Manger show: quand gastronomie rime avec architecture et design
Un restaurant, ce n’est pas seulement quelques tables et des chaises. Aujourd’hui, les chefs, épaulés par des designers de talent, innovent, pour faire vivre à leurs hôtes une expérience culinaire totale. Et parfois phénoménale.
Assis sur un rooftop avec vue sur une prairie brabançonne, Antoine Pinto sirote un verre, en regardant les chevaux qui galopent sous le soleil de midi. Mobilier en bois, parasols géants… Tout donne ici l’impression d’être ailleurs qu’en ville, alors que le centre de Braine-l’Alleud est à deux pas. Et c’est ce qu’à voulu le designer belge pour cet établissement, intitulé en toute logique « Toit« . Car pour chacun de ses projets, l’architecte d’intérieur, qui a notamment conçu le Belga Queen à Bruxelles mais aussi le légendaire Alcantara Café et le complexe Sud Lisboa, à Lisbonne, imagine une histoire. « Avant, on avait des chaises et une table, avec ou sans nappe, le décor, c’était secondaire. On ne pensait même pas à ça », se souvient-il. Aujourd’hui le concept ne se retrouve plus uniquement dans l’assiette mais aussi dans l’atmosphère: « On mange désormais d’abord avec les yeux, puis avec la bouche. Quand on arrive dans un endroit, il doit s’imposer à vous. Ensuite on s’installe à table, et là, on peut évaluer si le plat est bien présenté, s’il y a une maîtrise des cuissons, de la présentation et des assemblages de produits. »
Pour concevoir un tel lieu, chaque détail, de la façade à la typographie en passant par l’éclairage, la musique et le dressage des tables, doit être soigneusement choisi. « Je donne toujours cette image, poursuit le concepteur. Il faut regarder le secteur de l’horeca comme une orange découpée en quartiers. Pour que celle-ci roule bien, tous les morceaux doivent y être. Si l’un manque, ça ne roule plus. » Sandrine Devos, qui a notamment dessiné l’intérieur des Lettres Gourmandes, à Montignies-Saint-Christophe, dans un esprit japonisant, confirme cette approche: « Pour moi, il n’y a pas de hiérarchie entre les aspects esthétique, technique et fonctionnel. Un projet qui en jette mais qui, à côté de ça, n’est absolument pas fonctionnel n’est pas bon, selon moi. J’essaie de toujours rester dans le compromis. »
Antoine Pinto voit d’ailleurs dans cette recherche multifacettes une analogie avec celle des chefs pour qui il travaille. « Une assiette, c’est comme une composition musicale, illustre-t-il. Vous ne pouvez pas en faire une uniquement avec des cuivres parce que sinon, ça fera mal aux oreilles. Il faut aussi avoir le piano et les violons pour que cela devienne une symphonie. Une assiette, c’est un grand puzzle. » Et cette minutie qui permet de créer un plat gastronomique s’applique exactement de la même manière dans l’architecture d’un restaurant.
Une équipe en régie
Mais pourquoi les chefs en sont-il venus à vouloir mettre ainsi en scène leur talent culinaire? Une partie de la réponse se trouve dans le niveau d’exigence de la clientèle actuelle qui désire vivre l’expérience gourmande dans un cadre différent de son domicile. « L’objectif est avant tout d’attirer un public, souligne Bart Canini, directeur général de Creneau, un bureau de design spécialisé dans l’horeca, travaillant en Belgique mais aussi ailleurs, notamment à Dubai. S’il y a peu de différence entre plusieurs restaurants, l’atmosphère et l’émotion deviennent déterminantes. Le concept doit être fort et les détails au point. »
Les clients n’ont en effet jamais été aussi sélectifs, observe Dieter Vander Velpen, qui a équipé Mesa, le restaurant de Tomorrowland, mais aussi Stable (Edegem) et Nuance (Duffel): « Quand ils vont manger à l’extérieur, les gens veulent s’abstraire de leur réalité. Ils veulent être emportés par l’ambiance. Ça veut dire qu’on peut aller beaucoup plus loin dans ce genre de concept que dans l’aménagement d’une habitation. Il est impossible de vivre constamment dans une pièce sombre mais on peut très bien y passer une soirée conviviale. Rien ne doit détoner mais on peut combiner des éléments rock’n’roll avec de beaux verres et du marbre, par exemple. Les clients sont ouverts à tout et l’art peut apporter une touche supplémentaire. Pour Stable, nous avons entre autres demandé au jeune artiste belge Arno Declercq de concevoir un bar. Comme les convives viennent généralement plus d’une fois, il faut leur offrir des expériences variées, pour qu’ils continuent à faire des découvertes. »
