A 68 ans, l’empereur de la mode italienne n’est pas prêt à abdiquer. Bien au contraire. Plus déterminé que jamais, Giorgio Armani poursuit même ses rêves de conquête, en songeant toutefois à l’inévitable succession. Interview exclusive.

Tous les experts le confirment : l’année 2002 a été désas-treuse, économiquement parlant. Pas pour Giorgio Armani qui consolide, avec insolence, un chiffre d’affaires plutôt étourdissant : 1,3 milliard d’euros dopé par une croissance annuelle de 15 % ! Parti de rien, le couturier bronzé aux cheveux blancs est aujourd’hui à la tête de l’une des premières entreprises de mode internationales, un empire gigantesque qui compte plus de 4 000 salariés et un réseau de 278 boutiques estampillées Armani dans une trentaine de pays. Infatigable, le Condottiere n’entend pas se reposer sur ses nobles lauriers. Dopé par le succès et par de nouveaux projets, l’homme d’affaires poursuit en effet sa conquête textile vers l’Est et l’Extrême-Orient.

En exclusivité pour Weekend Le Vif/L’Express, Giorgio Armani a ouvert les portes de son imposant bureau milanais, garni de milliers de livres et d’un portrait lumineux qui le magnifie. L’£il alerte et le sourire gentiment carnassier, il a accepté de faire le point sur cette carrière fulgurante et sur l’avenir de sa marque prestigieuse convoitée désormais par les plus grands groupes du luxe mondial.

Weekend Le Vif/L’Express : La marque que vous avez fondée en 1975 est désormais mondialement connue et reconnue. Avez-vous l’impression d’être, aujourd’hui, un mythe vivant ?

Giorgio Armani : Vivant, sûrement ( rires) ! Un mythe, je ne sais pas. Mais il y a quelque chose qui m’étonne vraiment. Lorsque je me promène en rue, il m’arrive souvent d’être arrêté par des femmes de tous horizons. Généralement, elles me disent :  » Je ne suis personne, mais je voulais simplement vous dire que j’aime bien ce que vous faites. Voilà, c’est tout !  » Il y a quelque chose de très fellinien là-dedans ! Moi, ça m’étonne toujours parce que, finalement, je ne fais que des vêtements. Je ne suis pas le pape, tout de même ! Mais bon, on peut dire que la marque est mythique parce que, même si les gens ne connaissent pas les différentes lignes qui la composent, ils retiennent tout de même le nom de Giorgio Armani. Donc, c’est plutôt la marque avant la personne. Parce que, de toute façon, elle va continuer après moi…

Avec le recul et toutes ces années de mode derrière vous, quel bilan dressez-vous de votre carrière ?

J’éprouve une certaine fierté parce que j’ai commencé tout ça, il y a trente ans, avec l’aide d’une seule personne, Sergio Galeotti ( NDLR : son partenaire décédé en 1985). Aujourd’hui, je suis le seul à décider et c’est moi qui prends tous les risques. Avec le recul, je pense avoir plutôt bien mené ma barque en gardant toujours la même idée à l’esprit : voir dans mes magasins ce que j’aime vraiment et non pas ce qui est nécessairement la mode du moment. Cela a toujours été mon leitmotiv. J’ai sans doute raté des occasions de faire davantage parler de moi, parce qu’il ne faut pas oublier que la mode est communiquée à travers les médias. Donc, il m’est arrivé quelquefois de me sentir en dehors des tendances, même si j’étais content de mon travail. Mais bon, finalement, je pense avoir pris le bon chemin. Après tout, je ne sais toujours pas si je devance la mode ou si je la précède…

Comment expliquez-vous le se-cret de votre succès sur le long terme ? Serait-ce la réalisation d’une mode finalement intemporelle ?

C’est surtout ça. J’ai la prétention de proposer des vêtements qui s’accordent très bien avec ce que l’on a déjà dans l’armoire. C’est ça le secret : ne pas tomber dans quelque chose de trop défini, ne pas tomber dans la mode du moment, que ce soit les années 1920 ou les années 1960. Il faut surtout penser à équilibrer, à ne pas rendre la personne ridicule, sinon on court des risques.

Sur toutes ces années écoulées, n’éprouvez-vous aucun regret ?

Je n’éprouve aucun regret professionnel. Sur le plan personnel, j’ai évidemment quelques regrets. Je pense que tout ce travail m’a finalement empêché d’avoir des rapports plus approfondis avec les gens qui m’entourent. Parfois, je ne les ai pas suffisamment écoutés et je m’en veux un peu aujourd’hui. J’étais trop pressé, trop absorbé par le travail. J’ai sans doute négligé les rapports humains.

Vous ne regrettez donc pas d’avoir arrêté, jeune homme, vos études de médecine ?

