Dans les laboratoires du chimiste allemand Symrise, l’odeur d’agrumes imprègne les blouses d’une poignée de futurs « nez » formés à créer des parfums de lessive ou de shampoing dont la complexité n’a rien à envier aux plus luxueuses fragrances.
Ces héros méconnus du « linge qui sent bon » influencent les émotions de millions de consommateurs pour lesquelles l’odeur d’un article est souvent un critère d’achat déterminant. Un savoir-faire qui s’apprend dans l’école de parfumerie intégrée à la multinationale Symrise, l’un des cinq plus gros fabricants mondiaux de fragrances et d’arômes pour produits ménagers, corporels ou alimentaires.
Mise en route: humer à l’aveugle
Au siège de l’entreprise à Holzminden, près de Hanovre (centre), chaque matin donne lieu au même exercice: reconnaître à l’aveugle une douzaine de senteurs parmi des dizaines de flacons étiquetés de matières premières – calone, aldéhyde, rose et autres muscs synthétiques. « C’est comme accorder un instrument de musique avant de jouer », sourit Alicia De Benito Cassado, espagnole de 32 ans, ancienne pianiste professionnelle reconvertie dans les études de parfumerie. « Une odeur désagréable aide aussi à se découvrir », explique-t-elle. Adolescente, elle composait des parfums fantaisistes pour les accorder à ses propres poèmes et morceaux de musique. Aujourd’hui, ce qui compte pour elle est de « créer des senteurs fortes, belles, puissantes – et abordables » pour les clients, résume-t-elle.
Un bon « nez » doit reconnaître au moins 500 senteurs
La complexité du métier surprend, justifiant une formation de trois ans: l’odeur d’un assouplissant peut comprendre « jusqu’à 80 ingrédients, bien plus qu’un parfum corporel de luxe », souligne Attiya Setai, étudiante sud-africaine de 27 ans. Un bon « nez » devrait pouvoir reconnaître plus d’un millier de senteurs à l’aveugle, « mais connaître environ 500 matières par cœur suffit pour la majorité du travail quotidien », explique Shangyun Lyu, étudiant chinois de 31 ans. Enfant, il assimilait la senteur envoûtante du jasmin à une jolie fleur. Aujourd’hui, il dit « reconnaître les molécules chimiques qui en forment le parfum. »
Certaines senteurs peuvent sembler démodées, mais on peut toujours les réinventer.
Peser au milligramme près, mélanger, sentir, recommencer… Les étudiants ont reproduit des formules de produits existants pour comprendre leur structure et aller plus loin: « Il y a une vérité dans le cœur de chaque parfum, mais aussi de l’innovation à apporter », explique Alicia. Elle cite des matières comme l’œillet ou la rose qui « peuvent sembler démodées, mais qu’on peut toujours réinventer. »
Créer oui, mais avec quelques contraintes
Dans leur élans créatifs, les « nez » doivent composer avec la réglementation: « il faut souvent remplacer des ingrédients interdits par de nouvelles molécules plus durables », explique Attiya. Par exemple, le lilial, prisé pour ses notes de muguet mais reconnu comme allergène cutané, est interdit depuis 2022 dans l’Union européenne.
Chaque culture ses habitudes
Autre enjeu, les parfums des produits ménagers et cosmétiques doivent coller aux goûts de chaque marché: « quelque chose de vieillot quelque part peut sembler nouveau ailleurs », constate Shangyun. En Chine, un shampoing inspiré du parfum Coco Mademoiselle, de Chanel, et enrichi en patchouli a séduit une jeune clientèle, alors que ce style paraît daté en Europe.
L’environnement joue aussi un rôle important dans le développement des parfums industriels. Symrise se sert des résines de bois non utilisées par l’industrie papetière pour en extraire des matières premières aromatiques, un choix « à la fois économiquement et écologiquement judicieux », affirme le maître parfumeur, Marc vom Ende, 56 ans, qui encadre les jeunes recrues.
Parfumeur, un métier loin d’être individuel
Au-delà des matières premières, le métier de parfumeur est avant tout un travail d’équipe: « il est crucial que plusieurs personnes sentent un parfum, car chacun le perçoit différemment ». A cet égard, « former ces esprits créatifs, chacun ayant sa propre idée, n’est pas toujours simple! », explique-t-il. Pour les accompagner, l’intelligence artificielle entre désormais en jeu, aidant à prédire quelles fragrances pourraient rencontrer le succès. Mais « à la fin, le nez aura toujours le dernier mot », assure M. vom Ende.
L’IA prédit le succès de certaines fragrances, mais à la fin, le nez aura toujours le dernier mot.
Les apprentis, cinq pour la promotion qui vient d’achever sa formation, vont s’envoler pour mettre leur « nez » au service du groupe, implanté à l’international: Alicia à Mexico, Attiya à Sao Polo et Shangyun au New Jersey.
Le métier reste rare: environ 500 parfumeurs exercent dans le secteur, dont 80 chez Symrise, qui compte 13.000 salariés et commercialise 30.000 produits: pour moitié des parfums fins et industriels, pour moitié des arômes alimentaires, le second pilier du groupe.