C’est un tee-shirt pour enfants du créateur Walter Van Beirendonck qui nous a mis sur la piste. Vendu au profit de l’ONG Plan, avec la complicité de JBC, il s’orne d’un imposant labyrinthe en forme de cercle. Pourquoi cette forme sulfureuse, au lourd passé mythologique ? Aurait-elle quelque chose à nous dire sur le présent ? Il ne faut pourtant pas longtemps pour réaliser que le modèle du styliste anversois, très graphique, n’abrite pas un Minotaure affamé comme dans la légende. Il ferait plutôt penser à ceux, nettement plus inoffensifs, que l’on retrouve dans les livres de jeux ou sur les emballages des paquets de corn flakes. Pur hasard, alors ? Peut-être pas. Car l’ombre du mythe original plane même sur cette version très édulcorée.  » Toutes ces variantes ludiques du labyrinthe aident en réalité les enfants à apprivoiser le monde « , nous explique le penseur Jacques Attali, le premier à avoir fait le rapprochement entre le cheminement dans les lacis d’un labyrinthe et le cheminement dans les méandres de la vie moderne, une thèse développée sans détour (sic) dans un livre intitulé  » Chemin de sagesse, traité du labyrinthe  » (Fayard).

Chacun sa (dé)route

Le labyrinthe serait donc l’une des clés de compréhension de notre époque. Difficile à croire. Et pourtant… Prenons les jeux vidéo, dont le succès atteint aujourd’hui des proportions vertigineuses. Ils abattent la même carte. L’ancêtre Pacman (vingt-cinq ans cette année) gloutonnait déjà dans un labyrinthe. Le graphisme a évolué depuis, mais pas la philosophie. Les jeux de  » shoot  » ou d’arcade se greffent toujours sur une structure labyrinthique. Le héros, c’est-à-dire le joueur, est claquemuré dans un univers confiné, ville, immeuble ou souterrain, dont il doit trouver la sortie pour atteindre le niveau suivant. Ce qui implique de liquider tous les adversaires qui passent (comme dans  » Doom  » et ses succédanés), de franchir une ribambelle d’obstacles ou de résoudre d’impitoyables énigmes (comme dans  » Exit « , le nouveau jeu de plate-forme pour la console PSP de Sony). Cet imbroglio prend une tournure abyssale dans les jeux en réseau, où l’internaute affronte, dans des espèces de no man’s land virtuels, ses rivaux invisibles, scotchés à leur écran quelque part en Chine, au Canada ou… dans l’appartement d’à côté. Un peu comme des labyrinthes de labyrinthes…

La société serait donc engluée dans ce dédale ? Tout le laisse penser. Surtout à l’heure où l’homme n’en finit pas de coloniser de nouveaux territoires virtuels. Redevenu nomade, il chemine en pensée et en images au gré de réseaux aux formes mouvantes.  » Quiconque a essayé un jour d’entrer dans Internet sait qu’il ne faudrait pas parler d’  » autoroutes  » de l’information mais plutôt de labyrinthes, observe Jacques Attali. Gigantesque enchevêtrement de ruelles et d’impasses, de bibliothèques et de cafés, le réseau se compose de milliers de chemins qui souvent se terminent en impasses.  » Le tissu routier lui-même n’est pas sans rappeler cet imbroglio. Sinon pourquoi aurait-on besoin de GPS pour s’y retrouver ? A tout moment, on risque de s’égarer. Physiquement ou mentalement. Même dans sa propre famille, dont l’éclatement a chamboulé la géographie, il n’est pas toujours simple de s’y retrouver…

Le doute est permis

Qui peut en effet encore affirmer de nos jours, sans risquer de voir le bout de son nez chatouiller l’horizon, avoir pris la mesure du monde, en maîtriser parfaitement les rouages et y évoluer avec l’aisance du guide déambulant dans les salles d’un musée ? Mais comment jeter la pierre à quiconque avouerait avoir perdu sa boussole. Et admettrait avancer dans le xxie siècle cahin-caha, presque à l’aveuglette, en espérant ne pas sentir le sol se dérober sous ses pieds à chaque foulée.

C’est qu’en un siècle et des poussières, la société a radicalement changé de visage. Un lifting digne d’Elizabeth Taylor, rictus crispé compris. De plus en plus grand à force de reculer les frontières de l’infiniment petit, de plus en plus complexe à force de dilapider l’héritage moral des parents, de plus en plus immatériel aussi à force de diluer le réel dans l’océan virtuel, le monde échappe peu à peu à l’entendement. Comme si plus on en savait, plus on devenait ignorant.

