séance d’aérosol par l’inventeur du tissu Spray-on lui-même où l’Américaine enfin vêtue finit par défiler dans une robe digne d’un des pires Disney. Elle entre ainsi dans le panthéon des instants «culture pop», selon Launchmetrics, qui précise que «le post le plus percutant de Bella Hadid a généré 1 million de dollars le dimanche soir et plus de 2,8 millions de likes». Dans un autre registre, on n’attendra guère les chiffres de la honte, liés à la provocation de Ye, aka Kanye West, lors de son défilé happening, qui s’affiche d’entrée de jeu avec un tee-shirt sur lequel on peut lire: «White Lives Matter», le slogan cher aux suprémacistes blancs américains, plongeant ainsi les médias sociaux et l’IRL dans un maelström de virulence, de polémique et de dégoût.
Du rêve et de la beauté
La Fashion Week parisienne n’avait pas besoin de ça. D’autant que cela coince aux entournures, il suffit de regarder la Terre qui craque tout autour. La mode avait été si prompte à afficher les couleurs du drapeau ukrainien la saison dernière, elle passe aujourd’hui sous silence la résurgence du fascisme en Italie, les bombes en Ukraine et ailleurs, la menace nucléaire agitée comme un hochet, les Iraniennes qui tombent sous les balles et les coups des gardiens de la Révolution. «Femme, vie, liberté», leur slogan scandé dans les rues et sur les réseaux sociaux pourrait pourtant être un cri de ralliement. Même et surtout pour la planète fashion.
Elle ne fonctionne cependant pas en vase clos et elle s’émeut de ce qui nous entoure et se brise sous nos yeux, car après tout, les créateurs, les créatrices sont des êtres comme vous et moi. A chacun.e sa manière de réagir.
On peut dès lors décider d’offrir du rêve et de la beauté, nous en avons tant besoin. Ainsi, dans un décor de sable passant de l’ocre au rose aurore et au rouge cuit, Hermès invite au bivouac avec une garde-robe sensuelle déclinée dans la même élégante palette. Dans un univers de grotte baroque, de forêt enchantée façonnées par Eva Jospin, artiste de l’infiniment subtil, Dior et sa directrice artistique Maria Grazia Chiuri font référence à Catherine de Médicis, «femme puissante», tout en revisitant les crinolines et la dentelle avec ce talent très italien qui consiste à faire de la mode un art appliqué. Sur le parvis du Palais de Tokyo, au bord de sa fontaine, Rick Owens ose la poésie sous fumigène et l’hommage aux femmes fatales de Cecil B. De Mille. Dans la galerie qui mène au Grand Palais éphémère, entièrement tapissée de photos noir et blanc de Coco Chanel, de Delphine Seyrig dans L’Année dernière à Marienbad (Alain Renais, 1961) et de Kristen Stewart en héroïne de la Nouvelle Vague shootée par Inez & Vinoodh, la maison au deux C et sa créatrice Virginie Viard signent une collection mieux qu’intemporelle, une allure chère à Mademoiselle, à Karl Lagerfeld, à la rue Cambon.
Dans la foulée, on peut aussi oser l’optimisme tel Dries Van Noten, qui passe du noir aux couleurs qui crissent puis aux imprimés fleuris en apothéose. Et à l’autre bout du spectre, afficher une lucidité qui sent réellement la boue, comme chez Balenciaga, où le créateur Demna Gvasalia métaphore la contemporanéité telle qu’elle va mal et incite à faire l’amour pas la guerre. C’est bien de grand écart dont il est définitivement question.
Dites-le avec des fleurs
Partout, des cascades de fleurs. Sur les silhouettes de Dries Van Noten, en profusion élégante. Chez Loewe, où Jonathan Anderson signe une collection basée sur «la tension érotique et la précision de la fleur anthurium», aussi appelée langue de feu, nul besoin d’un dessin. Chez Louis Vuitton encore, où le plasticien français Philippe Parreno orna la cour du Palais du Louvre d’une «fleur-monstre» qui accueillait le show et les invités en son sein – la féminité était au cœur du sujet.
Famille, je vous aime
Il y a la famille d’origine, celle qui prolonge la lignée, volontairement, et celle que l’on se crée, par affinités sélectives. La mode a le chic pour les convoquer dans son sillage. Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci, interroge la gémellité, l’identité, la différence, la copie avec un défilé baptisé Twinsburg et un casting impressionnant de 68 paires de jumeaux/ jumelles. Victoria Feldman et Tomas Berzins fêtaient les 10 ans de leur label Victoria/Tomas, leur amour, leur petit garçon Rain et leur mère aimante, le tout mélangé sur le catwalk avec baisers, bébé et daronnes en total look. Pour le reste, au premier rang chez Stella McCartney, on a aperçu son père, le plus célèbre des guitaristes gauchers, et chez Victoria Beckham, son footballeur de mari et leur smala. «Il n’y a point de tableau plus charmant que celui de la famille», disait Jean-Jacques Rousseau.
Naomi, the return
Retour vers le futur. Les nineties sont décidément tendance et les super-models de ces années-là aussi, de Linda Evangelista à Carla Bruni en passant par Naomi Campbell. A 52 ans, le mannequin britannique foule les podiums en vétéran. On l’a vue ouvrir le défilé de Boss, fermer celui de Tod’s, se balader chez The Row et Burberry puis enfin chez Messika dûment diamantée. Naomagic.
Sunset body
«Cette collection n’est que plaisir», disent Ester Manas et Balthazar Delepierre. Celui qu’ils ont éprouvé en la créant. Celui qu’un vestiaire bien pensé procure quand il se fait seconde peau. On y trouve des froufrous et des volants façon Petite sirène. On reconnaît les fronces qui constituent les racines et l’identité de cette jeune maison basée à Bruxelles. Et l’on reconnaît aussi là l’engagement et l’entêtement de cette fine équipe qui parle à tous les corps, sans faux semblants, avec une justesse et un courage désarmants. «Everyone is welcome.»
Le bal des débutants
A nouvelle saison, nouveaux créateurs. Une Fashion Week est le moment parfait pour dépoussiérer les «belles endormies». En Italie, à Milan, Glenn Martens a fait des miracles pour Diesel en moins d’un an et en deux défilés. Chez Ferragamo, exit le nom du fondateur Salvatore, afin que le Britannique Maximilian Davis puisse renouveler le genre, tout en silhouettes rouges destinées à officialiser la cure de rajeunissement. Chez Etro, le Sicilien Marco De Vincenzo abandonne le bohème chic qui fit la réputation de la maison mais conserve cependant le jacquard et les cachemires. Chez Missoni, Filippo Grazioli, qui a fait ses armes chez Hermès et Givenchy, mise sur le sex-appeal nineties en enfonçant le clou. Chez Bally, depuis janvier 2022, Rhuigi Villaseñor, également fondateur de la marque Rhude, s’est vu confier «la tâche de continuer à faire évoluer la pertinence contemporaine de la marque» – il opte pour les paillettes et les franges, sa façon à lui de faire un reset et de célébrer du même coup le «luxe radical» d’une vénérable maison de 171 ans.
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