Au coeur de la Flandre-Occidentale, Heuvelland offre des panoramas idylliques faits de villages paisibles, de cimetières silencieux et de collines se prenant pour des montagnes. Balade-découverte dans cette belle région qui déborde tout juste (ou pas) de l’autre côté de la frontière française…

REPÉRAGE

Attablés au café ‘t Hommeltje, à Kemmel, devant une omelette et une bière de Poperinge, nous examinons la carte de Heuvelland, avec ses huit communes, ses collines, ses cimetières et ses chemins de balades. Son vignoble aussi (lire par ailleurs). La  » Schreve « , comme on appelle ici la frontière franco-belge, a été façonnée par les caprices de la nature. En se retirant, la mer qui la recouvrait autrefois a formé des collines qui se sont progressivement oxydées et pétrifiées pour créer des buttes-témoins, soit des fragments de bancs rocheux érodés avec le temps. Ce relief très particulier a profondément influencé l’agriculture de la région et fourni les pierres de ses maisons et de ses églises. Il a aussi subi les affres de la Grande Guerre… Et aujourd’hui, il fait le bonheur des cyclistes et des promeneurs ! C’est en effet dans la paisible bourgade de Kemmel que se croisent les sentiers de grande randonnée GR 5A et GR 128, deux des circuits rouges et blancs qui sillonnent la Belgique et l’Europe. Les adeptes de la marche sont d’ailleurs nombreux à traverser, sac au dos, la place flanquée de marronniers qui servait autrefois à rassembler le bétail durant la nuit.

Un autocar à remorque s’arrête le temps de décharger une cargaison de cyclistes venus défier le Mont Kemmel – le plus haut sommet de Flandre avec ses 156 mètres – ou l’une des autres côtes de la région… Notre escapade peut commencer.

DIRECTION LA MONTAGNE

Derrière la statue de Gaperke, représentation gentiment ironique du sobriquet donné aux villageois par les habitants d’Ypres, une route pavée part à l’assaut de ce fameux Mont Kemmel. Renseigné par les balises rouges et jaunes du GR régional Heuvelland-Les Monts des Flandres, le circuit explore toutes les collines des environs sur près de 125 km, le long de la frontière, et s’autorise même quelques incursions en France. La piste est jalonnée de panneaux informatifs et traverse réserves naturelles et cimetières militaires, calmes villages et tapis champêtre de jacinthes. Par endroits, la pente peut atteindre 23 % !

C’est ici, sur ce site autrefois celtique, que l’enfer s’est abattu, au mois d’avril 1918 : l’absurdité de la guerre y a dévasté le paysage et fait plus de 200 000 morts, juste pour faire avancer (ou reculer) les armées de quelques mètres… Face à la vallée, l’Ange du mémorial aux soldats français semble contempler l’ossuaire où reposent les restes de 5 294 victimes. Un virage à gauche et le chemin entame l’ascension du Monteberg aux flancs plantés de vignes. Haut de 131 mètres  » seulement « , le petit frère du Kemmel offre néanmoins une vue splendide sur Dranouter et Loker, dont l’église aux quatre tourelles se dessine devant les pentes du Mont Rouge. Dans ses Archives du Nord, Marguerite Yourcenar voit dans les collines qui se dressent au sud d’Ypres,  » la quadruple vague des Monts de Flandre, le Mont des Cats, le Mont Kemmel, le Mont Rouge, et le Mont Noir dont j’ai une connaissance plus intime que des autres, puisque c’est sur lui que j’ai vécu enfant…  » Même Rubens, pourtant très marqué par son séjour en Italie, affirmait n’avoir jamais vu plus agréable paysage que les  » belvédères  » de Flandre-Occidentale…

SOUVENIRS DE GUERRE

La guerre n’a pas laissé derrière elle que du désespoir et des ruines : l’explosion des galeries souterraines a aussi formé des cratères qui se sont, au fil du temps, transformés en étangs grouillant de vie. Le pool of peace( » l’étang de la paix « , aujourd’hui rebaptisé Spanbroekmolenkrater) qui sommeille dans un écrin de verdure, à Wijtschate, un peu à l’écart de la Kruisstraat,est l’un des plus charmants, avec ses nénuphars, ses pouillots et ses fauvettes. Un peu plus loin, les soldats britanniques morts au combat reposent au milieu des champs qui n’ont plus de la bataille qu’un très lointain souvenir. Avec son horizon qui semble ne jamais devoir finir, ses sentiers étroits et son damier de cultures et de prairies, le paysage fait penser à une peinture abstraite. Le clocher du village se profile à l’arrière-plan. Plus loin, un monument rappelle encore les morts enterrés au cimetière de Kandahar Farm. Des saules têtards au tronc creux, où les chevêches viennent élever leur nichée, un bunker perdu au milieu de nulle part, un lièvre qui surgit puis disparaît en quelques bonds et des monuments complètent le tableau. Là, s’étend encore le cimetière australien et néo-zélandais de Messines Ridge. Ici, se dresse la tour de la Paix construite à la mémoire des soldats irlandais. Trois stèles gravées de rangées de chiffres rendent, elles, hommage à 69 947 victimes.

Quand on considère cette multitude de tombes et les flots de sang qui ont imbibé le sol du Westhoek il y a près d’un siècle, on se dit que le terme  » Grande Guerre  » est presque un euphémisme pour désigner ce premier conflit mondial. C’est un drame humain qui se cache derrière chaque tombe de chaque cimetière, derrière chacune de ces croix innombrables qui font de la région un immense sanctuaire. Ce drame de l’Histoire restera pour toujours indissolublement lié à ce petit coin de Flandre-Occidentale.

