Depuis 1995, Julien Claessens photographie Olivier Theyskens. Son visage, ses collections, ses backstages. Parce que c’est ainsi, que le destin les a mis sur le même chemin, en parallèle. A force, ces clichés rares ont formé The other side of the picture. Histoire d’un livre.

Où commence l’histoire d’un livre ? A Paris, par une rencontre a posteriori qui pourrait ressembler à celle-ci, sur la terrasse chauffée d’un banal café, à deux rues de celle où vit et travaille le créateur Olivier Theyskens, dans le IIIe arrondissement. Le créateur porte un veston de laine feutrée, une écharpe orange, un jeans avec fourche basse, des cheveux plus courts, ramassés en petit chignon, fume des cigarillos et rit toujours autant, enfantin comme avant, du temps où il était directeur artistique de Nina Ricci. En face de lui, Julien Claessens, photographe, sans manteau malgré le froid, avec des yeux de chat qui camouflent mal une patiente douceur, une timide profondeur, et qui poursuit un travail personnel, une quête incessante du portrait, dans lequel vient se glisser le visage christique d’Olivier Theyskens.

A tour de rôle, en un jeu de miroir, ils mettent des mots sur The other side of the picture (1) qu’ils ont préparé  » à 100 %  » depuis le printemps dernier. Des morceaux choisis d’une rare délicatesse. Qu’Olivier Theyskens a parfois découverts quand il s’est agi de choisir ce qui devait y défiler –  » La matière est lourde, s’amuse-t-il, l’époque Theyskens, Rochas et Nina Ricci, un bon bout de chemin !  » Une mise en scène d’un univers, le sien, qu’il n’a généralement ni le temps, ni l’occasion, de voir sous cet angle-là, avec les yeux de Julien Claessens (2). Savoir si ce regard de l’un sur les créations de l’autre, et leurs mises en scène saisonnières, se poursuivra, mystère, rien n’a jamais été décidé officiellement entre eux, ce n’est pas maintenant qu’ils vont changer leur façon d’être.

Où commence alors l’histoire d’un livre ? A Bruxelles, par une vraie rencontre a priori qui ressemble à celle-là, il y a à peu près quinze ans. Julien Claessens a 21 ans, il débarque de son Auvergne natale pour s’inscrire à La Cambre, section photo, cherche son chemin et tombe sur Olivier Theyskens, déjà  » magnétique « , première année section mode(s). Premier portrait en noir et blanc, première collection, premier look book dans un garage, premiers Polaroïds, premiers tirages. L’un fait appel à l’autre, sans  » aucun autre but « , sans voir nécessairement le résultat.  » Pour moi, c’était une inconnue, j’avais dû voir les photos qui me concernaient mais pas le travail personnel de Julien, quand je l’ai découvert, j’ai été frappé par ses portraitsà  »  » On était assez discrets l’un envers l’autre « , renchérit Julien, qui sait alors déjà que ce que crée Olivier Theyskens a la puissance déchirante de la beauté incarnée. Il l’a vu, en noir et blanc, par le viseur de son Hasselblad.

Et puis vint la suite, les coulisses des défilés parisiens, des moments d’apothéose en backstage, dans un tohu-bohu incroyable que Julien capte pour l’éternité. Sans commande,  » naïvement « ,  » sans idée de résultat « , une £uvre prend forme. Le photographe, un peu en retrait, regarde. Et ce qu’il voit, personne ne l’aurait vu. Une fille comme une poupée de cire qui aurait trois jambes, une robe dans laquelle on veut entrer de force, un pied qui chavire, un clair obscur qui déchire un visage, un créateur qui semble plonger au fond de ses entrailles avant d’affronterà quoi au juste ?

