De Droixhe au Sart Tilman en passant par le boulevard d’Avroy, se cachent des trésors enfouis d’une époque où le plan libre était roi et où la forme se devait de suivre la fonction. Découverte de ces joyaux d’architecture, parfois dénaturés par le temps, mais qui restent les témoins d’une époque d’intense réflexion sur l’art de bâtir et d’habiter.

On ne peut pas dire que Liège ait été vraiment à la pointe du Mouvement moderne, du moins sur le terrain. Alors que dès le début des années 20, les lignes chères à Le Corbusier se dessinent déjà à l’horizon, de Paris à São Paulo, en passant même par Bruxelles, où la Cité moderne de Victor Bourgeois est achevée à Berchem-Sainte-Agathe en 1925, il faut attendre les années 30 pour voir arriver en bord de Meuse les premiers balbutiements d’un genre nouveau.  » En termes de réalisations, on se trouve, à cette époque, face à des commanditaires « provinciaux », encore peu enclins au changement. Par contre, en matière de théorie, Liège se positionne beaucoup plus tôt au-devant de la scène, notamment avec la revue L’Equerre, lancée par de jeunes architectes et éditée dès 1928 « , analyse Sébastien Charlier, qui a coordonné la réédition de l’intégrale des 107 numéros de cet ouvrage défendant la mise en place d’une architecture et d’un urbanisme novateurs (lire par ailleurs). Plus tard, ce bouillon idéologique se concrétisera et les responsables de la publication se constitueront en bureau pour bâtir à leur tour. Visite guidée de leurs créations et de celles d’autres concepteurs qui prirent le même chemin.

LE POINT DE DÉPART

La promenade pourrait débuter ici, au numéro 3 de la rue Adrien de Witte, devant la maison Sanquin, construite en 1932 par Yvon Falise, l’un des membres du groupe L’Equerre.  » Cette habitation est significative du Mouvement moderne et se détache des styles académiques encore présents à cette période « , décrit Sébastien Charlier. Très vite, en découvrant cette construction peu mise en valeur dans son environnement, vient la question de la conservation et de la valorisation de ce patrimoine car, si Liège cache de beaux exemples modernistes, beaucoup sont hélas en mauvais état. Pour se convaincre qu’un avenir est possible, direction le Val Benoît, plus au sud en suivant le fleuve. Construit entre 1930 et 1965 par l’Université de Liège, le site présente encore des édifices aux lignes épurées tels que l’ancien Institut de génie civil (6, quai Banning) et juste derrière, feu l’Institut de mécanique. Le campus, dépossédé de ses fonctions, s’apprête à une belle requalification qui conservera ses bâtiments remarquables et accueillera de nouveaux volumes, afin de créer un quartier mixte. Le tout avec pour objectif de démarrer l’activité économique sur place dès 2015.

Un peu plus loin, en remontant cette fois vers le nord, sur la colline de Cointe, on découvre le mémorial Interalliés (rue des Moineaux), composé de l’église du Sacré-Coeur et d’un monument civil très élancé et construit après la Première Guerre mondiale. L’ensemble est certes encore sous influence Art déco, mais vaut le détour pour sa majesté qui parvient même à dominer la nouvelle gare de Santiago Calatrava, en contre-bas ! Dans le quartier, on devine également, derrière un rideau d’arbres, une maison parmi les plus remarquables de la cité et datant de 1959 (233, avenue de l’Observatoire), celle de Charles Carlier, l’un des architectes d’EGAU, un groupe actif à partir des années 50 et qui sera l’un des principaux acteurs des transformations du centre de Liège.

LE PALAIS ET LES TOURS

Quand on se rapproche du centre, les traces de l’influence de Le Corbusier et consorts se multiplient de part et d’autre du cours d’eau. Parfois urbanistiquement critiquables et ne dialoguant pas suffisamment avec le tissu bâti existant, ces projets restent des témoins parlant des années 30 à 60. Première étape, incontournable : le palais des Congrès signé L’Equerre et construit pour l’Expo 58 de Bruxelles.  » Les Liégeois se sont dits qu’ils devaient aussi faire quelque chose pour profiter de cette mise en avant de la Belgique et ont érigé la gare des Guillemins, remplacée aujourd’hui par celle de Calatrava, et ce palais…, raconte Maurizio Cohen, architecte et critique d’architecture. C’est un des seuls bâtiments, dans la ville, qui fonctionne vraiment en relation avec l’eau car sa forme épouse la courbe de la Meuse. Il n’est pas exceptionnel par rapport à ce qui pouvait se faire alors ailleurs, mais pour Liège, il l’est et reste aujourd’hui un point de repère.  » Dans le parc de la Boverie qui jouxte l’édifice, on aperçoit la Tour cybernétique du sculpteur français Nicolas Schöffer.

