Design pour tous

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La création d’objets et de mobilier vise à rendre la vie non seulement plus belle, mais aussi plus agréable et plus simple. Lorsqu’en outre les concepteurs mettent tout en oeuvre pour s’adresser à un public le plus large possible, on parle de design inclusif ou universel. Entrée en matière.

De la place du village au cinéma en passant par votre appartement et même votre machine à café, tout ou presque a été un jour imaginé et dessiné par quelqu’un. Ce concepteur, lorsqu’il a esquissé le projet, avait très certainement en tête l’utilisateur final, ce fameux monsieur tout-le-monde, ni trop gros ni trop maigre, ni trop grand ni trop petit, l’esprit bien aiguisé, mobile et doté d’une vue et d’une ouïe parfaites. Il arrive pourtant que ce citoyen lambda ne soit pas un homme et encore moins comme tout le monde… et c’est ainsi que les femmes se retrouvent systématiquement à faire la file devant les toilettes, que les usagers en chaise roulante ont toutes les peines du monde à pénétrer dans un bâtiment et que les malvoyants n’arrivent pas à trouver une porte blanche sur un mur immaculé.

‘Le design inclusif, c’est aussi une manière de combattre la stigmatisation : tout le monde y trouve son compte et la différence entre les individus disparaît. ‘

Le rôle de l’architecture

C’est ce genre de problème que s’attache à résoudre le design inclusif, également appelé design universel ou design pour tous. L’architecte belge Marc Dujardin en a été l’un des pionniers dans notre pays.  » Diplôme en poche, j’ai eu l’occasion de faire un stage en Inde, où j’ai été confronté à des personnes présentant des besoins différents suite à toutes sortes de malheurs, explique-t-il. J’ai aussi moi-même un fils porteur d’un handicap, Tashi, qui a élargi ma vision de l’architecture d’une façon multisensorielle. La question à laquelle veut répondre le design universel, c’est celle de savoir comment un produit, un bâtiment ou un espace public peut être à la fois esthétique et susceptible d’être utilisé de manière optimale par un groupe le plus large possible.  » N’allez toutefois pas croire que le design inclusif est simplement synonyme d' » accessibilité pour les personnes en chaise roulante « , car il repose sur des bases beaucoup plus larges. Le but est de parvenir à un résultat efficace pour tous, souple, simple et intuitif, avec des informations faciles à comprendre et un risque minimal de dangers et d’accidents, qui demande en outre un effort physique limité et présente à tous les égards les dimensions adéquates pour l’usage auquel il est destiné.

Le grand foyer du hall des concerts de Bruges, avec ses deux hauteurs de plafond, utiles pour les malvoyants.
Le grand foyer du hall des concerts de Bruges, avec ses deux hauteurs de plafond, utiles pour les malvoyants.© SDP

En 2001 a été votée une résolution européenne stipulant que toute formation en architecture devait d’ailleurs intégrer cette notion d’universel.  » Mais ce n’est pas évident, concède notre interlocuteur. On nous dit souvent que ce n’est pas un point prioritaire. Pourtant, tout ce que nous mettons sur papier aura un impact sur la vie des personnes qui utiliseront nos créations, qu’il s’agisse d’une table ou d’un bâtiment. Il faut vraiment, sans perdre en créativité, se mettre à la place de l’utilisateur. A l’heure actuelle, il subsiste un fossé considérable entre l’expérience de celui-ci et la vision créative de l’architecte.  » Pour Leen Van Aken de la haute école Thomas More, la vision doit toutefois aussi être portée par le client.  » Pour les projets réalisés dans le cadre de notre formation en architecture d’intérieur, nous voyons souvent que les maîtres d’ouvrage se limitent au strict nécessaire… Or la loi ne concerne que l’accessibilité en chaise roulante et même sur ce plan, elle ne va pas bien loin. L’idée qu’un design inclusif est forcément plus cher ou moins esthétique est encore très répandue, alors que c’est faux. Pour nous, convaincre le client de l’importance de cette réflexion fait donc partie des missions d’un bon créateur.  »

Les bons (et mauvais) élèves

En ville, on repère régulièrement des trottoirs présentant une zone abaissée qui permet aux personnes en chaise roulante ou aux poussettes de circuler plus facilement – un exemple tout simple d’un design universel qui facilite la vie à tout le monde.  » La machine à café de Senseo est un autre bel exemple, commente Marc Dujardin. Les designers néerlandais de P5 ont réalisé des recherches approfondies sur ses utilisateurs potentiels et élaboré un concept pouvant être actionné d’une seule main.  » Un objet à la fois beau et pratique, y compris lorsqu’on a un bébé dans le bras, qu’on n’a qu’une seule main ou qu’on tremble sous l’effet du Parkinson.

