Généreux bâtisseurs
Avec son associé, Jean-Philippe Vassal, la Française développe depuis près de trente ans une architecture à contre-courant des modes et des bâtiments spectacles qui font le buzz. Leur réflexion a été couronnée, en 2019, par le Prix européen d’architecture. Une reconnaissance pour cette oeuvre de longue haleine, centrée sur l’humain et l’environnement.
C’est une femme déterminée, qui ne colle pas du tout avec l’image de l’architecte démiurge que certains de ses confrères véhiculent. Elle ne veut d’ailleurs pas se mettre en avant. Sa carrière, Anne Lacaton tient à le rappeler d’entrée de jeu, elle ne l’a pas bâtie seule. Depuis ses débuts, il y a pratiquement trente ans, elle oeuvre avec Jean-Philippe Vassal, qu’elle rencontra pendant ses études à l’école d’architecture de Bordeaux, d’où ils sortirent diplômés en 1980. Depuis, ces deux-là n’ont cessé de chercher des solutions innovantes pour créer des espaces plus agréables à vivre et en phase avec l’environnement.
Le résultat de ce travail n’est pas tape-à-l’oeil, loin de là. Les ouvrages signés par le duo français sont à mille lieues de ceux qui font généralement accourir les amateurs de belles images léchées. Ils pourraient même paraître, aux yeux des non-initiés, banals. Et pourtant, chacun de ses immeubles est parfaitement en phase avec notre temps et les préoccupations de la société. L’équipe a d’ailleurs reçu, l’an dernier, le Prix européen d’architecture Mies van der Rohe pour un ensemble de logements à Bordeaux (réalisé avec Frédéric Druot et Christophe Hutin). La particularité de ce projet – qui illustre bien l’un des concepts développés par le tandem : il s’agit d’une rénovation de trois barres effectuée sans faire déménager les habitants. Des plateaux de béton ont été ajoutés devant les façades existantes pour créer une seconde peau et une extension, et ainsi offrir des terrasses-jardins d’hiver aux occupants. La taille des habitations a donc été augmentée et chacun a pu s’approprier ce lieu, entre intérieur et extérieur, à sa manière. Au plus grand bonheur de ces pionniers du développement durable, qui commencèrent à penser » vert » bien avant que cela ne devienne le leitmotiv de tous les concepteurs.
‘L’idée est de voir comment on peut faire fonctionner un bâtiment naturellement, sans apport de mécanisme.’
Nous avons rencontré Anne Lacaton en début d’année, lors de son passage à Bruxelles, pour une conférence dans le cadre de l’initiative Lunch with an Architect (*). Une ville qu’elle connaît pour y avoir déjà travaillé. D’abord pour une étude théorique sur la conservation de la tour Brunfaut, à Molenbeek-Saint-Jean, un édifice emblématique en bord de canal, que son bureau conseilla de garder évidemment. Et plus récemment, pour la transformation de 80 logements dans la cité du Peterbos à Anderlecht, avec le studio belge 51N4E. Un dossier qui en est au permis d’urbanisme et qui se base sur les mêmes principes que ceux de Bordeaux.
Avec Jean-Philippe Vassal, vous avez été parmi les premiers à travailler sur la thématique de l’architecture » verte « . Qu’est-ce qui vous a poussés sur cette voie ?
Quand nous avons réalisé notre première maison, en 1990, la réflexion sur les bâtiments passifs n’était pas d’actualité. Mais nous nous y étions déjà intéressés à l’école car il y a eu des travaux sur le sujet dès le milieu des années 70. En Californie notamment, mais aussi par exemple en Allemagne, avec Frei Otto. Nous étions attirés par ces recherches car nous étions persuadés que la solution était là. Même si au départ, c’était très intuitif. De tout temps, l’architecture a été liée au climat et pourtant, nous sentions que progressivement les immeubles se coupaient de la nature, via l’isolation notamment. Comme si » faire avec le climat » était lié à l’idée de se couper de ses ressources et de ses bienfaits. On a toujours eu la conviction qu’il fallait faire le contraire.
A l’époque, les techniques n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Comment vous y êtes-vous pris ?
