Indienne et chilienne, cette terre de métissage mêle croyances ancestrales et ferveur catholique. Elle sait aussi enchanter le voyageur par son architecture et ses forêts riches d’essences rares.

Guide pratique en page 42.

L a brume matinale a fini par se lever sur le petit port d’Ancud. Au nord-est, sur le continent, se détachent les montagnes de la cordillère des Andes, silhouettes volcaniques blanchies par les neiges éternelles, pour une fois dégagées des nuages si fréquents ici. Sur la jetée, on s’active près des chalutiers qui déchargent leur butin de la nuit : des caisses de poissons vendues pour une partie sur place, à la criée. Le reste de la pêche est porté dans un hangar proche où il est traité avant son acheminement vers Puerto Montt, le grand port voisin, et Santiago.

Jaime, jovial patron du  » Madre de Dios « , ne cache pas sa satisfaction. Avec ses deux marins, il a ramené dans ses filets presque une tonne de poissons. Dans cette zone côtière de l’océan Pacifique, très poissonneuse, on récolte aussi beaucoup de coquillages et de crustacés. Les huîtres énormes cultivées ici remportent un vif succès dans tout le pays.

Ancud est la porte d’entrée de Chiloé. Longtemps capitale de l’île, cette petite cité étale ses maisons de bois peintes de couleurs vives sur les collines qui bordent le port. Unique vestige historique, édifié en 1770, le fort San Antonio domine la baie de ses vieux remparts fatigués. Il abrita la dernière garnison de l’armée espagnole. Son passé colonial a favorisé le brassage de populations indiennes et immigrées qui, à cause d’un isolement géographique de plusieurs siècles, a produit une culture originale. Comme beaucoup de Chilotes, Jaime le pêcheur évoque à mots couverts la sorcellerie locale issue des traditions indiennes. Colonisées dès le milieu du xvie siècle, évangélisées et métissées, les tribus mapuche et chonos ont perpétué jusqu’à nos jours légendes et croyances. Issu de cette tradition, le mythe de la création de l’île renvoie au terrible combat de deux serpents ennemis, Cai Cai le méchant et Tren Tren le gentil. Chiloé a pris sa forme actuelle au terme d’une bataille titanesque : Cai Cai fit appel au déchaînement des éléments, provoquant la désintégration de la terre en une myriade d’îles, tandis que Tren Tren, s’arc-boutant pour soulever la voûte de sa caverne jusqu’au ciel, entraîna définitivement Cai Cai au fond de la mer.

Flanquée d’une multitude d’îles et d’îlots, creusée de baies et de fjords, cette terre constituée de collines descend en pente douce vers la côte orientale, où, à l’abri des vents, se sont établis villes et villages. Voilà Chiloé version Tren Tren. Sur son versant Pacifique, en revanche, s’étend Chiloé version Cai Cai : une côte déchiquetée battue par les embruns et les tempêtes. Falaises et climat n’y ont jamais permis l’installation durable des hommes. Le parc national de l’île a été institué dans cet ouest sauvage. Ce paradis pour randonneurs et campeurs confirmés protège une forêt riche d’une végétation rare dans cette région du monde (oliviers nains, cyprès, bambous, mélèzes…) et d’une faune non moins passionnante : renard chilote, marsupiaux (monito del monte) et cervidés (pudu) sont endémiques.

C’est dans ce genre de forêt que, par malchance, on risque de croiser le  » trauco « , nain difforme muni d’un bâton, dont un seul regard peut, au choix, tuer, rendre muet, bossu, ou condamner à l’hébétude… Attention ! Bien que très laid, ce personnage a le pouvoir de séduire les jeunes filles. Pour s’en débarrasser, il est conseillé de lui jeter du sable au visage. Pendant que le  » trauco  » compte les grains, on s’enfuit à toutes jambes !

Ce personnage légendaire appartient aux mystères de l’île, au même titre que la  » pincoya « , sorte de sirène blonde qui décide de l’abondance du poisson et des coquillages dans les eaux chilotes. Avec un sourire énigmatique, Jaime confirme que la belle alimente toujours les conversations, même si c’est sur le mode de la plaisanterie, s’empresse-t-il d’ajouter. Pour en savoir davantage, il faudrait pouvoir consulter les  » brujos « , les sorciers, mais personne ne sait qui ils sont, ni où les trouver. En tout cas, les Blancs l’ignorent : dans les communautés d’origine indienne, le secret est bien gardé.

Malgré la vivacité de ces croyances, un nombre impressionnant d’églises et chapelles ont fleuri au cours des siècles sur Chiloé. Isolés ou situés au c£ur des villages, ces lieux de culte bâtis par les jésuites et leurs successeurs prouvent la grande piété catholique passée et actuelle, tant ils sont entretenus et décorés avec soin. Jaime affirme que religion et sorcellerie font bon ménage :  » Croire en Dieu n’empêche pas de colporter nos vieilles histoires. Je me suis marié à l’église et j’ai fait baptiser ma fille, comme tout le monde. Mais je crains aussi, vaguement, le pouvoir des ôbrujos ».  » Ce paradoxe appartient à la culture des insulaires, dont la ferveur religieuse ne peut être mise en doute. Edifiées aux xviiie et xixe siècles, de fragiles églises en bois font leur fierté, bien qu’elles soient stylistiquement très éloignées du baroque colonial sud-américain. Quatorze de ces lieux de culte ont été inscrits en 2000 par l’Unesco sur sa liste du patrimoine mondial de l’humanité, dont la cathédrale, fraîchement repeinte en jaune pâle, de Castro, la capitale. Sa nef, toute d’élégant dépouillement, est un modèle de travail du bois. La précision des jointures, la massivité des colonnes, la sobriété des agencements concourent au plaisir de l’£il. Tout comme les  » palafitos « , maisons traditionnelles de pêcheurs construites sur pilotis, dont les derniers exemples sont visibles à Castro.  » Palafitos  » et églises forment les deux principales spécificités architecturales locales : on ne les retrouve nulle part ailleurs au Chili.

L’influence de l’immigration allemande et des populations d’Europe centrale venues au xixe siècle développer l’île se devine aux bardeaux qui recouvrent les murs et toitures des maisons et des églises. Très caractéristiques elles aussi, à classer au troisième rang des particularités architecturales, ces pièces de bois superposées sont parfaitement adaptées à l’humidité persistante qui confère à Chiloé de troublantes allures bretonnes, normandes et irlandaises.

Couvert de genêts éclatants au printemps, le paysage semble familier tant il ressemble au bocage, même si émergeant des brumes matinales, eucalyptus et yuccas rappellent que cette terre vit bien aux antipodes, dans le sud de l’hémisphère austral. Ces bizarreries confirment qu’ici, entre mythe et réalité, les apparences sont souvent trompeuses.

Arthur Lemoine

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