Dimorestudio, décorateurs d’intérieur maximaliste: un duo en or

Britt Moran (à gauche) et Emiliano Salci. © SDP / STEFANO GALUZZI
Wim Denolf Journaliste Knack Weekend

Emiliano Salci et Britt Moran sont les précurseurs de la décoration d’intérieur avec leur Dimorestudio, basé à Milan, et leur maximalisme éclectique. Vingt ans après la création de leur agence, le duo italo-américain prend le temps de faire le bilan, mais se tourne aussi vers l’avenir.

Lorsque des amis communs font se rencontrer Emiliano Salci, ancien directeur artistique de Cappellini, et Britt Moran, Américain échoué en Italie, peu après le tournant du siècle, le minimalisme qui a dominé la déco pendant des années montre des signes de fatigue. Les deux hommes décident de créer en 2003 Dimorestudio et tourne dès lors le dos aux intérieurs épurés. Dans leurs aménagements, design vintage et trouvailles du monde entier côtoient des pièces contemporaines, des couleurs vives, un mélange parfois improbable de motifs, de matériaux et de formes. Les deux comparses jonglent avec les époques et les styles dans des compositions somptueuses, presque cinématographiques.

En 2019, au Salon du meuble de Milan, Dimorestudio présentait cette salle à manger aménagée de pièces issues des archives de Gabriella Crespi et de la Dimoregallery.
En 2019, au Salon du meuble de Milan, Dimorestudio présentait cette salle à manger aménagée de pièces issues des archives de Gabriella Crespi et de la Dimoregallery. © SDP / ANDREA FERRARII

Au départ, le duo travaille principalement sur des projets résidentiels dans des villes comme Milan, Paris et Londres. Mais avec l’ouverture en 2013 de Ceresio 7, le restaurant rooftop du siège milanais de Dsquared2, le studio devient une véritable centrale de quarante employés. Et les projets se multiplient, avec entre autres des installations de boutiques pour Dior, Hermès, Fendi, Pomellato ou encore Aesop, mais aussi des réalisations pour l’industrie hôtelière et de grands noms tels que Ian Schrager et Thierry Costes. Le tandem développe aussi sa collection de design via Dimoremilano.

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Pionniers de la superposition

Aujourd’hui, ces deux jeunes quinquagénaires sont surtout considérés comme les pionniers de la superposition et du maximalisme, un courant qui prévaut désormais dans le monde de l’architecture d’intérieur. Au Salon du meuble de Milan, ils sont de véritables stars, et leurs présentations provoquent de longues files d’attente. Le secret d’un tel succès? «Peut-être nous distinguons-nous par notre vision des choses plus large?, répond Emiliano Salci quand nous les rencontrons dans leur bureau situé près de la gare de Milano Centrale. Nous nous inspirons de l’art et du design du monde entier, mais aussi d’objets provenant de pays lointains, de la mode et du cinéma.»

Dressing au Palazzo Privé de Fendi à Rome, une résidence de luxe pour les clients et amis de la maison de couture.
Dressing au Palazzo Privé de Fendi à Rome, une résidence de luxe pour les clients et amis de la maison de couture. © PHOTOS: SDP / ANDREA FERRARII

Vous vous étiez à peine rencontrés que vous travailliez déjà ensemble. D’où est venu ce déclic?

Britt Moran: Nous nous complétons. Emiliano est beaucoup plus artistique et créatif que moi, alors que je suis plus pragmatique. Ses goûts sont également plus contemporains et modernes, tandis que mes passions sont les époques grecque, romaine et byzantine. Ces sociétés n’avaient peut-être pas la technologie dont nous disposons, mais elles ont créé leur propre esthétique, qui perdure encore. C’est fascinant.