Marc Dujardin analyse régulièrement avec ses étudiants des bâtiments existants, et leurs conclusions sont souvent décevantes.  » On en rencontre de temps en temps un qui tire son épingle du jeu, parfois parce que ses concepteurs y ont vraiment réfléchi. Parfois aussi par le plus grand des hasards. Ainsi le grand foyer du hall des concerts de Bruges a par exemple deux hauteurs de plafond – une décision prise par les architectes pour une question de spatialité, mais qui s’est avérée très utile pour les visiteurs malvoyants. Alors que ces personnes ont souvent du mal à s’orienter dans les grands espaces ouverts, l’acoustique différente des deux zones du foyer leur offre ici un repère efficace pour savoir de quel côté se trouvent la salle ou l’ascenseur. Parfois, il n’en faut pas plus pour faire toute la différence.  » Un autre bon exemple est celui du Palais de l’Univers et des Sciences, à Dunkerque.  » Le bâtiment est parfaitement accessible, avec des plages de couleurs pour les malvoyants et beaucoup d’écrans tactiles. Détail sympa : dans l’auditorium, les places pour les personnes en chaise roulante ont été prévues à côté des autres sièges pour leur permettre de s’installer avec ceux qui les accompagnent.  »

Il y a aussi d’indécrottables mauvais élèves, comme par exemple l’architecte espagnol Santiago Calatrava.  » Son contrat pour la conception de la gare de Liège prévoit qu’il est interdit d’y placer des bancs, ce qui est vraiment aux antipodes du design universel, observe notre spécialiste. Les personnes âgées, confrontées à un problème de mobilité ou tout simplement fatiguées veulent pouvoir s’asseoir en attendant leur train ! A Bilbao, il a conçu un pont en verre qui devient une véritable patinoire dès qu’il est mouillé, et ce dans une ville où il pleut en moyenne 128 jours par an. Ce sont deux cas d’école d’une architecture pensée pour les architectes, pas pour les utilisateurs.  »

La House of Disabled People's Organisations, au Danemark, qui rassemble toutes les associations oeuvrant en faveur des personnes porteuses d'un handicap, a été pensée de bout en bout pour être accessible à tous. Un projet de Cubo Arkitekter et Force4 Architects.
La House of Disabled People’s Organisations, au Danemark, qui rassemble toutes les associations oeuvrant en faveur des personnes porteuses d’un handicap, a été pensée de bout en bout pour être accessible à tous. Un projet de Cubo Arkitekter et Force4 Architects.© SDP/MARTIN SCHUBERT

L’importance de la formation

Si le design universel veut s’imposer partout, il devra commencer par le faire dans les formations en architecture et en design – et la haute école Thomas More l’a déjà bien compris, souligne Leen Van Aken.  » La notion est intégrée dès le début à notre formation en architecture d’intérieur. La première année, elle est surtout abordée sous l’angle théorique au travers d’aspects comme l’accessibilité ou le design inclusif pour des groupes-cibles bien spécifiques. La dernière année, nous faisons de la recherche, avec des projets concrets. Celui de l’an dernier portait sur les personnes confrontées à un handicap intellectuel, qui ont besoin de davantage de structure et d’une vision d’ensemble, de bien comprendre où est quoi et de beaucoup de communication, idéalement sous forme visuelle. Ce qui, au fond, est pratique pour tout le monde.  »

Thomas More propose également un post-graduat Space and Service Design, précise Nansi Van Geetsom, chercheuse et responsable de la formation.  » Notre objectif est de passer d’une vision de l’espace en tant que contenant et forme esthétique à une vision de l’espace en tant que lieu de service où se déploient des scénarios interpersonnels. Nos étudiants travaillent en équipes multidisciplinaires. En rassemblant autour de la table un architecte d’intérieur, un développeur de produits et un graphiste, on peut d’emblée concevoir les différentes couches d’un projet. Pour imaginer un concept pertinent, il faut toutefois aussi étudier ceux qui vont l’utiliser. Nous avons par exemple été sollicités par une maison de repos qui voulait inciter ses résidents à bouger et sortir davantage, et il était donc évident d’emblée que ceux-ci seraient représentés dans le jury évaluant les étudiants. Nous avons toutefois aussi prévu des recherches plus détaillées, par exemple au travers de tables rondes avec ces seniors, le personnel et la direction, qui doivent nous permettre de mieux comprendre les besoins de chacun. Nos élèves sont des jeunes qui ne savent rien de la vie dans un tel lieu. Nous essayons donc de les y plonger afin qu’ils en fassent eux-mêmes l’expérience.  » Marc Dujardin insiste aussi sur l’importance des experts du vécu dans le design inclusif.  » Je peux donner tous les cours théoriques du monde, finalement, ce sont eux qui permettront d’avoir le déclic. Ce n’est toutefois pas à la portée de tous : il faut des personnes capables de surmonter leur propre handicap, qui comprennent comment se déroule le processus de conception et qui puissent expliquer clairement quels sont leurs besoins, et ce n’est pas le cas de tout le monde.  »

