Dopé par l’effet Björk à Cannes, le tandem Alexandre Matthieu s’impose doucement sur les podiums d’une mode branchée. Portrait de deux créateurs parisiens unis par le même amour du glamour.

Ils parlent et créent à l’unisson. Un peu comme un vieux couple (cela n’a rien de péjoratif!) qui aurait traversé l’existence sans l’ombre d’un nuage orageux, soudé par la même vision de la vie et de l’émotion. Pourtant, Alexandre Morgado et Matthieu Bureau n’ont pas encore 27 ans (ils sont âgés précisément de 25 ans pour le premier et 26 ans pour le second) et ils comptent à peine trois années de réelle création commune. Mais leur complicité est désarmante et on jurerait volontiers que ces deux Parisiens s’expriment d’une seule et même voix depuis longtemps déjà. Ainsi, lorsqu’ils évoquent leur travail textile et leur perception de la mode, l’un commence une phrase et l’autre la finit sans jamais contredire l’idée précédemment avancée. Pas d’objection ni de fâcherie intempestive, leurs voix se mélangent harmonieusement pour décrire la marque qui a uni leurs prénoms respectifs et leurs silhouettes  » glamoureuses  » tissées à quatre mains.

L’harmonie serait-elle trop belle pour être vraie?  » Les idées s’éliminent d’elles-mêmes quand on n’a pas tous les deux, spontanément, une réaction d’enthousiasme « , affirme Matthieu. Avant que Alexandre ne renchérisse :  » Il n’y a jamais de portes qui claquent. On se connaît assez et on se respecte assez pour ne pas s’engueuler.  » Palpable sur les podiums, leur fusion créatrice reste toutefois un épais mystère qu’ils expliquent difficilement eux-mêmes.  » C’est quelque chose qui ne se dissèque pas, précise Alexandre. Même si l’on ne s’est rencontré qu’au moment des études ( NDLR : ils ont tous les deux été formés, entre 1993 et 1996, à l’Atelier Chardon Savard, un établissement privé de mode situé à Paris), on a quand même pu se rendre compte que nos souvenirs d’enfance étaient comparables par rapport à telle chanson, tel vêtement ou tel film.  »  » On appartient à la même génération, poursuit Matthieu. On a des références communes et on partage la même vision de la vie. Ce travail en commun nous est donc apparu comme une évidence, dès la première année d’études, puisque nous nous sommes aperçus rapidement que nous avions les mêmes envies d’expression artistique. En fait, ce choix n’a jamais été raisonné. Il s’est imposé à nous de manière tout à fait naturelle. Nous n’en avons jamais pesé le pour et le contre.  »

Bien leur en a pris. Depuis qu’ils ont fait le pari de créer leurs vêtements sur le mode du duo, force est de constater que la vie leur a plutôt bien réussi. Leur première percée médiatique fut d’ailleurs un coup de maître puisqu’ils remportèrent le grand prix au Festival international des arts de la mode, à Hyères, en mai 1999. Le jury comptait alors des personnalités aussi vénérées que Martine Sitbon, Hussein Chalayan et le tandem Viktor & Rolf sous la présidence d’un certain Jean Paul Gaultier qui vit, dans les silhouettes du duo Alexandre Matthieu,  » une mode très parisienne et revival couture « . Jouant en effet sur le strass scintillant, les voilettes brodées et une interprétation très personnelle de la célèbre  » jolie Madame de Paris « , les lauréats installèrent d’emblée leur vision singulière de la femme qu’ils perpétuent depuis lors avec un certain plaisir jusqu’à cette nouvelle collection de l’été 2001 placée, entre autres, sous le signe des paillettes nord-américaines.  » L’imagerie du glamour hollywoodien est quelque chose que l’on a toujours eu et que l’on aura toujours en tête, affirment-ils de concert, tout comme l’esprit cabaret ou encore l’esprit BD. On nous demande souvent de définir notre style mais nous n’avons jamais de réponse précise à ce sujet. Notre moteur, c’est le plaisir et la liberté. Nous sommes également assez attachés à la qualité, aux matières et aux détails, mais nous n’aimons pas l’idée de collections qui meurent tous les six mois. Notre envie est plutôt de montrer l’état de notre évolution à chaque saison. Un style met des années à se construire et peut-être devrons-nous attendre dix ans avant de pouvoir commencer à parler d’un style Alexandre Matthieu ( rires). Pour l’instant, nous sommes vraiment au démarrage de quelque chose.  »

