Fondatrice de Marbled Salts, une ligne de mobilier et d’objets en sel marin, Roxane Lahidji développe depuis 2017 une matière sculptée et moulée qui, tout en étant issue de ce minéral recyclable, imite l’apparence du marbre ou de l’onyx. Son travail a déjà rejoint les collections du Design Museum de Gand, du CID Grand-Hornu et du Musée des Arts décoratifs de Paris.
Elle s’expose aujourd’hui pour la première fois à Bruxelles, à la galerie Augusta, et on en a profité pour s’entretenir avec elle de sujets aussi variés que la peur, la valeur et les réseaux sociaux.
Le sel est une matière vivante qui incarne la transformation permanente
Toujours en réaction avec son environnement, il s’altère sous nos yeux, absorbant l’humidité, se dissolvant pour mieux se cristalliser. Cette réversibilité m’a toujours fascinée, comme une forme d’alchimie visible, qui transforme une poudre banale en objet solide. Héritier d’une longue histoire, à la fois spirituelle et économique – il était jadis considéré comme de l’or blanc – le sel reste une matière ambivalente, fragile et puissante. En le travaillant, j’ai découvert qu’il pouvait enseigner la patience, l’endurance et la résilience
La peur est l’obstacle le plus stérile à la création
C’est elle qui paralyse, bien plus que l’échec ou la souffrance. À l’école, on m’a appris des techniques, mais rarement comment affronter ces blocages intimes. Très tôt pourtant, j’ai compris la leçon. J’avais 7 ans, une dent branlante et un pull Mulan tricoté par ma grand-mère (NDLR: Mulan, l’héroïne de Disney qui se déguise en homme pour partir à la guerre et sauver son père). Devant le miroir, j’ai enfilé ce vêtement comme une armure et j’ai arraché la dent d’un geste. Ça a été une révélation: dépasser la peur rend tout possible. Depuis, je sais que la création exige de surpasser ses craintes plutôt que de les nourrir
Les réseaux sociaux recèlent un potentiel démocratique
Bien sûr, ils ont leurs travers, mais ils ouvrent un espace inédit où chacun peut s’exprimer et diffuser des idées à grande vitesse. J’y vois une répartition plus horizontale des pouvoirs, un outil qui rend plus difficile de cacher certaines réalités. En quelques heures, des milliers de personnes peuvent se mobiliser autour d’un projet ou d’une cause. Cette instantanéité peut inquiéter mais elle permet aussi d’inventer de nouveaux récits, souvent plus vivants et plus surprenants que ceux proposés par les canaux traditionnels comme la télévision
La notion de la valeur doit être déconstruite
Le sel en est l’exemple parfait: autrefois précieux au point d’être taxé, il ne vaut presque plus rien, alors qu’il s’agit de la même substance. Utiliser cette ressource pour imiter le marbre ou l’onyx, c’est rappeler que la valeur est relative, qu’elle dépend d’un contexte socio-culturel. À Carrare, les montagnes exploitées jusqu’à la mutilation disent à quel point le désir de luxe peut détruire un paysage. Le sel, lui, se régénère indéfiniment: il appartient au cycle de l’eau, et cette circularité offre une autre vision du temps et des ressources. Je suis aujourd’hui la seule à travailler cette matière en moulant et en pigmentant la masse pour obtenir une surface qui rivalise avec les pierres les plus convoitées
Bruxelles est un mélange fertile entre Eindhoven et Paris
Après avoir quitté la capitale française pour Strasbourg puis Eindhoven, j’ai trouvé à Bruxelles un équilibre inattendu. On y retrouve la rigueur pragmatique et l’expérimentation propres aux Pays-Bas, combinées à la culture francophone et à la richesse historique de Paris. À Zaventem Ateliers, j’ai découvert une communauté créative où artisans et designers échangent dans une ancienne friche industrielle transformée en laboratoire. C’est un lieu qui me permet d’être proche de la France, sans y retourner complètement, et de continuer à m’ancrer dans un environnement stimulant
La tradition iranienne de la sagesse est un passeport pour la vie
Même sans y avoir grandi, j’ai reçu de mon père un legs iranien fait de poésie et de philosophie. Le Cantique des Oiseaux, que l’on me lisait enfant, m’a transmis l’idée qu’il existe une quête intérieure, plus exigeante que toute réussite extérieure. S’y ajoutent Rumi (NDLR: un poète et théologien du XIIIe siècle) et d’autres voix qui parlent d’intégrité. Cet héritage nourrit mon besoin d’authenticité et de justesse, aussi bien dans le quotidien que dans mon travail de designer.
Il n’y a rien de plus libérateur que la beauté pour l’esprit
Je ne comprends pas que l’on ait fait notre environnement aussi moche. Face à la pesanteur du quotidien et à la laideur qui nous entoure, la beauté reste un refuge. Des univers comme ceux d’Iris van Herpen, de Tokujin Yoshioka ou de Tim Burton m’attirent précisément pour cela: ils réintroduisent de la magie et de l’imaginaire dans un monde trop souvent dominé par l’optimisation et la rationalisation. Le modernisme me fusille.
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