Le restaurant devient dès lors un endroit pour, avant tout, se détendre et profiter. Sandrine Devos – à qui l’on doit également les intérieurs du Comptoir de l’Eau Vive (Profondeville) et des Gamines (Poix-Saint-Hubert) a un nom pour ce genre de concept: les « projets reset ». « Cela signifie que lorsqu’on entre dans un espace chargé d’atmosphère, cela permet de déconnecter totalement. » C’est pourquoi elle a conçu Lettres Gourmandes dans cette idée d’immersion totale. « Je suis partie de l’idée de calligraphie. Par exemple, quand on pénètre dans le salon, on voit des papiers orange fluo suspendus au plafond. J’essaie toujours que les éléments que j’imagine vivent en 3D. Je m’arrange entre autres pour que la matière qui se trouve au plafond redescende sur le mur. »
Le corollaire de ces attentes plus grandes du public, c’est que les chefs savent désormais davantage ce qu’ils veulent. « Avant, ils commandaient « un bel intérieur ». Maintenant, ils y ont déjà réfléchi, analyse Sven Meulemeester d’Inside, un autre studio du secteur. Convivial et chic ou au contraire brut et industriel: ils ont en tête un concept, basé sur le style de leur cuisine. Mais alors qu’avant, ces cuisiniers allaient voir dans les villes voisines ce que leurs concurrents avaient fait, ils viennent désormais avec des photos Instagram de New York ou Berlin. L’avantage, c’est qu’on ne doit pas être aussi prudent pour un restaurant que pour une maison, car il y a plus de chances qu’on change rapidement la déco. Le budget entre donc en ligne de compte. Les convives doivent vivre une expérience mémorable mais elle doit être rentable pour l’exploitant. »
Chefs sur scène
Ce travail de scénographie toujours plus étudié implique par ailleurs de revoir la place donnée au chef. Autrefois, c’est à peine si l’on savait à quoi il pouvait ressembler. Il (ou elle) travaillait porte fermée et passait en salle, de temps à autre, à la fin du repas, pour s’assurer que la clientèle était satisfaite. Mais peu à peu, la profession s’est médiatisée, avec l’émergence des émissions culinaires. Et désormais les maîtres des fourneaux assurent le show en public. Depuis une décennie, la cuisine ouverte est devenue un standard dans les restaurants.
Le Victor à Arlon, une table mise au point récemment par l’étoilé Clément Petitjean et son collaborateur Cédric Rensonnet, est un bel exemple de cette théâtralisation du travail du chef puisqu’un grand comptoir y offre une vue imprenable sur la préparation des plats. Cette disposition permet « d’accentuer le côté amical », souligne l’agence liégeoise Two Designers, qui a placé, face à cette cuisine ouverte, une longue table d’hôtes, « toujours dans l’idée du partage et de la convivialité ».
Antoine Pinto, lui aussi, a depuis très longtemps fait le pari de mettre en avant les gestes des cuisiniers pour animer l’endroit – en 1995 déjà, il initiait le concept, à l’époque plutôt révolutionnaire, pour Pasta Commedia, à Bruxelles. Au Sud Lisboa et chez Toit, on retrouve ce principe. Pour lui, « la cuisine ouverte permet aux clients d’être rassurés quant à la qualité du travail et des produits ».
En revanche, Anneke Crauwels de l’agence AnA Architecten – qui a assuré l’aménagement de la Vleeshalle à Malines – observe, elle, un revirement récent. « On ne referme pas tout, mais de plus en plus de chefs demandent plutôt une ouverture dans un mur qui permette de voir en partie seulement la cuisine. Peut-être veulent-ils en préserver un peu de mystère mais c’est aussi pratique. Une cuisine peut être bruyante et oeuvrer en public n’est pas simple, en heure de pointe », avance-t-elle.
