La générosité fait recette, devenant désormais une attitude autant qu’un engagement. Et que l’on soit milliardaire ou simple quidam, c’est tout bénef’ – mais pas nécessairement pour les mêmes raisons. Décryptage avec Renaud Gaucher, économiste du bonheur.

« Plus on est riche, moins on a de mo-rale, c’est prouvé « , titrait Le Monde le 29 février dernier, reprenant les travaux de chercheurs américains et canadiens dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences. Les résultats de leurs diverses expériences démontrent que le statut social influence directement le comportement, et que les populations privilégiées ont plus tendance à agir de façon moralement condamnable que les autres – ces classes inférieures que l’on devine par ailleurs considérées avec un certain mépris.

Si une telle étude risque d’apporter de l’eau au moulin des discours anti-élites, il est tentant de la mettre en rapport avec un phénomène plutôt récent : l’extrême générosité de certaines des plus grosses fortunes du monde, qui tentent de sauver la planète à coups de liasses de billets. Chef de file de ces top-donateurs, Bill Gates, l’éternel premier de classe, qui, non content d’avoir fait de sa fondation une super-puissance caritative, encourage magnats et milliardaires à partager leurs avoirs sans compter – enfin si, puisqu’il s’agit de renoncer à au moins 50 % de leur argent – via la campagne The Giving Pledge. Une initiative qui a déjà séduit plus de quatre-vingt bienfaiteurs, dont l’obole cumulée se chiffrera à terme en centaines de milliards. Pur acte de bonté ou rachat d’indulgence ? Volonté de changer le monde ou de flatter sa conscience ?

Difficile de trancher ces questions, d’autant qu’une autre notion s’invite dans la danse : le philanthrocapitalisme. Néologisme popularisé par le journaliste de The Economist, Matthew Bishop, ce concept illustre ce recours systématique à la philanthropie en général et aux fondations en particulier, pour activer des mécanismes à la limite de l’optimisation fiscale. On peut donc donner en toute bonne foi sans être totalement désintéressé : l’opération a tout du win-win, surtout dans un pays dont la population s’avère particulièrement sensible au charity business. Après tout, personne n’emporte son magot au paradis et un joli coup de pub est toujours bon à prendre… à condition de rester crédible et de ne pas user des oeuvres de bienfaisance comme paravent d’activités nettement moins reluisantes – on pense notamment à l’infâme Martin Shkreli, PDG de Turing Pharmaceuticals, qui s’est vanté d’avoir offert 4,5 millions d’euros à diverses causes, peu après s’être illustré en augmentant de 5 500 % le prix d’un traitement contre la toxoplasmose, soit un bond de 12 à 670 euros à l’achat. Difficile de jouer les bons samaritains après ça.

LE TEMPS, C’EST PLUS QUE DE L’ARGENT

Dans cette histoire de gros sous et de bons sentiments, l' » économiste du bonheur  » Renaud Gaucher, universitaire bardé de diplôme qui préfère modestement se présenter comme simple auteur du livre La finance du bonheur (*), nous livre son point de vue. Explorateur des relations ambiguës qui lient bien-être et compte en banque, l’une de ses idées de prédilection est que l’on surestime nos besoins matériels dans ce qu’il appelle  » la course au bonheur « .

 » D’un point de vue global, je traiterais la thématique « argent et bonheur », en trois temps, résume-t-il. Premièrement, oui, l’argent peut effectivement jouer un rôle actif, mais dans le cadre de l’effet tampon : une petite réserve pécuniaire permet de faire face aux imprévus, et confère un sentiment de sécurité, essentiel pour être heureux. Ensuite, le temps libre est généralement plus heureux que le temps de travail, donc à partir d’un certain niveau de richesse et de sécurité, il vaut mieux avoir plus de temps que plus d’argent ; de quoi souligner l’absurdité de l’adage « Travailler plus pour gagner plus ». Et pour terminer, une équipe de collègues de l’université Erasmus de Rotterdam, emmenée par Martijn Burger, a récemment effectué une large revue des analyses statistiques sur le bonheur et la consommation dans une étude à paraître. Dans leurs conclusions, on s’aperçoit qu’une conception calviniste de la consommation est à mettre en relation avec le bonheur – c’est-à-dire que les gens qui investissent dans l’épargne, la charité, l’éducation et les biens durables semblent plus heureux. Il n’existe pas de lien causal, mais au moins un lien statistique, qui peut suffire à établir une corrélation entre bonheur et philanthropie.  »