Inutile de préciser que le rêve caressé un temps par les philosophes des Lumières de tenir tous les savoirs dans le creux de la main s’éloigne inexorablement. Au mieux, on en maîtrise des bribes, des parcelles, auxquelles on s’accroche comme à une bouée après un naufrage. Pour le reste, on s’en réfère à Dieu ou à l’une de ses innombrables contrefaçons, matérialisme sauvage pour les uns, spiritualité de bazar pour les autres.

Comment représenter symboliquement cet épais brouillard qui obscurcit le monde et nos esprits ? Par un cercle ? Ou un carré ? Des formes trop définitives, trop parfaites, trop cristallines. Par une ligne droite, alors ? Encore moins. Elle suggère le progrès, la fluidité, le cheminement sans encombre. Et certainement pas le doute, le tâtonnement, l’incertitude, les impasses… Non, pour illustrer cet enchevêtrement de ruelles et de recoins où s’égare ce début de millénaire, la figure qui s’impose est bien le labyrinthe.

Jardins divers

Toujours dans cette veine récréative, un exemple bien connu est certainement celui des labyrinthes végétaux qui poussent chaque été au milieu des champs de maïs. Et qui n’est en fin de compte qu’une resucée, certes plus aboutie et plus conforme à l’air du temps, du palais des glaces des fêtes foraines. Depuis dix ans en France, sous la houlette de la société Labyrinthus (1), pas moins de 3 millions de personnes ont ainsi sillonné en tous sens les allées d’édifices monumentaux épousant les formes les plus diverses, de la planète Saturne aux motifs géométriques alambiqués. A chaque édition est associé un thème porteur (l’univers des frères Grimm et de la magie pour 2006, le premier en Alsace, le second près de Toulouse), histoire de positionner le périple comme une attraction à part entière. Au détour d’un énième lacet, les visiteurs s’arrêtent pour assister à un spectacle avant de reprendre leur progression vers l’inconnu.

La Belgique a emboîté le pas aux Français dès 1997 dans la région de Durbuy (2). Depuis, le concept a connu des avatars divers. Un labyrinthe des senteurs donne ainsi du nez à retordre aux intrépides à Lyon. Et l’an passé, c’est une version de plage qui voyait même le jour sur le littoral belge. Autres terrains de jeu, autres architectures, mais même recette, même exaltation. Quel que soit le décor, la balade prend à chaque fois un tour un peu maléfique. On se fait peur, mais gentiment, en songeant à ce qui nous attend derrière le coin, ou à la pensée que, peut-être, on ne trouvera pas l’issue. L’absence de repères visuels titille l’imagination, la met en émoi…

De sorte que le labyrinthe végétal, floral ou minéral est à la réalité ce que le film d’épouvante est au fait divers. A savoir une version placebo, un simulateur d’émotions fortes. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que les archives du cinéma regorgent de scènes d’anthologie s’égarant dans le dédale de plants de maïs à l’atmosphère étouffante. Citons pour mémoire  » The Shining  » de Stanley Kubrick avec Jack Nicholson (1980),  » Signes  » de Night Shyamalan avec Mel Gibson (2002) ou, plus récemment, le dernier Harry Potter (2005). Chacun de ces films comporte au moins une course poursuite palpitante dans un labyrinthe improvisé, où il n’est pas difficile de déceler une métaphore végétale du monde, réveillant aussi sec les peurs primales enfouies dans les entrailles – tiens, tiens, encore une histoire d’écheveau… – du spectateur. Frissons garantis.

Le miroir du monde

Au c£ur de cet imposant volet ludique, le labyrinthe se retrouve aussi très souvent sur le devant de la scène pour exprimer, avec plus de gravité cette fois, la complexité du monde actuel. Sinon directement, du moins par le biais de ses acteurs les plus emblématiques. Il ne s’agit donc plus, dans ce cas, de désamorcer le caractère anxiogène du labyrinthe en le caricaturant grossièrement, en le rendant fun, en le dépouillant de ses attributs les plus effrayants, mais, au contraire, de mettre en exergue sa nature profondément aliénante et destructrice – qui est d’ailleurs la sienne à l’origine -, pour bien montrer comment la société, mais aussi l’inconscient de chaque individu, reproduisent le même schéma sibyllin à l’issue incertaine. Et présentent donc le risque eux aussi de se transformer en prisons de l’âme si on s’y aventure sans prendre certaines précautions. Tout le monde n’a pas dans son entourage une Ariane prête à dérouler le fil salvateur…

Un procédé particulièrement prisé dans les champs artistique, littéraire et architectural. Cette construction en abîme est convoquée, par exemple, pour évoquer l’univers complexe d’un créateur comme Pedro Almodovar, ce cinéaste du secret qui aime truffer ses films de fausses révélations, en ce sens qu’elles semblent déverrouiller des portes alors qu’elles brouillent, en réalité, un peu plus les pistes. Comme dans un labyrinthe, quand on pense se rapprocher du but et que la seconde d’après, on s’en éloigne à nouveau. Ce jeu de dupes sert de canevas à l’exposition qui lui est consacrée en ce moment à la cinémathèque à Paris (3), et dont chaque pièce éclaire autant qu’elle épaissit le mystère sur la personnalité de l’artiste…

