A l’est de Bali, dans l’archipel des îles de la Sonde, l’île de Flores vit au rythme d’étranges et mystérieux rituels issus de la nuit des temps. Les pierres des ancêtres révèlent, à ceux qui veulent l’entendre, un univers mystique et magique, unique au monde.

Amine, marin depuis sa naissance, passe plus de temps à bord de son bateau que dans sa propre maison. La mer le porte et le nourrit. Fier, le regard farouche, il contemple la baie de Labuhanbajo. Une imposante escadre de voiliers y attend patiemment le crépuscule. Leurs délicats balanciers donnent à ces embarcations locales, les  » prahus « , un petit air d’araignées géantes… La nuit venue, ces frêles esquifs des antipodes partent en chasse, fouillant les ténèbres pour débusquer les bancs de calamars et de crevettes.

Ici, à l’extrémité occidentale de l’île de Flores, la vie des pêcheurs est immuable. Les mêmes gestes répétés de génération en génération, le coeur marié à l’océan. Pour ces hommes, les montagnes qui dominent la baie ne sont qu’un univers malsain et inconnu, peuplé de tribus qui révèrent les esprits et ignorent les préceptes de Mahomet. A leurs yeux, la traversée de cette île longue de 360 kilomètres et peuplée de 1 500 000 habitants ne manque pas de dangers : esprits maléfiques, peuplades hostiles, volcans irritables et routes vertigineuses où disparaît parfois, victime de freins défaillants, un car poussif et surchargé de paysans…

Peuple de terre

Il faut endurer près de quatre heures de virages et de cahots pour atteindre la ville de Ruteng, petite capitale montagnarde du peuple Manggarai. Une mer de rizières ondule autour du bourg, jusqu’à l’horizon barré par de hautes montagnes noires. Ces rizières verdoyantes sont l’oeuvre des missionnaires hollandais venus ici au début du XXe siècle. Soucieux d’améliorer le bien-être de leurs ouailles, ils ont voulu développer l’agriculture, créant ainsi un paysage digne du Paradis. Hélas, les bons pères n’ont pas hésité à décourager tout ce qui faisait l’originalité des traditions locales. Au nom de l’hygiène, les gigantesques maisons communes abritant parfois plusieurs centaines d’individus ont été abattues, remplacées par des habitations imitant le modèle européen. Les épidémies ont disparu, mais la religion traditionnelle a été crucifiée. Le grand dieu des Manggarais, Moeri Kraeng, pleure ses fidèles disparus…

Aujourd’hui, toute la région semble vouée au culte de la Vierge Marie. Les fiers guerriers d’autrefois sont devenus des catholiques assidus et les églises sont innombrables.

Vers le levant, le volcan Inerié, culminant à 2 245 mètres d’altitude, jaillit d’une forêt de bambous. Les collines boisées des environs dissimulent les communautés de l’ethnie Ngada. Du haut de son éperon rocheux, le village de Béna domine la mer de Savu. Il faut moins d’une journée de marche périlleuse pour atteindre la plage. Mais les Ngadas ne s’intéressent pas à l’océan. Jadis, celui-ci ne leur apportait que les raids de navigateurs à la recherche d’esclaves. Depuis, la tribu se tient à une distance respectueuse de la grève.

Ici, le culte des esprits garde toute sa vigueur malgré la christianisation de la région. Incrédule, le voyageur découvre un ensemble de petites pierres levées, dont le sommet est orné d’une  » perruque  » de fibres noires. Une niche de bambou jouxte ces nains pétrifiés. Ce ne sont pas de simples pierres, mais bien les ébunusihs, les ancêtres de ce peuple de la terre. Il faut les nourrir, non en maïs ou en viande de chien mais bien en porc, poulet, buffle et riz.

Une fois l’an, une modeste cérémonie est organisée pour rebâtir la niche, leur  » maison « , et pour refaire les perruques de fibre.

