Philippe Starck se confie sur sa neurodivergence, la créativité et son rapport à la famille
Né à Paris, Philippe Starck est le créateur le plus connu et polyvalent de sa génération. Son terrain de jeu s’étend de l’architecture à la décoration d’intérieur et au design, en passant par les yachts, les brosses à dents ou encore l’alimentation. A l’occasion du 160e anniversaire de Perrier, il vient ainsi de redessiner l’iconique bouteille verte d’eau gazeuse.
Toujours en mouvement, jamais à court d’idées, Philippe Starck nous a accordé un entretien vérité où aucun sujet n’était tabou. Portrait d’un créatif en réinvention constante.
Sur la neurodivergence
Enfant, je ne comprenais rien au monde. Aujourd’hui, je sais que je suis neurodivergent et que je souffre d’une forme légère d’Asperger, mais à l’époque, j’étais si malheureux que je préférais rester seul, loin de tout et de tous. Mon imaginaire m’a sauvé durant cette période de solitude, mais c’est mon père, ingénieur en aéronautique, qui m’a servi de modèle professionnel. Certes, c’est à l’imagination qu’on doit les avions, mais c’est grâce à la rigueur qu’on les maintient dans les airs.
Sur ses débuts
Quand on menace de se noyer dans l’océan, on nage, peu importe la direction. Comme tout était si difficile pour moi quand j’étais jeune, je n’ai jamais vraiment envisagé mon avenir ou le genre de vie que je voulais mener, et je n’avais aucune ambition. Je ne suis qu’un survivant qui a fait ce qu’il a pu, c’est-à-dire prendre un crayon et dessiner. Je n’imaginais pas qu’il me serait possible de décider de la direction que prendrait ma vie.
Sur les revers
L’adversité peut aiguiser les idées. Durant les vingt premières années de ma carrière, j’ai eu du mal à joindre les deux bouts. En France, les designers étaient alors rares, et ailleurs, tout était aux mains de quelques grands noms italiens. Mais ces débuts difficiles n’ont fait que renforcer la qualité de mon travail, car je devais faire mes preuves. Aujourd’hui, certains aiment mes créations, et d’autres non. Cependant, personne ne peut dire qu’elles ne sont pas de qualité.
Sur la raison d’être du design
Ce qui importe, ce ne sont pas mes créations en tant que telles mais ce qu’elles apportent aux autres. Quels avantages procurent-elles et quelles expériences rendent-elles possibles? Là réside le devoir d’un créateur. Ce n’est pas dans la création de la beauté, car le beau ne m’intéresse pas, mais en ce qui rend la vie meilleure. Cela me touche beaucoup lorsque des personnes me remercient car ils ont rencontré l’amour de leur vie dans un des hôtels que j’ai imaginés. A ce moment-là, je considère avoir bien fait mon travail.
Sur la tristesse
La tristesse est un obstacle à la création. Les musiciens, les écrivains et les artistes peuvent traduire leur douleur en un chef-d’œuvre, mais dans mon métier, il faut avoir la tête libre et tranquille. En ce sens, ma neurodivergence est parfois un avantage, car ma vie privée et ma vie professionnelle semblent souvent être des mondes parallèles, avec une couche de silicone entre les deux qui les empêche de fusionner. Même aux moments les plus douloureux de ma vie, il n’y a pas un matin où je n’ai pas trouvé le courage de m’atteler à mon travail.
Sur le futur
Il sommeille en tout homme un génie extraordinaire et un grand enfant. Nous sommes capables des choses les plus incroyables, mais nous trouvons nos inventions si fascinantes et amusantes que nous fermons souvent les yeux sur les problèmes qu’elles peuvent engendrer, voire nous pensons que notre génie peut les corriger, les réparer. Pourtant nous mettons tellement de temps à le faire que les dégâts sont irréparables. Mon côté optimiste me rappelle que l’humanité existe encore, et que quelque part, nous avons donc dû faire plus de bien que de mal. Mais ma connaissance de l’Histoire me dit que nous nous trouvons au même point fatidique que les civilisations précédentes juste avant qu’elles ne disparaissent. Si nous arrivons à piloter un navire instable, nous serons sauvés. Si nous n’y arrivons pas, nous disparaîtrons assez vite.
Sur ce qui l’anime
Ma seule drogue dans la vie est de trouver des solutions. Me confronter à une feuille blanche et formuler une réponse à une question ou à un problème qui se présente. Plus le défi est grand, plus je m’amuse. «Difficile» est un mot que je refuse d’utiliser. Quelque chose est possible ou totalement impossible, mais trouver quelque chose de difficile, c’est être paresseux ou ne pas faire assez d’efforts.
Sur la famille
Vivre au service de la créativité laisse peu de place aux autres. Pour mes enfants, je suis une sorte de père fantôme – même quand je ne voyage pas, j’ai l’esprit ailleurs. Je veille à ce qu’ils ne manquent de rien, mais je ne suis pas celui qui les aide à faire leurs devoirs ou qui leur donne des conseils au quotidien, car à cause de ma neurodivergence, cela ne me vient pas facilement. Cependant mes enfants voient tous les jours les valeurs que je défends, les projets que je crée, les combats que je mène – et ceux que je ne veux pas mener d’ailleurs. Aussi, à travers mon travail, j’espère leur transmettre ma vision et mes engagements.
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