SUR LA FRONTIÈRE

Passant sous le Pont d’Amour, la route se poursuit vers Nieuwkerke et les Walletjes, une colline qui offre un panorama remarquable sur les environs et au loin, les tours de Lille. Dans l’église du village, les vitraux rappellent que les guerres de religion sont aussi passées par là, avec les prêches en plein air des pasteurs protestants, les réunions secrètes, les trahisons, l’inquisition catholique, le mouvement iconoclaste et l’exécution par les Bosquillons, en 1568, de trois religieux catholiques…

Une petite pause s’impose, dans le village, au Café Chaplin. Au menu du jour : Schelle van de Zeuge – du lard fumé – ou potjesvlees – de la viande au pot (lire par ailleurs), arrosés d’une blonde fruitée du Heuvelland… De quoi reprendre des forces pour la suite du périple, vers la réserve naturelle des Breemeersen, au sud-est. Ses mares, canaux, fossés et prairies marécageuses abritent de nombreux amphibiens, notamment le rarissime triton crêté. Une bécassine traverse le ciel avec un vrombissement caractéristique tandis qu’un bruant jaune lance quelques trilles. C’est également ici que se dresse la Tombe, une immense croix qui rappelle le souvenir des trois religieux. Comme les sentiers des environs s’aventurent tous de l’autre côté de la frontière, nous nous mettons en quête de l’une des vieilles bornes qui marquent la limite entre les deux pays. Nous dénichons finalement, grâce au bouche à oreille, un poteau dont seul le sommet dépasse encore du sol…

ENTRE DRANOUTER ET WESTOUTER

La silhouette massive du clocher de Dranouter se dessine à l’horizon. Du 2 au 4 août prochain, le village sera en effervescence pour son grand festival annuel de musique. Mais pour l’heure, tout est encore calme dans le hameau et son musée interactif The Folk Experience. Derrière l’église se dresse un monument à Pieter Platevoet (xvie siècle), théologien mais aussi et surtout cartographe qui a rendu possible la découverte du Spitzberg, une île norvégienne, et de la Nouvelle-Zemble, un archipel de l’océan Arctique russe.

En traversant la réserve naturelle Eeuwenhout, on file tout droit vers Loker et Westouter. Avec ses bois et ses étendues humides, le Mont Aigu inaugure une succession de cinq sommets, qui se poursuit un peu plus au nord avec la réserve du Sulferberg – caillebottis, sentiers champêtres et une sérieuse grimpette pour découvrir un panorama spectaculaire où l’on distingue, au loin, la tour de l’Yser. Tout autour, s’étendent à perte de vue de beaux paysages plantés de chênes, de marronniers, de hêtres et de noisetiers…

Dans le petit village de Westouter, fleurs, terrasses, restaurants et cafés prospèrent à l’ombre du clocher. D’ici aussi, plusieurs sentiers se dirigent vers ces paradis des promeneurs que sont le Mont Rouge, le Baneberg et le Mont Vidaigne, à un jet de pierre de la frontière française. L’endroit ne manque ni de charmes naturels ni d’attractions : le moulin à vent Lijstermolen gagnerait certes à être restauré, mais les 110 marches du Hellegatbos, qui franchissent allègrement un dénivelé de 30 mètres, méritent amplement le détour. Le Hellegat ( » trou d’enfer « ) est, depuis 1912, la toute première forêt domaniale du pays. Outre son riche patrimoine arboré, il abrite également, grâce à ses nombreuses sources, une multitude de plantes à fleurs : jacinthes, anémones et oseille des bois ont aujourd’hui repris leurs droits sur ces terres autrefois ravagées par la guerre.

INCURSION FRANÇAISE

La Flandre et ses Monts se prolongent encore, fût-ce sous un autre nom, bien au-delà de la frontière. A cheval sur la France et la Belgique, le Mont Noir déroule, sous le slogan  » stop and shop « , une hideuse rue commerçante destinée aux touristes d’un jour, passage obligé pour atteindre le site départemental Marguerite Yourcenar. Dans le parc, les jacinthes des bois qu’aimait tant l’écrivain s’épanouissent entre les étoiles blanches de l’ail des ours. Née il y a 110 ans à Bruxelles, Marguerite Cleenewerck de Crayencour a passé ses neuf premiers étés dans ce parc qui entourait le château de sa grand-mère, détruit à la fin de la guerre. Celle qui fut la première femme à rejoindre l’Académie française est toutefois enterrée aux Etats-Unis, loin de cette terre de Flandre qui l’a vue grandir.

Notre route touche à sa fin avec cette dernière étape, au Mont des Cats. Haute de 166 m, la colline est surmontée d’une antenne de près de 200 mètres visible à des kilomètres à la ronde et d’une abbaye dédiée à Sainte-Marie-du-Mont. Sur le mur du monastère, une feuille d’érable rappelle les 7 000 soldats canadiens morts au combat. Devant une bière trappiste et une portion de fromage d’abbaye, nous jetons un ultime coup d’oeil en arrière pour contempler les fabuleux belvédères des Monts de Flandre…

PAR MARK GIELEN / PHOTOS: WOUTER VAN VAERENBERGH

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