Emiliano Salci: Nous sommes très différents, Dieu merci (rires). Nos origines, notre façon de nous habiller et de penser: nous sommes opposés à bien des égards. Mais le courant est tout de suite passé, et nous nous sommes trouvé des points communs, comme l’amour de la cuisine toscane. L’avantage de réunir deux personnalités, c’est que l’on se confronte sans cesse à des points de vue différents. Même après une discussion compliquée, nous avons toujours le sentiment d’avoir appris quelque chose. Peut-être est-ce là notre secret? Alors que d’autres doivent se contenter de leurs propres style et idées, nous nous contaminons et nous nous enrichissons mutuellement de nos différences.

Une installation présentée au Salon du meuble en 2018 menait les visiteurs à travers un couloir habillé notamment de mousse et d’un tapis floral.
Une installation présentée au Salon du meuble en 2018 menait les visiteurs à travers un couloir habillé notamment de mousse et d’un tapis floral. © PHOTOS: SDP / ANDREA FERRARII

Vous répartissez-vous clairement les tâches?

E.S.: Malheureusement, oui. Nos projets ont tellement gagné en importance que je m’occupe désormais de la direction créative et Britt de la gestion et des contacts avec les clients et la presse. Nous nous aidons, nous nous conseillons et nous discutons de tout, mais il m’arrive de regretter l’époque où nous travaillions vraiment côte à côte.

B.M.: Cela dit, nous sommes toujours là l’un pour l’autre. Quand je pense aux confrères qui doivent prendre toutes les décisions seuls… Notre quotidien est bien plus amusant.

E.S.: Dimorestudio ne serait jamais ce qu’il est aujourd’hui si nous n’avions pas été deux. Tous les intérieurs que nous aménageons, notre collection d’ameublement, nos installations dans les salons, les collabs avec des marques de design et de mode – personne n’est capable de gérer tout ça seul.

D’où vient votre intérêt pour le design et la déco?

E.S.: Mon père avait un magasin de design à Arezzo. L’offre ne me plaisait pas du tout, mais je l’ai accompagné au Salone del Mobile quand j’ai eu 13 ans. Vers 20 ans, j’ai commencé à m’occuper de la boutique, jusqu’à ce que Cappellini m’engage comme directeur artistique. Mais je n’ai jamais vraiment aimé le design. Je me suis intéressé tôt à l’étude de l’art à travers Piero della Francesca, Cimabue et Giorgio Vasari – tous de la région. J’aimais la mode et les décors de cinéma, et à 12 ans j’étais fasciné par Irving Penn sans savoir qui il était. J’aimais tout simplement la beauté en général.

B.M.: Mes parents m’emmenaient souvent dans des ventes aux enchères d’antiquités et des marchés aux puces lorsque j’étais enfant, et mon père dirigeait une entreprise de revêtement de sol en Caroline du Nord. J’ai étudié la biologie et les langues classiques, mais je crois que j’avais ça dans le sang. Dans notre métier de décorateurs et de créateurs d’ambiance, c’est l’essentiel. Notre travail vient en effet de l’intérieur, car nous nous inspirons de tout ce qui nous touche lorsque nous nous promenons, voyageons, lisons des livres et visitons des marchés et des expositions. Notre esthétique coïncide avec nos préférences et nos goûts.

Les Italiens ont un sens inné de l’esthétique

Emiliano vient d’un pays où la tradition du design est bien plus importante que dans le vôtre…

B.M.: Les Italiens ont un sens inné de l’esthétique, c’est vrai. Mais je vis à Milan depuis trente ans, je suis arrivé pour un congé sabbatique à 20 ans et je ne suis jamais reparti. Depuis, je vis entouré de beauté et de design. Je n’ai donc jamais été jaloux d’Emiliano.

E.S.: Quand je pense aux Etats-Unis, me viennent immédiatement à l’esprit le mouvement esthétique de la fin du XIXe siècle, l’Art déco à Los Angeles et à New York et des architectes comme Richard Neutra, Ludwig Mies van der Rohe et Frank Lloyd Wright. La culture du design américaine est donc loin d’être pauvre. Pour ce qui est de l’Italie, Milan a fait figure de pionnier avec Piero Portaluppi, Gio Ponti et d’autres, mais le reste du pays s’est montré beaucoup moins ouvert aux influences extérieures que New York ou Paris.

