Les nouveaux ébénistes

Kaspar Hamacher dans son atelier © Arno Declercq

A l’aube des années 2020, les meubles et autres objets de la maison adoptent plus que jamais des formes sculpturales, comme un retour à l’essence des choses. Le bois se plie à la fantaisie des nouveaux designers-ébénistes qui dépoussièrent ce classique des arts décoratifs.

La sculptrice Ariele Alasko vit quelque part, au milieu des bois, avec son chien et son amoureux, sur la côte ouest des Etats-Unis. Son compte Instagram rassemble près de 400 000 followers. Chacune de ses ventes en ligne, fixées comme des rendez-vous, est un événement. Elle fabrique des armoires, des sculptures, des mobiles, des brosses… en érable ou en noyer, qui sont autant de prouesses techniques. Elle réussit même à créer des chaînes en bois ! Bien sûr, seule une poignée de ses fans peut s’offrir l’une de ses merveilles, mais elle nourrit l’inspiration de la communauté créative des quatre coins de la planète. Elle est l’une des pionnières du renouveau de l’ébénisterie, un genre balayé par la culture pop, les productions minimalistes des années 90 et le règne du contreplaqué.

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Choix noble

Mais désormais, dans les grandes villes notamment, l’objet taillé, gravé, poli acquiert de nouvelles lettres de noblesse. Les cuisines s’enrichissent de cuillères sculptées aux formes singulières et de planches en bois aux noeuds marqués. Les salons accueillent la pièce (meuble, vase ou oeuvre d’art) unique qui contribuera à leur donner une âme. Et les boutiques et galeries répondent à la demande en triant sur le volet les plus belles réalisations d’artisans et de designers. L’enseigne St. Vincents, à Anvers, accueille ainsi dans son espace les créations d’artistes ébénistes belges et étrangers. Henri Delbarre et Geraldine Jackman, les propriétaires de cette galerie-boutique dont la réputation dépasse nos frontières, préfèrent parler de choix :  » Nous ne pensons pas en termes de tendances. Notre sélection s’inscrit dans un style de vie valorisant les objets authentiques qui survivent à l’épreuve du temps « , expliquent-ils. Lors de l’ouverture de leur espace en 2015, on n’y trouvait d’ailleurs que des pièces vintage et d’artisans.  » Nous romantisons peut-être les choses, car nous connaissons le travail derrière ces objets, mais ces créations faites à la main avec patience et passion ont pour nous une beauté et une qualité incomparables avec celles de la production industrielle « , poursuivent-ils. Sont notamment passés par ici : Kaspar Hamacher (lire plus bas), Lukas Cober, Roos en Hinke, Edward Collinson… Des artisans dont les oeuvres aux formes brutalistes, organiques ou abstraites sont mises en scène avec un goût sûr qui fait de cette adresse l’un des points d’observation privilégiés de talents et de styles émergents en Europe.

Banc sculptural en chêne ciselé et brûlé de l'artiste-designer Kaspar Hamacher, pièce magistrale d'un projet de l'architecte Benoît Viaene.
Banc sculptural en chêne ciselé et brûlé de l’artiste-designer Kaspar Hamacher, pièce magistrale d’un projet de l’architecte Benoît Viaene.© Kaspar Hamacher

Pièces manifestes

Par ailleurs, le style wabi-sabi (venu du Japon et valorisant la beauté passée des choses), popularisé en Occident par l’architecte d’intérieur et antiquaire Axel Vervoordt, a contribué à la renaissance de l’ébénisterie ces dernières années. Notamment à l’intérêt pour le bois brûlé travaillé de main de maître par quelques designers belges dont Arno Declercq, qui expose cet automne une collection inspirée de l’architecture et des arts anciens à la galerie Garde, à Los Angeles. Pièce manifeste d’un aménagement ou objet d’art, un meuble ou une sculpture en bois personnalise, rehausse ou réchauffe celui-ci. Pour son nouvel espace The Audo, à Copenhague, la marque Menu a ainsi commandé à l’architecte mué en ébéniste autodidacte Nicholas Shurey (lire plus bas) des tables basses qui tiennent également lieu de sièges et de sculptures fonctionnelles. Celles-ci répondent au besoin tactile de notre époque épinglé précédemment par la designer britannique Ilse Crawford, lors du lancement de sa collection Touch pour le label bosnien Zanat. Et à un intérêt pour les biens durables porté par une nouvelle génération de makers audacieux.  » L’artisanat est devenu un mot un peu fourre-tout ces dernières années, mais je pense qu’on assiste actuellement à un retour aux objets bien pensés requérant des compétences pointues, note Nicholas Shurey. Cette notion va à contre-courant de la culture de consommation. J’espère que, compte tenu des menaces climatiques très réelles et de l’épuisement des ressources qui planent sur notre futur, la société pourra, du moins en partie, se tourner vers une économie artisanale « , conclut-il. Ces pièces durables, souvent de collection, issues d’une réflexion artistique, de plusieurs années de savoir-faire, d’un travail de longue haleine et de matières premières de qualité, sont le nouveau luxe de notre temps saturé d’images et d’infinies sollicitations.