Les sens en éveil

Ainsi, Yanou Krokos, malvoyante depuis l’enfance, s’entend souvent affirmer qu’elle n’a pas sa place dans le monde du design.  » Mais c’est faux ! C’est un secteur très visuel, où la norme veut que l’apparence passe avant le toucher. Moi, je fais l’inverse, et ce n’est pas moins précieux.  » Yanou est actuellement en dernière année en architecture d’intérieur et fait son stage chez Inter, le bureau flamand qui s’occupe de l’accessibilité.  » On s’intéresse non seulement à l’accessibilité des bâtiments, mais par exemple aussi à celle des transports publics et de l’environnement urbain.  » Elle est convaincue de pouvoir y apporter une contribution importante en tant que conceptrice malvoyante.  » En visite sur un chantier à Mol, Inter a tenté de convaincre l’architecte de prévoir un ascenseur, ce qui est important pour ne pas exclure les personnes qui ont du mal à marcher. En plus, le bâtiment était sans doute très beau, mais complètement blanc… Et du coup, je ne voyais pas où étaient les portes ou les portemanteaux, par exemple. Si l’architecte n’y pense pas en amont, le bureau de l’accessibilité lui demandera de prévoir un marquage qui ne sera probablement pas des plus esthétiques. S’il tient lui-même compte des personnes malvoyantes et imagine un concept qui marche aussi pour elles, ce ne sera pas nécessaire. Autant bien faire les choses du premier coup, non ?  »

‘L’architecture, c’est l’art de rendre la vie plus humaine, plus simple, plus agréable, et cela n’empêche évidemment pas un concept inclusif d’être aussi artistique.’

Un avis que partage tout à fait Bram Jonnaert, lui-même sourd et élève en seconde année en architecture d’intérieur.  » Dans mes études, je peux notamment me focaliser sur le concept de  » Deaf Space « . Celui-ci vise à tenir compte dans l’architecture de l’expérience des personnes sourdes et malentendantes, avec des espaces sociaux aménagés de manière à ce que les gens puissent se voir : des fenêtres assurant une bonne visibilité, des couloirs suffisamment larges pour pouvoir y marcher de front tout en utilisant la langue des signes, etc. Ces éléments ne sont d’ailleurs pas intéressants que pour les sourds : un couloir large, par exemple, sera aussi bien utile pour les personnes en chaise roulante ou celles qui se déplacent avec une poussette. C’est là que réside toute l’importance du design universel : en adaptant un bâtiment aux besoins spécifiques de certains, on l’améliore pour tout le monde. Les gens doivent tous se sentir égaux et chez eux dans les espaces que l’on conçoit à leur intention. Le design inclusif, c’est aussi une manière de combattre la stigmatisation : tout le monde y trouve son compte et la différence entre les individus disparaît.  »

Un projet de chambre d'hôtel universelle où tout - la vue y compris - est facilement accessible, signé Dennis Houben, Thomas Ras et Tom Stabel de la haute école Thomas More.
Un projet de chambre d’hôtel universelle où tout – la vue y compris – est facilement accessible, signé Dennis Houben, Thomas Ras et Tom Stabel de la haute école Thomas More.© SDP

Des idées à multiplier

Du côté des entreprises également, on commence à se poser des questions. Ainsi, Ikea ne se distinguait jusqu’alors pas vraiment en la matière avec ses lampes à interrupteur minuscule, ses fauteuils profonds dont les moins jeunes ou les moins valides ont du mal à s’extraire et ses armoires dont les fragiles portes vitrées ne résisteraient pas au choc d’un fauteuil roulant… Le géant suédois du mobilier a toutefois lancé avec deux organisations sans but lucratif le projet ThisAbles, qui a établi des recommandations pour rendre les produits mieux adaptés, avec des poignées XXL pour les armoires, des pattes pour rehausser les fauteuils trop bas, des  » pare-chocs  » pour protéger les portes vitrées ou encore un support pour accrocher une canne à portée de main au bord du lit… La philosophie sous-jacente ? Il n’est sans doute pas possible de rendre chaque produit parfaitement inclusif, mais un petit ajustement peut déjà résoudre bien des problèmes !