Vous soulignez votre respect pour l’histoire du design, mais votre marque de fabrique est d’y apporter une touche de modernité. Comment concilier ces deux univers?

E.S.: Je déteste que l’on copie le travail d’autrui sans effort ni respect. La dernière chose que nous voulons, c’est copier le passé. Nous aimons utiliser des pièces originales de designers comme Gio Ponti, Charlotte Perriand et Carlo Scarpa dans nos intérieurs, mais il s’agit toujours d’une réinterprétation d’une époque, et non d’une reproduction fidèle. Pour moi, la beauté du modernisme contemporain réside précisément dans le fait que nous pouvons puiser dans l’ensemble de l’histoire et combiner différentes sources d’inspiration.

B.M.: Un intérieur, c’est avant tout une atmosphère. Nous plongeons les gens dans l’esprit d’une certaine époque, mais nous leur montrons quelque chose de contemporain par l’utilisation des couleurs, des matériaux et d’éléments anciens et nouveaux. C’est aussi la force d’Emiliano: il a une telle connaissance de l’histoire du design qu’il sait ce qui a déjà été fait, et en même temps, il parvient toujours à analyser le passé et à le rendre contemporain.

Nous sauvons le passé de l’oubli

E.S.: Il ne faut pas non plus oublier qu’à côté de grands noms comme Ponti, il y a énormément de grands projets qui ne reçoivent guère d’attention. Nous sauvons le passé de l’oubli en lui donnant une nouvelle vie et, en même temps, nous faisons une bonne chose sur le plan écologique en économisant les matériaux et les processus de production.

En 2018, vous avez proposé une édition limitée pour laquelle vous avez entièrement retravaillé des pièces de la fin du XIXe siècle. Quel est votre lien avec l’upcycling?

E.S.: Ce n’est certainement pas l’essentiel de notre travail. Nous réutilisons des pièces historiques dans nos projets et réparons par exemple les revêtements si nécessaire, mais sinon nous les laissons intacts autant que possible.

B.M.: Nous jouons sur la valeur de l’objet en lui-même: il s’agit de préserver le savoir-faire exceptionnel qu’il renferme ainsi que les techniques et les matériaux, souvent tombés en désuétude, qui ont servi à sa fabrication. Heureusement, ici à Milan et ailleurs en Italie, nous disposons de tout un réseau d’artisans auxquels nous pouvons faire appel et qui partagent notre amour et notre intérêt pour le passé. L’Italie est par définition un pays où l’on résout les problèmes. Ici, personne ne dit jamais que quelque chose est impossible.

Lorsque vous aménagez un intérieur, vous aimez préserver la patine des lieux. Vos clients vous suivent-ils facilement dans vos idées?

E.S.: Notre esthétique est tellement reconnaissable que nos clients savent à quoi s’attendre. Les personnes qui souhaitent rénover un palazzo historique et gommer ses caractéristiques ne s’adressent pas à nous. Nos clients souhaitent évidemment bénéficier du confort moderne, comme l’air conditionné. Mais ils veulent aussi préserver l’histoire de l’endroit.

B.M.: Avec les maisons de mode et de luxe, le problème est surtout que certaines imposent un concept et veulent ouvrir des boutiques identiques dans le monde entier. Dans ce cas, notre identité et notre approche fortes ne conviennent pas, car nous partons toujours du lieu en lui-même et créons ensuite un intérieur en fonction de celui-ci.

E.S.: Le paysage évolue. La mondialisation et la standardisation vont perdurer, mais en même temps, un mouvement presque élitiste qui s’en détourne et adopte des intérieurs uniques et distinctifs s’impose. Non seulement pour souligner son pouvoir d’achat, mais aussi son statut culturel.

A ce propos, la mode est-elle toujours un «moteur de changement», comme vous le prétendiez?