De nos jours, toute la réflexion est orientée autour des matériaux d’isolation, de la technologie, des panneaux solaires… Un arsenal qui permet de moins consommer d’énergie, mais qui est fondé sur le principe que l’usager est passif, qu’il n’ouvre pas les fenêtres par exemple. Le bioclimatique, que nous défendons, c’est différent. L’idée est de voir comment on peut faire fonctionner un bâtiment naturellement, sans apport de mécanismes, avec des surfaces transparentes, des protections solaires, des rideaux thermiques… à ouvrir et à fermer en fonction du moment. Dans ce système, l’habitant est actif. C’est pourquoi, dès nos débuts, nous nous sommes appuyés sur le principe des serres horticoles, tout simplement parce qu’il y en avait beaucoup dans la région où on a étudié, à Bordeaux. En écoutant les agriculteurs, nous avons vite compris que ces modules étaient peu technologiques mais constituaient une enveloppe formidable pour jouer avec le soleil et l’air efficacement.
Utiliser des serres pour construire des logements, l’idée est plutôt audacieuse…
Nous avons senti que nous pouvions employer cela pour des habitations individuelles et ça s’est vérifié rapidement… Par contre, ça a été plus difficile quand nous avons commencé des projets plus conséquents. En 2005, on est tombés sur un client qui nous a écoutés et a accepté de nous suivre pour quatorze habitations dans la cité ouvrière à Mulhouse. Lui aussi ambitionnait de faire du logement social autrement et de sortir des normes. Nous avons proposé de travailler avec un grand volume à deux niveaux : une plate-forme en béton à 3 mètres au-dessus du sol, formant en dessous d’elle le rez-de-chaussée et, par-dessus, des rangées de serres agricoles à peine améliorées. Nous avons ensuite divisé ce volume, un peu comme un grand loft, en quatorze espaces. En faisant attention à ce que toutes les habitations aient une double orientation et deux niveaux. Notre objectif était de doubler la surface d’usage par rapport au logement traditionnel. Nous avons ainsi obtenu une unité de 4 chambres qui faisait 180 m2, au lieu des 100 m2 habituels, pour un coût de construction identique… Nous avons d’ailleurs discuté avec le client pour que le loyer ne soit pas augmenté pour autant. Ce qu’il a fait.
‘L’écologie, c’est une attitude, ce n’est pas une image finale, ce n’est pas de la communication.’
Aujourd’hui, vous appliquez ces mêmes concepts bioclimatiques sur des projets plus vastes, en annexant des ensembles d’appartements existants avec des jardins d’hiver, comme à Bordeaux. Ça fonctionne comment ?
Un jardin d’hiver est un volume chauffé uniquement grâce au soleil. Cette terrasse couverte, et qui peut être fermée en hiver, crée une zone tampon entre intérieur et extérieur, naturellement préchauffée, ce qui diminue les besoins en chauffage avec l’espace intérieur, qui lui est fermé avec des châssis en double vitrage. Ce jardin d’hiver apporte en plus aux habitants tout un espace de plain-pied, qu’ils s’approprient. Ils ont une créativité stupéfiante ! L’efficacité de cette méthode est démontrée… Mais cela reste quelque chose de non courant. Nous devons donc à chaque fois développer plus d’études pour argumenter auprès des administrations, que ce soit à Hambourg ou Bruxelles ou en France.
Ces dernières années, l’architecture écologique prend des formes très diverses. Façades plantées, etc. Quel regard portez-vous sur ces idées green ?
Ces bâtiments-là, ou les écoquartiers par exemple, entendent porter le concept d’écologie alors qu’ils sont souvent construits sur des lieux préalablement vidés et aplanis, où tout a été démoli, où les arbres ont été coupés… L’écologie, c’est une attitude et une démarche qui part très en amont et sur toute la longueur du processus, ce n’est pas une image finale, ce n’est pas de la communication. On peut faire des bâtiments sérieux, agréables à vivre, performants d’un point de vue environnemental… et d’une grande simplicité. Pas besoin de les habiller et de montrer du doigt qu’ils sont verts.
Ce serait en quelque sort de la propagande écologique ?
Je n’irais pas si loin mais c’est en tous cas une dérive d’apparence qui fonctionne bien en images. Mais ce n’est pas très durable.
En parallèle de votre approche bioclimatique, vous parlez de la générosité de votre démarche…
Nous avons toujours voulu réfléchir à ce que nous pouvions apporter de mieux aux habitants. Ainsi, notre premier projet était destiné à une famille d’ouvriers et, en tant que jeunes architectes, nous avions l’obsession de faire mieux que ces maisons standards sur catalogue. On trouvait inacceptable que pour des raisons économiques, on se doive de toujours restreindre. Pour nous, le minimum habitable est un mot qui ne devrait pas exister. C’est ainsi que la question des dimensions est venue, ainsi que celle du contact avec la vue et le ciel… Cette maison a presque 30 ans et ce couple y vit toujours.