Il y a dans ses photos une qualité de silence hallucinante. Alors que dans un backstage, l’électricité est dans l’air, à pas de loup, lui saisit l’insaisissable. Sans intention de dire le réel.  » J’utilise le moment, la lumière, l’ambiance, je me sers d’une scène pour créer ce qui m’est personnel.  » Ses photos, il les prend à l’instinct, à l’intuition. Ses portraits aussi, celui-ci très Sarah Moon, d’Olivier, à 17 ans, un vieux Polaroïd désormais  » quasi mort  » qui servit à illustrer l’article du Women’s Wear Daily dans lequel il fut question de Madonna et de la robe de ce jeune génie qu’elle porta aux Oscars, en 1998. Et cet autre cliché, noir et blanc, argentique, avec un jeu d’ombres sur ce visage beau comme un ange – ce que l’on ne voit pas, c’est le corps corseté du sujet, paré de lingerie, celle de la petite amie de Julien. Fulgurance hypnotique.

Où commence donc l’histoire d’un livre ? Sur papier, avec une première maquette, sans ordre chronologique, un florilège de photos qui bluffent Olivier Theyskens, qui les montre à son ami éditeur Prosper Assouline, lequel trouve cela  » fantastique  » mais estime qu’il faut  » encore développer cette histoire « .  » Il avait senti que Julien était en train d’évoluer, surtout par rapport au numérique, à la couleur, il fallait encore aller plus loin. On s’est dit :  » on continue « . Je t’ai prévenu Julien, que ce serait sans doute le dernier backstage Ricci. Fais le max, t’ai-je dit. Puis on a procédé ensemble à un travail d’épluchage des photos, des pelliculesà  » Un été à tout revoir  » méticuleusement  » et une ligne du temps, qui s’impose – époques Olivier Theyskens, Rochas et Nina Ricci, pour  » le plaisir et la découverte « , avec une volonté de ne pas légender,  » de faire simple « , dit Olivier,  » la seule légende que je voulais c’était le nom des mannequins « .

Où finit l’histoire d’un livre ? Certainement pas là où chacun découvre des trésors, cette charge émotionnelle qui n’existe parfois que parce qu’elle a été sauvée sur papier.  » Ses photos ont une beauté que j’aime. Julien ne photographie pas les backstages pour retranscrire ma mode, mais juste pour rechercher une perle du moment. Ce livre n’est pas un livre sur mes vêtements mais sur cet univers. Et de temps en temps, on voit des robes, alors on peut dire  » waow « , parce qu’elles sont mises en lumière.  » Où donc finit l’histoire d’un livre ? Nulle part. Enfin si peut-être, à l’endroit précis où naît la rémanence. n

(1) The other side of the picture,

Olivier Theyskens, photos de Julien Claessens, texte de Sally Singer,

Assouline Publishing Inc, 180 pages.

(2) Julien Claessens expose parallèlement d’autres photos, un travail titré Troubles intimes, jusqu’au 27 février prochain, à la galerie Le Réverbère,

à Lyon. www.galerielereverbere.com

Par Anne-Françoise Moyson / Photos : Julien Claessens

 » C’est l’époque où je travaillais quasiment seul. Je coupais les patronages, je faisais les toiles, je cousais. J’aime coudre, c’est un plaisir réel de réaliser une très jolie pièce en prenant le temps, en ne comptant pas ses heures, en se laissant aller au fil de la nuit. « 

 » C’était le début chez Ricci, il y a une dureté et un côté rock que je trouve cool. C’est un backstage que j’affectionne, aux Tuileries, avec le froid, la lumière, quelque chose de magique. « 

Olivier Theyskens

 » Elle est timide, tout le monde la regarde. On ne sait pas si c’est un pli de la robe ou la jambe que l’on voit par transparence. « 

Olivier Theyskens

 » On la dirait sur un champ de bataille, elle a l’air casquée, agressive, la lumière est flamboyante. « 

Olivier Theyskens

 » C’est très fort chez Olivier : ses vêtements ressemblent à ses dessins. « 

Julien Claessens

 » C’est le premier backstage où il commençait à y avoir une tension, une histoire plus sombre, dans les regards, dans les filles. Est-ce à cause du traitement du noir et blanc, je ne sais pasà « 

Olivier Theyskens

 » Cette petite part de surréalismeà Elle a l’air d’être de cire, une poupée désarticulée. Et cette figure-là dans l’ombre, qui la tient, complètement inquiétante. « 

Olivier Theyskens

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