B.M.: Les médias sociaux ont eu un impact considérable sur l’influence qu’a la mode. En grande partie parce que tout est immédiatement en ligne. Nous sommes constamment bombardés d’images et de produits, mais nous perdons ainsi une grande partie du contexte et de l’histoire qui les sous-tend.

E.S.: D’un point de vue créatif, la mode a perdu beaucoup de ses plumes. Par exemple, tout est désormais très axé sur les chiffres. Prenez les vêtements de sport, les baskets et les tee-shirts que toutes les maisons de couture fabriquent aujourd’hui. Certaines se sont beaucoup éloignées de leur histoire et de leur identité. Il y a aussi la question de la rapidité: une collection vient d’être présentée, et la suivante est déjà prête. Tout cela ronge la force culturelle qu’avait autrefois la mode. Mais je crains que le design ne soit pas mieux loti. La véritable innovation se fait rare.

Ce qui compte c’est l’émotion

Détail du salon VIP de la boutique Dior à Dubai. Les vases à l’avant sont une création de Dimorestudio pour Dior Maison.
Détail du salon VIP de la boutique Dior à Dubai. Les vases à l’avant sont une création de Dimorestudio pour Dior Maison. © SDP / PAOLA PANSINII

Vous insistez sur le fait que vos intérieurs ne doivent pas susciter un effet de surprise. Mais qu’en est-il alors?

E.S.: Je tiens avant tout à ce que les gens se sentent à l’aise. Dans les maisons comme dans les boutiques et les établissements horeca, nous intégrons toujours un élément de convivialité pour que les gens se sentent les bienvenus.

B.M.: Bien sûr, utiliser des pièces historiques nous aide. Souvent, les gens les ont déjà vues, se souviennent du mode de vie de leurs parents ou grands-parents ou se remémorent leur enfance. Nous ne leur montrons jamais le passé tel qu’il était réellement, mais ces pièces reconnaissables leur permettent de s’identifier à un espace et de se sentir rassurés.

La sensualité est un autre mot qui revient souvent lorsque l’on évoque votre travail. Mais quelle en est la clé?

E.S.: La sensualité se compose de nombreux éléments, mais le plus sous-estimé reste la lumière. Lorsque je regarde les projets d’hôtels et de restaurants de nos concurrents, je suis souvent surpris par la dureté, la froideur et le manque de subtilité de la lumière. Nous choisissons soigneusement le type d’éclairage et la quantité de lumière à prévoir car de mauvais choix peuvent gâcher un espace, même magnifiquement aménagé.

En tant que collectionneurs passionnés de design, vous dirigez également la Dimoregallery, une vitrine pour les maîtres du XXe siècle tels que Gio Ponti, Jean Prouvé et Gabriella Crespi, ainsi que pour les créations contemporaines. Qu’est-ce qui vous pousse à acheter une pièce en particulier?

E.S.: Nous ne recherchons pas de pièces spécifiques pour répondre à un projet futur ou à des tendances. Tout ce qui compte, c’est qu’une création nous touche. Cela peut être parce qu’elle est très innovante, ou parce que ses proportions sont parfaites, mais nous pouvons aussi être séduits par des détails particuliers ou une belle finition. La décoration d’intérieur est toujours précédée d’une étude approfondie du lieu et de nombreuses recherches, mais lorsque nous achetons des pièces, nous nous laissons entièrement guider par notre intuition. Ce qui compte, c’est l’émotion.

dimorestudio.eu, dimoremilano.com, dimoregallery.com

En bref Dimorestudio

En 2003, le studio voit le jour à Milan.

En 2013, il aménage le restaurant Ceresio 7 à Milan.

La Dimoregallery ouvre en 2014. Et Dimoremilano, leur propre marque de meubles, de tissus et de décoration d’intérieur, est lancée en 2019.

En 2023 sont organisées une vente aux enchères de leurs créations chez Sotheby’s à Paris, ainsi qu’une présentation d’une installation et d’une collection pour Artemest à New York.

L’aménagement des intérieurs de l’hôtel Sircle Collection dans la Torre Velasca à Milan s’achèvera en 2024.

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