Cette générosité s’oppose aux préoccupations actuelles des propriétaires et des gestionnaires de villes qui visent la densification et la rentabilisation de chaque centimètre…
Il est vrai que proposer des logements plus grands était plus facile il y a vingt ans que ces cinq dernières années car le coût du foncier, toujours plus cher dans les villes, a rendu l’approche beaucoup plus comptable et basée sur le rentable. Pourtant, nous avons fait beaucoup d’études qui montrent que la densité n’est pas contradictoire avec la générosité. Il faut juste une meilleure optimisation des sols et jouer sur la hauteur. Penser la densité au cas par cas, sur chaque terrain, et non comme un ratio s’appliquant uniformément à une zone ou un quartier.
Vous insistez également sur l’importance de ne pas détruire l’existant, notamment les grands HLM parisiens…
Pourquoi faudrait-il toujours tout remplacer pour faire mieux ? Il faut avoir la curiosité, la modestie, la culture aussi, de regarder comment les choses sont faites et d’y chercher les qualités. La plupart des édifices existants ont de la valeur. Casser, c’est à l’opposé de l’écologie. Les déchets et le gaspillage générés ne seront jamais compensés même si le nouveau bâtiment est écologiquement le plus vertueux qui existe. Les grands ensembles, que l’on trouve presque partout et massivement dans les grandes villes d’Europe, c’est un potentiel de transformation et de création incroyable. Nous partons du principe que, après cinquante ans, ces bâtiments ne sont pas au bout de leur vie. Ils sont souvent dégradés mais ne présentent pas de danger pour les gens. L’acoustique n’est pas bonne, souvent la thermique aussi, mais on peut améliorer tout ça, ainsi que la qualité d’habitation intérieure. Il faut partir d’un inventaire positif des choses que l’on a sous la main.
Mais n’est-il pas difficile de garder des villes cohérentes, quand il faut y intégrer ces » erreurs » du passé ?
La ville est faite d’une multiplication de strates dans l’histoire. Quand on voit des centres anciens, on a l’impression qu’il y a une sorte de cohérence et d’uniformité car le temps a passé, mais en réalité, il y a beaucoup de divergences. La ville est faite de ces variations. La cohérence, c’est la diversité, et il n’est pas démontré que quand on détruit l’existant pour faire du neuf, on crée une plus grande cohérence. Par ailleurs, je ne vois absolument pas pourquoi tout ce patrimoine moderne d’habitations serait spécifiquement qualifié d' » erreur « . C’est un manque de considération et de respect incroyable pour tous ces habitants qui sont là, chez eux. On peut constater ce qui ne va pas, l’identifier avec précision, et trouver des solutions pour améliorer en conservant précieusement ce qui est bien. C’est ça aussi le travail de l’architecte et l’enjeu de l’architecture maintenant.
Quel est pour vous le rôle de l’architecte ?
Il se doit d’être très proche de la vie quotidienne et de l’usage. Générosité et rêve… sont des mots qui me semblent définir notre travail. Mais aussi rigueur, pragmatisme et économie pour s’adresser à tous. L’architecture est vraiment caractérisée par le fait de combiner inséparablement les contraires : être très rigoureux et très libre, très économe et très généreux, technique et poétique…
Comment pourrait évoluer l’architecture dans le futur ?
On cherche toujours à projeter le futur, comme s’il était forcément innovant, ou plus audacieux, mais le futur c’est tout de suite, il n’y a pas de raison d’attendre pour faire ou inventer.
(*) lunchwithanarchitect.be Le prochain invité, en décembre prochain au vu des événements récents, sera le Français Rudy Ricciotti, auteur du MuCem, à Marseille. p>
En bref – Anne Lacaton p>
Anne Lacaton naît en France en 1955, Jean-Philippe Vassal en 1954, à Casablanca, au Maroc. p>
En 1980, ils sortent tous deux diplômés de l’école d’architecture de Bordeaux. Lui travaille ensuite quelques années au Niger alors qu’elle se spécialise en urbanisme, en France. Ils forment par la suite leur propre bureau Lacaton & Vassal. p>
En 1993, ils signent une première maison, à Floirac, dans le sud de la France, selon leurs principes écologiques et de générosité d’espace. p>
Ils imaginent en 2005 un premier immeuble HLM, construit à l’aide de serres agricoles, à Mulhouse. p>
Le Prix européen Mies van der Rohe leur est décerné en 2019, pour la transformation de trois barres de logements à Bordeaux. p>
lacatonvassal.com p>
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