Souvenirs du spectacle
Si de nombreux chefs se tournent donc vers un décorateur, d’autres se chargent eux-mêmes de cette mission. Il y a quelques années, Tim Van Den Heuvel et sa femme Pavan Baja ont ainsi lancé un food truck, Mission Masala, puis ouvert des enseignes à Anvers et Gand. Et ils ont imaginé eux-mêmes un concept fort. « Ma femme est née à Londres mais elle est d’origine indienne. Nous savions que nous allions exploiter ses origines. Il fallait qu’on sente l’ambiance des rues d’Inde en entrant. Un bon graphiste nous a épaulés, ainsi qu’un brillant peintre. Ensuite, ça a été un puzzle. Trouver les bons matériaux, les bonnes photos – que nous avons prises nous-mêmes en voyage ou trouvées sur Internet… Tout cela nous a pris de nombreuses heures. Nous avons tiré beaucoup de leçons de notre premier établissement et nous avons voulu nous surpasser dans le dernier. Le fait que le tigre qui orne nos murs est souvent apparu sur Instagram nous a certainement aidés. Récemment, à Gand, nous avons reçu un grand groupe de clients indiens qui a commencé à prendre des photos pour les envoyer chez eux. Donc, je pense que c’est réussi! »
Le côté instagrammable de ces lieux de bouche est un phénomène, lui, plus récent… Mais qui amplifie encore cette volonté d’en mettre plein la vue. « Certains clients souhaitent qu’on prévoie quelque chose qui puisse être posté, confirme Sven Demeulemeester. Les réseaux sociaux sont des canaux cruciaux de promotion mais pour cela, il faut que les photos passent bien. » Pour lui, les toilettes sont à cet égard la partie la plus importante d’un restaurant. « Tout le monde s’y rend. C’est une sorte de carte de visite. Pas seulement en matière d’hygiène mais aussi d’aura. On peut réfléchir à l’aménager de façon différente, jouer avec la lumière, les carrelages ou un beau lavabo. Nous y prévoyons quelque chose dont les gens peuvent parler quand ils retournent à table. »
Dieter Vander Velpen, lui aussi, apprécie les réseaux sociaux et y tire un profit propre. « Alors qu’avant, un photographe professionnel venait prendre dix beaux clichés d’un intérieur qu’on ne voyait ensuite plus jamais à moins d’y aller, on peut maintenant découvrir ce que les convives ont apprécié dans un projet car ils le postent. C’est une sorte de feed-back. Si les photos sont bonnes, je sais que les gens trouvent mon travail agréable. »
Sandrine Devos, par contre, n’est pas entièrement de cet avis. Pour elle, « même si on aime immortaliser les moments conviviaux entre amis ou en famille, il est parfois nécessaire de mettre son smartphone dans une boîte (par exemple au milieu de la table) afin de profiter pleinement du moment présent. D’où l’intérêt de créer un concept fort qui permet non seulement d’identifier directement le lieu où l’on se trouve, mais ensuite de faire parler de celui-ci, plus tard, sur le Web ».
La suite du programme
Reste à se demander si les restaurants de demain poursuivront sur cette route spectaculaire. Pour Bart Canini, l’avenir sera davantage tourné vers le côté durable: « Les convives veulent que cet aspect se reflète dans ce qu’ils mangent. Les établissements et les menus végétariens se multiplient. On voit également de plus en plus de vraies plantes dans les intérieurs de l’horeca », observe-t-il. « Je crois que le besoin de nature est de plus en plus marqué parce qu’on est allés trop loin dans la consommation, réagit Sandrine Devos qui, pour Les Gamines, au coeur des Ardennes, s’est basée sur un concept « full nature » avec notamment un intérieur boisé. On a mis trop de plastique et on se rend compte que ça ne marche pas car on est moins bien physiquement dans ces lieux, contrairement à ce que génèrent des matériaux naturels. »
Antoine Pinto est sur la même longueur d’ondes: « Aujourd’hui, ce qui va attirer le monde, ce sont les choses beaucoup plus naturelles, mais qualitatives. L’idée, pour Toit, m’est tout de suite venue d’utiliser des matériaux naturels, nobles sans sophistication. Il faut que les choses vivent d’elles-mêmes et que les matériaux soient comme nous. Ça vieillit, ça prend de la matière, et ça devient beau autrement. La beauté se perçoit dans la philosophie qu’on trouve à l’intérieur et non dans la jeunesse. Chez Toit, par exemple, vous êtes près du ciel, près de la nature, vous avez une vue débordante avec une ligne d’horizon lointaine. Le fait d’être à l’air libre et d’être sur un toit, c’est un sentiment de domination et de liberté, c’est un peu plus proche des oiseaux et du ciel. » Un appel poétique à déguster l’instant, avant d’attaquer l’assiette.
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