Art et sport au même régime

On le voit, pas besoin de remonter à Kafka ou à  » Brazil « , le film de Terry Gilliam (1985), pour trouver trace de métaphores labyrinthiques. Elles hantent la création contemporaine. Comme dans le spectacle de danse  » Les familiers du labyrinthe  » de notre compatriote Michèle Noiret, que la chorégraphe monta l’an dernier à l’opéra Garnier de Paris, et qui s’apparente à un parcours sinueux à travers des labyrinthes imaginaires dans le sillage de la destinée humaine. L’enclave comme miroir du monde encore dans cette installation de l’artiste Jeppe Hein présentée il y a quelques mois au Centre Pompidou, toujours à Paris. Invisible de l’extérieur, son  » labyrinthe virtuel  » ne se matérialisait que quand le spectateur tentait de le traverser. Un clin d’£il aux barrières invisibles mais pourtant bien réelles qui émaillent la route de chaque être humain. Epinglons encore ce projet de réhabilitation de la fameuse Schlossplatz à Berlin (4). Il suggère d’installer sur l’esplanade un vaste labyrinthe végétal. Moins pour s’y perdre que pour y méditer… en rond ?

Ce n’est pas tout. Il faut aussi compter avec tous les labyrinthes qui ne disent pas leur nom. Sous-entendu : qui ne reproduisent pas sa structure sinueuse, avec ses bataillons d’angles droits ou de courbes retorses, mais qui en épousent néanmoins la dynamique, la logique. Ce sont les plus nombreux. Et les plus redoutables. Justement parce qu’ils dissimulent leur véritable identité. Jacques Attali compare ainsi le monde du travail à un vaste labyrinthe, dans lequel chacun tâche de se frayer un chemin sans se perdre en route…

Même le regain d’intérêt observé depuis quelques années pour des sports comme le golf ou le football attesterait également de la montée en puissance de la pensée labyrinthique, clé de voûte de l’organisation générale du monde.  » Ce sont des sports labyrinthiques, affirme sans ciller l’ancien conseiller du président Mitterrand. Pour le premier, c’est évident, le but étant d’atteindre un trou invisible vaguement signalé par un drapeau. Quant au second, c’est plus subtil. Mais tout aussi manifeste. Une équipe ne fait rien d’autre que traverser un labyrinthe – matérialisé par l’équipe d’en face – dans l’espoir de parvenir au goal adverse. Une forme de labyrinthe complexe puisqu’elle est en mouvement.  »

Se perdre pour mieux se retrouver

 » La plupart des éléments de la vie moderne renvoient au labyrinthe, conclut l’auteur de  » C’était François Mitterrand  » (Fayard). La ville est un labyrinthe, comme les réseaux de pouvoir et d’influence, les organigrammes, les cursus universitaires ou les carrières dans l’entreprise.  » La science n’y échappe pas non plus :  » Les manipulations génétiques se présentent encore comme la création d’une série de labyrinthes codés « , insiste Jacques Attali. Rien d’étonnant si l’on y songe. Le labyrinthe, qui est l’une des plus vieilles figures de la pensée humaine (ses premières apparitions remontent à plus de 3 000 ans), est inscrite dans le patrimoine intime. A la fois biologiquement – l’empreinte digitale n’est-elle pas un labyrinthe propre à chaque individu ? – et psychiquement. La psychanalyse désigne en effet l’inconscient comme un monstre tapi au fond d’un labyrinthe. Ce qui nous conduit naturellement à cette citation de l’analyste jungien Joseph L. Henderson (5), qui boucle en quelque sorte la boucle, et donne un sens à ce tracé simple et complexe à la fois :  » En observant attentivement un labyrinthe, il arrive que le seuil de notre perception baisse, non pas à cause du vertige seulement, mais d’une manière qui permet lorsqu’on sort du labyrinthe de ressentir de façon plus naturelle, plus authentique la beauté du grand espace qui nous entoure.  » Encore faut-il en sortir…

(1) Internet : www.labyrinthus.com

(2) Internet : www.lelabyrinthe.be

(3)  » Almodovar Exhibition « , à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, à Paris (XIIe). Jusqu’au 31 juillet prochain. Tél. : + 33 1 71 19 33 33.

(4) Internet : www.labyrinthgarten- berlin.de

(5)  » The Wisdom of the Serpent « , par Joseph L. Henderson, Princeton University Press.

Laurent Raphaël

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