Les nouveaux ébénistes
© Filip Van Roe

Kaspar Hamacher – Artisanat pure souche

Pour ce fils de garde forestier, le lien avec le bois s’est fait naturellement. Il passe son enfance dans une école Steiner qui lui fait travailler celui-ci dès son plus jeune âge. A 16 ans, il choisit une colonne de Constantin Brancusi comme sujet de fin d’études. Dans un style différent de celui du maître d’origine roumaine, les oeuvres de Kaspar Hamacher ont une forte présence. Son atelier, dans les cantons de l’Est, est proche de la forêt qui l’a vu grandir. Diplômé de l’Ecole des beaux-arts de Maastricht, il y imagine, sans esquisse préalable, dans une relation physique avec la matière, des meubles et des sculptures brutes.  » J’aime travailler sur d’énormes troncs avec des machines lourdes « , confie-t-il, privilégiant les techniques traditionnelles, comme celle du bois brûlé.

Ses pièces sculpturales sont essentiellement fonctionnelles, qu’il s’agisse d’un banc, d’une table ou d’une bibliothèque. Certaines, telle sa récente chaise en chêne brûlé Notre-Dame, sont également porteuses d’un message.  » Les humains brûlent leur culture et la nature « , résume celui qui préfère l’ombre de son atelier aux spots des galeries d’art. Les oeuvres brutes de ce designer-artiste-ébéniste de 38 ans ont notamment été mises en scène l’an dernier au Kanal-Centre Pompidou, à Bruxelles. Et l’homme des bois planche actuellement sur une expo en solo au Grand-Hornu, prévue pour 2021.

www.kasparhamacher.be

SÓHA
SÓHA© Fracas

Des noms à suivre

SÓHA – Beauté brute

Les tables, bancs, chaises et autres meubles néo-primitifs du studio SÓHA, fondé par l’artiste russe Denis Milovanov, misent sur l’héritage traditionnel de cette nation du Nord. La découpe des troncs de chêne à la scie électrique donne aux objets un relief très brut. Ceux-ci sont ensuite traités à l’huile de lin pour venir à bout de l’humidité et augmenter la résistance, ce qui leur donne une teinte allant du noisette au noir. Par les belles journées d’hiver, comme dans un tableau de Vermeer, la lumière vient se poser à la surface de ces meubles. La galerie en ligne Fracas distribue les créations de SÓHA en Belgique.

www.sohaconcept.com

Vonnegut/Kraft
Vonnegut/Kraft© Vonnegut/Kraft

Vonnegut/Kraft – Détail révélateur

Katrina Vonnegut et Brian Kraft font partie des makers de Brooklyn dont les créations à la lisière de l’art et de l’artisanat séduisent les décorateurs de Manhattan en quête de la pièce parfaite. Leurs meubles aux lignes contemporaines et intemporelles, produits en série limitée, dans des essences locales, sont l’un des piliers de la coopérative de designers Colony, à Tribeca. Leur démarche créative, qui passe par de multiples esquisses, accorde de l’importance aux détails, comme pour le daybed Crescent Lounge inspiré des appuie-tête de l’Egypte ancienne. Ou encore la table basse Mesa, dont les modules en érable arrondis permettent de fondre ce meuble brutaliste en douceur au décor. Vonnegut/Kraft est distribué par la galerie parisienne Triode en Europe.

vonnegutkraft.com

Lukas Cober
Lukas Cober© Studio cober

Lukas Cober – Poésie intrinsèque

Ce jeune artisan, né à Aix-la-Chapelle, a été l’assistant de l’artiste-designer Valentin Loellmann. Curieux de la beauté brute des choses, Lukas Cober s’intéresse de près au bois. Ses pièces minimalistes, produites depuis 2018 sous le nom éponyme de son studio, reflètent une poésie sensible. Les tables et bancs Kuro en chêne brûlé et ciré sont une sublime expression de son talent, exposé chez St. Vincents à Anvers.

www.lukascober.com

Nicholas Shurey
Nicholas Shurey© Ed Gumuchian

Nicholas Shurey – Oeuvres utiles

C’est l’une des nouvelles révélations venues de Scandinavie. Nicholas Shurey, architecte originaire de Grande-Bretagne, a travaillé pour Faye Toogood et Space Copenhagen. Au printemps 2018, après une année éprouvante, il part se ressourcer à la campagne. La ferme à laquelle il donne un coup de main a un petit atelier. Il y conçoit quelques céramiques et des sculptures. De retour à Copenhague, il décide de devenir sculpteur. Sa collaboration avec la marque Menu, qui remarque son travail sur Instagram, attire l’attention des médias qui réservent une place de choix à ses oeuvres aux courbes organiques et charnelles. Ses tables d’appoint sculpturales, qui se font également sièges, encouragent la rencontre entre art et fonction.

nicholasshurey.com

Edward Collinson
Edward Collinson© Simon Bevan

Edward Collinson – Création moderne

A 7 ans, il construit sa première cabane. S’il se dirige ensuite vers la peinture, l’amour du bois ne cesse d’habiter le Londonien Edward Collinson qui, en 2015, ouvre un studio où il conçoit des meubles inspirés de son enfance dans la campagne du Yorkshire. Le designer-ébéniste croise formes modernes et techniques traditionnelles, comme pour sa chaise à dossier bas, une réinterprétation d’un siège anglais tourné à la main. Son travail est aussi visible à la boutique anversoise St. Vincents.

edwardcollinson.co.uk

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