Rien d’étonnant à ce que les Etats-Unis, avec leur morale protestante et leur législation favorable, ait constitué un terreau fertile pour ces fondations privées, parfois tentées de se substituer aux états, avec l’envie un brin paternaliste de secourir les nécessiteux, mais à leur façon – et/ou d’esquiver le fisc, selon les cas. Mais peu importe les raisons, cette générosité honore les donateurs, selon Renaud Gaucher :  » On peut penser ce que l’on veut des méthodes ou des montants, mais ce sont des milliardaires qui font ce geste. Tous ne le font pas. Gates, Buffet, Zuckerberg… utilisent leur fortune pour tenter de faire le bien, alors qu’ils pourraient très bien se payer des jets privés ou des clubs de foot.  » Le citoyen lambda aura tôt fait de répondre qu’il est aisé de céder des sommes colossales quand on s’est constitué un matelas épais de billets, ce qui nous renvoie à  » l’épargne-tampon  » évoquée précédemment et au discours de l’homme d’affaires Warren Buffet, alors qu’il recevait un Lifetime Achievement Award for Philanthropy :  » En vérité, je n’ai jamais cédé le moindre penny qui ait pu m’être utile. Je suis très honoré de recevoir cette récompense, mais je ne l’accepte pas seulement à titre personnel, mais également au nom des millions de gens qui donnent de l’argent qui compte pour eux, en sachant que la somme offerte sera encore plus utile à d’autres personnes dans le besoin.  »

RETOUR DE L’ALTRUISME ?

Beau joueur, Buffet touche un point crucial : si en termes de valeur absolue, les habitués du classement Forbes se taillent la part du lion au niveau des donations, on estime que les moins nantis sont plus généreux en proportion. Mais plutôt que de se perdre en vaines comparaisons entre super-fortunes et commun des mortels, une question demeure : peut-on décemment espérer assister à un changement de mentalités, au retour à certaines formes d’altruisme après des décennies d’un individualisme tout entier voué à l’argent-roi ? Oui, mais sans enthousiasme excessif, d’après Renaud Gaucher.  » Des champs de recherche se développent, comme l’économie du bonheur ou la psychologie positive, c’est davantage un sujet de recherche aujourd’hui qu’il y a quarante ans, reconnaît-il. Ces domaines sont en plein développement et c’est encourageant, d’autant que le grand public commence aussi à s’y intéresser.  » Et l’on peut penser que le monde politique lui emboîte le pas. De là à tenir compte du Bonheur National Brut, comme au Bhoutan ? Hélas, tout cela n’est pas pour demain car, comme le rappelle Gaucher,  » pendant très longtemps, les économistes ont pensé que pour être plus heureux, il fallait gagner plus – sans jamais se demander si leur hypothèse de départ tenait la route. Quand on a fini par se poser la question, on s’est rendu compte que la réalité était bien plus nuancée.  »

En guise de conclusion, on se tournera vers le dernier prix Nobel d’économie 2015, Angus Deaton, qui avance que des revenus de 66 000 euros, par an et par foyer, suffisent à entrevoir la vie du bon côté. Et qu’au-delà de cette somme, il n’est plus question que de superflu dont chacun a le loisir de se séparer. Vous savez donc ce qu’il vous reste à faire, et en cas de panne d’inspiration, l’équipe de Gingo (lire par ailleurs) est là pour vous souffler quelques idées.

(*) La finance du bonheur, par Renaud Gaucher, Adalta Media, 144 pages.

www.renaudgaucher.com

PAR MATHIEU NGUYEN

 » IL VAUT MIEUX AVOIR PLUS DE TEMPS QUE PLUS D’ARGENT.  »

 » LES GENS QUI INVESTISSENT DANS LA CHARITÉ SEMBLENT PLUS HEUREUX.  »

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