Ces mystérieuses pierres ancestrales ponctuent le territoire des Ngadas. De grands cercles de monolithes acérés marquent la place centrale de Béna. Aloysius, l’un de ses habitants, ne doute pas qu’elles soient douées de pouvoirs magiques.  » Certaines nuits noires, les pierres deviennent lumineuses. Parfois, un bouc noir immatériel, fantomatique, sort du cercle mégalithique pour venir doucement inspecter l’intérieur des saomézés, les maisons claniques, mais il s’abstient d’y pénétrer. « 

Le village est constitué d’une suite de terrasses aux murs de pierres bien appareillés. Une rangée de sao mézés est édifiée de chaque côté de cette place centrale. Toutes sont quasiment identiques. Décorées de cornes de buffles et de bas-reliefs d’animaux mythiques, elles sont surmontées d’une imposante toiture de chaume dominée par une statuette de guerrier ou par une niche abritant un esprit féminin. Leur reconstruction régulière est l’occasion d’une fête rituelle. La propriétaire se pare de boucles d’oreilles qui ne sont portées qu’en cette occasion. Des musiciens frappent frénétiquement les gongs et les tambours, et les villageois travaillent collectivement, s’improvisant charpentier ou sculpteur.

Chaque clan a édifié sur la place une paire de ngadhu (en forme de parasol) et de bhaga (niche rituelle). Le ngadhu étant le mari, le bhaga symbolisant la première femme ancêtre. Martha, volubile, explique que le pilier sculpté du ngadhu de son clan est indestructible, sanctifié par de nombreux sacrifices d’animaux. Ces étranges ombrelles semblent vouloir protéger leur descendance. Pourtant, ce peuple farouchement attaché à ses valeurs voit désormais son univers menacé : l’influence des prêtres, la surpopulation qui ravage les forêts, l’érosion des sols ne leur permettront plus très longtemps de vivre selon les règles millénaires que leur ont léguées leurs ancêtres vénérés…

Les lacs du Kelimutu

A mesure qu’il progresse vers l’est de l’île, le voyageur s’enfonce dans une terre où chaque lieu est chargé de signification et de forces magiques. La route conduit jusqu’à un lieu nommé Moni, traversant des paysages époustouflants. On chercherait en vain un vrai village. Mais chaque lundi, les paysannes de la peuplade Lios dévalent les collines pour y faire provision de sel et de poisson séché, ou pour vendre quelques oignons, des légumes et les somptueux ikats qu’elles tissent avec dextérité.

Ces tissus complexes et raffinés racontent la vie des Lios : les couleurs qui les environnent et les hautes maisons sacrées de leurs hameaux. Lisedetu s’enorgueillit de posséder quatre demeures ancestrales, renfermant de précieuses défenses d’éléphants et divers objets ayant appartenu aux fondateurs du village. Alentours, les rizières mûrissent à l’ombre du volcan Kelimutu. Un volcan qui ne semble n’être qu’une barrière de hautes collines. Mais après qu’un camion brinquebalant vous ait déposé là-haut, un incroyable spectacle s’offre à vous : trois lacs de couleurs différentes couronnent le sommet. Le plus petit, perdu au fond du gouffre, est noir comme la nuit. Un autre, entouré de fumeroles, est d’un bleu turquoise laiteux. Le dernier est devenu brun sombre après avoir été rouge vif durant de longues années. C’est le taux d’acide qu’ils contiennent qui induit ces variations chromatiques.

Pour les Lios, ce site unique au monde est le séjour des âmes de leurs défunts. Chaque étendue d’eau correspond à une catégorie : les enfants, les hommes et les femmes. Les Lios affirment qu’il y a trente ans, de nombreux pèlerins animistes venaient ici pour invoquer les esprits et sacrifiaient alors de nombreux buffles.

Larantuka marque la fin de la traversée de Flores. Son église portugaise rappelle l’histoire de ce navigateur lusitanien qui, en 1544, doubla la pointe orientale de l’île, qu’il baptisa  » Cabo das flores « , le cap des fleurs. Sans le savoir, il donnait ainsi son nom à cette splendide île volcanique aujourd’hui encore auréolée de mystère…

Textes et photos : Paul Lorsignol/Planet Pictures

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