Un démarrage sur les chapeaux de roue puisque le duo parisien a vécu une année 2000 des plus décoiffantes. En janvier, ils créent leur société sous leurs deux prénoms. En avril, ils participent, en tant qu’invités d’honneur cette fois, à la 15e édition du Festival international des arts de la mode à Hyères, où ils présentent leur premier  » vrai  » défilé intitulé  » Beauty Contest « . Et, en mai, ils défraient la chronique de la planète mode avec une robe portée par la chanteuse Björk brandissant, sur les écrans de télévision du monde entier, son prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes. L’image de l’Islandaise excentrique vêtue de rayures roses et noires est à la Une de tous les quotidiens de la planète et le téléphone du bureau de presse d’Alexandre Matthieu se met à chauffer méchamment.  » Ce fut effectivement un accélérateur de carrière assez puissant, mais il ne faudrait pas non plus nous réduire à cet événement, se défend Matthieu. Pour nous, cela se passait d’abord sur un plan personnel. Björk est une personne que l’on admire depuis très longtemps et nous étions déjà très heureux de la rencontrer. En fait, c’est quelqu’un de très curieux qui consomme beaucoup de mode. C’était déjà tellement hallucinant d’apprendre qu’elle voulait nous prendre dix pièces avant d’aller à Cannes! « . Le rêve pourtant se poursuit. Non seulement Björk porte une de leurs robes le jour de la cérémonie mais elle remporte en plus la récompense ultime.  » En partant à Cannes, elle avait six valises de fringues, se souvient Alexandre. Comme elle fonctionne au coup de coeur, on ne savait même pas si elle porterait l’une de nos créations. Pour nous, cela a été la surprise totale. Il y a eu une espèce de crescendo parce que c’était elle, parce qu’on l’adore, parce qu’elle avait choisi cette robe à Paris, parce qu’elle portait cette robe à Cannes et, enfin, parce qu’elle avait reçu le prix. C’était assez euphorique. Un sentiment très fort. En deux heures, on a eu une cinquantaine de coups de fil « .

Porté par la vague cannoise, le duo Alexandre Matthieu résiste néanmoins à l’appel des sirènes commerciales qui l’invitent à produire en grande série la silhouette immortalisée par Björk.  » On voulait rester sur une robe unique pour une femme unique dans un moment unique, tranche Alexandre. C’est aussi une question de respect.  » Exit la spéculation, place à la création. La suite et la fin de l’année 2000 sont tout aussi exaltantes puisque le tandem reçoit, d’une part, en juin, le prix de l’Andam (Association nationale pour le développement des arts de la mode) et une bourse d’aide à la création du géant du luxe LVMH et inaugure, d’autre part, son tout premier défilé parisien au coeur des collections dédiées à l’été 2001, en octobre dernier. Le buzz cannois a évidemment suscité la curiosité de la presse internationale et les acheteurs se pressent aux premières loges de l’événement. Fidèle à sa conception glamour de la femme, le duo Alexandre Matthieu y présente des modèles étincelants où les robes en soie brodées disputent la vedette à des blouses en voiles garnis de strass, renforcés par des effets de cuir, de tulle et de boa modernisé. Son audace imaginative et son savoir-faire artisanal sont salués à coups de critiques élogieuses et de commandes fermes. Verdict: en deux saisons à peine, le tandem parisien apparaît d’ores et déjà comme l’une des marques les plus trendy du moment, conforté par quelque vingt points de vente répartis autour du globe parmi lesquels on compte Barney’s à New York, Joseph à Londres ou encore Colette à Paris, sans parler des boutiques qui lui ont ouvert leurs portes à Milan, Tokyo, Hongkong et Porto Rico.

Mais le succès, visiblement, ne leur monte pas à la tête. A la question de savoir si une grande maison venait chercher l’un des deux hémisphères de ce cerveau créatif pour redynamiser son blason terni, la réponse de Matthieu fuse comme un missile prêt à défendre un jardin secret :  » On ne sait déjà pas ce que l’on ferait si une grande marque venait nous chercher tous les deux! Donc, la question ne se pose même pas. En fait, on tient à notre propre marque. Nous avons fait le choix de travailler pour nous et de vouloir construire quelque chose de nos propres mains. C’est déjà un moteur assez puissant.  » Comme prévu, Alexandre abonde dans le même bon sens :  » Ce que l’on fait n’est pas un appel aux grandes maisons. On essaie davantage de défendre notre propre plaisir. Nous sommes là pour essayer de profiter de la vie et ce qui nous rend le plus heureux, c’est de créer des vêtements selon nos propres envies en essayant d’être libres. Il ne s’agit même pas d’un compromis entre deux personnes. Ce sont vraiment des silhouettes que l’on aime et qui n’existeraient pas si l’on oeuvrait chacun de notre côté. Elles sont là uniquement parce que nous travaillons ensemble. « 

Unis dans la même volonté de poursuivre sereinement leur petit bout de chemin textile, Alexandre Morgado et Matthieu Bureau persistent donc à créer, en toute harmonie, leurs vêtements volontairement ludiques. Leur entente est enviable; leur complicité étonnante à chaque étape du processus stylistique.  » On nous demande toujours qui fait quoi, conclut Matthieu, et nous répondons toujours la même chose : ni Alexandre ni moi n’avons un rôle précis et déterminé. On aime être ensemble à chaque moment de la création et on se prononce d’un commun accord sur chaque décision qu’il y a à prendre, du point de départ de la collection jusqu’à la moindre petite finition. Mais ce n’est pas mathématique. Nous agissons plutôt de manière intuitive.  » De Paris à Paris, en passant par Hyères, Cannes et aujourd’hui quelques grandes métropoles internationales, le tandem Alexandre Matthieu a réussi le pari de s’imposer dans la mode sans jamais forcer. En duo sous un seul discours. Pour le meilleur et, apparemment, sans le pire.

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Frédéric Brébant

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