Laissant derrière soi le monument, on longe les quais, le nez en l’air, pour prendre la mesure de tous ces volumes élancés qui ont fait la fierté du temps passé. Place d’Italie, une première tour vouée au logement fait de l’ombre aux passants. Bâtie en 1937, cette oeuvre de Camille Damman est considérée comme le premier building de la Cité ardente. Quelques centaines de mètres plus loin se dressent les résidences Elysée (1, quai Marcellis), Simenon (à l’angle de la rue Méan et du quai de l’Ourthe), et Belvédère (10, quai Edouard van Beneden), la tour Kennedy (2, quai Paul Van Hoegaerden) et plus loin encore, la cité administrative (Potiérue), souvent critiquée car elle est située dans une partie plus étroite de la vallée, pas forcément compatible avec son gabarit. Tous ces bâtiments haut perchés datent des sixties et seventies.

En marge de ces points culminants, on découvre aussi, un peu plus loin de la rive, d’autres lieux remarquables tels que le lycée Léonie de Waha (96, boulevard d’Avroy), dont l’organisation fonctionnelle affiche une grande modernité mais dont la façade à rue, en pierre bleue et décorée d’un bas-relief, montre qu’en 1939, date de sa construction, l’esthétisme oscille encore entre tradition et radicalité.

Les plus courageux (et passionnés) s’enfonceront toujours un peu plus dans la ville pour voir la clinique Seeliger (60, rue Jonfosse) rappelant le style  » paquebot « , ainsi que plusieurs habitations telles que la maison Listray de Paul Fitschy de L’Equerre ou encore la maison Mozin (402, rue de Campine), du groupe EGAU.

CEUX QUI POSENT QUESTION

En s’éloignant du centre vers le nord-est, toujours au fil de la Meuse, on découvre encore deux sites incontournables pour raconter ce que furent ces années d’effervescence constructive. Le premier résonne négativement dans les oreilles de la plupart d’entre nous : Droixhe… Réputée pour être un quartier difficile, la zone, conçue selon les plans d’EGAU, fut pourtant, lors de sa conception, considérée comme un modèle du genre avec la Cité Modèle à Bruxelles et le quartier du Kiel à Anvers.  » Ce quartier est issu d’un concours, en 1950, lancé par la Société du logement pour créer 1 800 appartements, décrit Maurizio Cohen, qui a étudié en profondeur ce dossier. Pour l’époque, les standards d’habitation y sont plus élevés que la moyenne et c’est un vrai quartier moderniste : les bâtiments sont isolés et entourés d’espaces publics avec, en leur centre, des équipements collectifs. L’orientation des barres de logements par rapport au soleil est également fidèle aux théories du Mouvement.  » Aujourd’hui, plusieurs bâtiments ont été détruits et ceux qui restent peinent à laisser croire à l’aura initiale. Néanmoins, certaines tours ont récemment été rénovées par Daniel Dethier et redorent la skyline de cette partie de Liège. Sur place, on ne manquera pas l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul au toit plissé en béton (rue Erneste Marneffe).

Autre pan de la cité qui mérite le détour, ne fût-ce que pour ce qu’il représente : Coronmeuse. Là subsiste le seul vestige de l’Exposition internationale de l’Eau, organisée en 1939 : l’ancien palais des Sports (quai de Wallonie), une grande  » boîte  » en dalles de terre cuite, longtemps affectée à une patinoire mais aujourd’hui à l’état d’abandon et à l’avenir plus qu’incertain. Dans le parc Reine Astrid tout proche, on peut encore voir la plaine de jeux et la crèche éponymes aménagées par L’Equerre en 1939.  » Un véritable manifeste du modernisme car elle traduit tous les préceptes de Le Corbusier : toiture plate, plan libre, utilisation de pilotis pour libérer le sol et de matériaux industriels pour limiter les coûts, etc. « , selon l’expert Sébastien Charlier qui précise que même si l’édifice n’est pas classé, la Commission de Monuments et Sites s’interroge sur le sujet.

FINAL AU VERT

La balade se terminera par un bol d’air. Délaissant le macadam, tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à l’architecture du XXe siècle ne pourront que reprendre voiture ou transports en commun pour se rendre au Sart Tilman – avec détour optionnel pour voir l’une ou l’autre des stations de pompage qui jalonnent le fleuve, notamment à Jemeppe-sur-Meuse. Ou encore pour découvrir une habitation de Charles Dumont, à Angleur (52, rue Vaudrée), un autre architecte dont les réalisations sont proches sous certains traits de celles de Jacques Dupuis.

L’actuel campus du Sart Tilman regroupe, sur un même site, de belles illustrations du passé moderniste liégeois, même si l’ensemble est aménagé dans une recherche d’intégration à la nature plus que dans un désir de démonstration architecturale.  » L’université acquiert le site en 1959 et espère transférer toutes ses activités sur place en dix ans pour en faire un campus à l’américaine, délocalisé du centre. Il en faudra le double… « , évoque Pierre Frankignoulle dont le site www.homme-et-ville.net est un remarquable outil de travail pour étudier le bâti de la région. On s’attardera ici sur les Instituts de Botanique et d’Education Physique signés respectivement par Roger Bastin et Charles Vandenhove, ou encore sur la chaufferie centrale de Claude Strebelle – qui coordonna aussi l’implantation générale des divers ouvrages… Un final au vert pour conclure un parcours urbain étonnant.

PAR FANNY BOUVRY

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