Un autre bel exemple est celui de Tarkett, une firme française qui produit des revêtements de sol. Lorsque son responsable marketing a découvert dans une étude britannique que les personnes atteintes de démence perçoivent leur environnement autrement, l’entreprise a eu l’idée de développer, en collaboration avec des partenaires externes, un outil de réalité virtuelle pour visualiser la manière dont ces patients voient le monde qui les entoure.  » Comme nous travaillons régulièrement avec des bureaux spécialisés dans les maisons de repos, c’est vraiment un sujet qui nous tient à coeur, souligne Dominique Scheldeman, qui a présenté l’outil à nombre de bureaux au cours des derniers mois. Pour les personnes qui souffrent de démence, tout est plus gris, plus terne, les couleurs sont moins saturées et les contrastes plus visibles. Si le sol, les murs et les plafonds ont tous la même teinte, elles auront plus de mal à saisir correctement la perspective… Mais à l’inverse, lorsque le sol de la chambre diffère avec celui de la salle de bains, cela peut devenir pour elles une barrière insurmontable et une source d’angoisse ! Avec notre système de réalité virtuelle, les designers peuvent faire eux-mêmes l’expérience de cette différence de perception. Je vous avoue que j’ai été surpris de voir combien de designers ne possédaient pas cette connaissance.  » Entre-temps, Tarkett a déjà adapté plusieurs produits en fonction des besoins des patients déments, convaincu qu’il faut s’orienter vers un design empathique.

Une vision pour l’avenir

Faut-il pour autant renoncer à l’aspect artistique de l’architecture ? Pour Marc Dujardin,  » l’architecture, c’est l’art de rendre la vie plus humaine, plus simple, plus agréable, et cela n’empêche évidemment pas un concept inclusif d’être aussi artistique. Mais nombre d’architectes n’y voient guère qu’une obligation de plus à remplir pour obtenir un permis, au même titre par exemple que la sécurité incendie. C’est bien là le problème, car ils imaginent un projet et ne se demandent qu’a posteriori s’il est bien inclusif… ce qui les force ensuite à le transformer ou à l’adapter, avec toutes les complications et les coûts que cela implique. Et souvent, le résultat final n’est même pas beau. C’est pour cela que l’aspect inclusif devrait être pris en compte dès le départ.  »

Un parfait contre-exemple. A Vancouver, l'escalier du  Robson Square est esthétique mais trop raide et peu pratique pour les chaises roulantes ou les poussettes, peu visible pour les personnes malvoyantes et dépourvu de garde-corps.
Un parfait contre-exemple. A Vancouver, l’escalier du Robson Square est esthétique mais trop raide et peu pratique pour les chaises roulantes ou les poussettes, peu visible pour les personnes malvoyantes et dépourvu de garde-corps.© AGEFOTOSTOCK / BELGA IMAGE

Pour tenter de remédier à cette situation, l’expert intègre tous les cas qu’il a abordés avec ses étudiants et experts du vécu à un outil d’aide à la conception, l’appli UD.  » Nous exposons par exemple les problèmes que pourraient rencontrer les personnes confrontées à un handicap visuel ou auditif en proposant une solution. Ce n’est pas une question de style ou de créativité, mais de principe. Un sourd préférera une table ronde qui lui permettra de lire plus facilement sur les lèvres, un aveugle un modèle avec des angles qui l’aideront à s’orienter… et ce n’est pas forcément un problème, on peut trouver des idées créatives.  » La plate-forme propose également des solutions adaptées pour les usagers en chaise roulante, les personnes âgées, les enfants, les personnes confrontées à un handicap intellectuel ou les femmes enceintes.

Le design universel est un concept incontournable, conclut Leen Van Aken.  » Nous vivons de plus en plus vieux, et peut-être devrions-nous en tenir compte lorsque nous imaginons une nouvelle maison. Plutôt que d’ajouter des poignées ou des dispositifs d’aide le moment venu, pourquoi ne pas prévoir un concept qui puisse évoluer au fil de la vie et s’adapter ? Nous devons apprendre à réfléchir sur le long terme.  »

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