Non, même si j’aime toujours regarder les émissions scientifiques à la télé. D’ailleurs, il y a une rumeur persistante à ce sujet qui veut faire croire que j’ai arrêté la médecine parce que je ne supportais pas la vue du sang. C’est faux ! Je n’ai pas peur du sang. Si j’ai arrêté mes études à l’époque, c’est pour la simple et bonne raison que j’estimais ne pas avoir la capacité de bien étudier. Je n’avais pas l’esprit de synthèse. A l’époque, j’étais un jeune homme plutôt instable et j’avais surtout besoin de gagner de l’argent, parce que ma famille n’était pas très riche. Les études de médecine étaient finalement trop longues pour moi et j’ai décidé d’arrêter en deuxième année pour travailler comme étalagiste dans un grand magasin à Milan. La mode est donc venue à moi par hasard avec, finalement, le succès que l’on sait…

Certains disent que vous êtes malgré tout devenu, au fil du temps, un  » médecin de l’âme  » en rendant les gens heureux grâce au vêtement…

C’est ce que je dis tout le temps : je m’occupe des gens d’une manière différente, même si je ne les connais pas personnellement. Donc, je m’intéresse aux gens, jeunes et moins jeunes. Il y a un vrai rapport entre eux et moi à travers l’habillement.

Vous pensez donc que la mode peut avoir une vraie mission sociale, voire thérapeutique ?

C’est sûr ! Pourquoi les gens achètent-ils des vêtements ? Pour se sentir mieux devant le miroir. Pour être plus sûrs d’eux-mêmes. Avant, la mode reposait sur des diktats imposés par les grands couturiers et tout le monde suivait. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Les gens se servent de la mode pour faire voir ce qu’ils pensent vraiment. C’est :  » Je m’habille comme ça, donc je pense comme ça !  » Aujourd’hui, on aime marquer sa différence par le vêtement. Person-nellement, quand j’ai quelqu’un en face de moi, je peux définir tout de suite sa personnalité, simplement par le vêtement. S’il ne triche pas, bien sûr…

Comment vous définissez-vous aujourd’hui ? Comme un créateur de mode ? Un couturier ? Un artiste ? Un homme d’affaires ?

C’est un mélange de tout. Et c’est un mélange très spécial ! Je suis de toute façon conscient qu’il ne faut pas trop se prendre au sérieux, que l’on soit dans la peau du créateur de mode ou dans celle de l’homme d’affaires. Personnellement, j’aime beaucoup ironiser. Dans ce milieu, il faut beaucoup d’autodérision si l’on veut maintenir le cap…

Mais qu’est-ce qui vous pousse, finalement, à créer des vêtements ? Quel est votre moteur créatif ?

Ce que je vais vous dire va vous paraître horrible, mais la vraie motivation, c’est que les marchandises sortent du magasin. Bref, que les vêtements se vendent !

C’est une logique très économique !

Absolument ! Les honneurs, je les ai déjà reçus. Donc, je ne cours plus après les récompenses. Et puis, de toute façon, on peut être gratifié par une seule robe portée par trois personnes dans le monde. Cela peut suffire. Aujourd’hui, ma logique est différente. J’ai des magasins à faire tourner. Ils doivent être sans cesse achalandés et cela veut dire que les vêtements doivent plaire. C’est ça qui me fait avancer.

Comment voyez-vous le futur de Giorgio Armani à court terme ?

A court terme, il faut organiser le développement de la marque et lancer d’autres lignes de produits Armani comme, par exemple, les bijoux. Il y a aussi le marché chinois à envisa- ger sous un angle nouveau. Nous sommes déjà présents à Hongkong et nous allons probablement ouvrir une boutique à Shanghai l’année prochaine. C’est presque un passage obligé. Le marché européen est saturé. Désormais, il faut se tourner vers l’Est et vers la Chine.

Et à plus long terme ? Quel sera l’avenir de la marque dans vingt ou trente ans ?

Je pense que Giorgio Armani pourrait de-venir une marque comme Hermès. De toutes les griffes qui sont présentes sur le marché, c’est, selon moi, celle qui a encore du charme. Les autres sont trop associées avec le marketing. Elles sont trop liées à leur manager. Personnellement, je suis assez confiant pour l’avenir.

La marque va donc bien vous succéder ?

Il le faut ! Sinon, à quoi sert tout ce que je fais aujourd’hui ? Il est vrai que je ne sais pas encore comment je vais m’organiser. Il y a différentes pistes : je pourrais imaginer la relève avec les managers qui sont déjà en place ou alors en engager d’autres plus importants qui soient capables de continuer dans les différents secteurs, que ce soit le stylisme, la finance, le commercial, etc. Il y a aussi l’idée de faire partie d’un grand groupe de luxe qui pourrait assurer la continuité de Giorgio Armani. Tous les scénarios sont envisageables.

Précisément, vous avez déjà eu, à ce propos, des discussions avec le groupe LVMH en 2000 qui n’ont finalement pas abouti…

Effectivement. C’était peut-être trop tôt, mais aujourd’hui je me pose toujours la question. En fait, il est surtout difficile pour moi d’imaginer de partager la direction de Giorgio Armani avec un manager venu de l’extérieur. Parce que, aujourd’hui, c’est moi qui décide tout : de la couleur des collections à l’achat de magasins à Pékin. A vrai dire, j’ai déjà refusé plusieurs offres. Attention, ce n’est pas une question d’orgueil personnel. C’est surtout le fait que j’ai envie de travailler dans mes affaires le plus librement possible.

Mais n’avez-vous ja-mais envie d’arrêter de travailler pour souffler un peu ?

Il est vrai que je travaille beaucoup mais cela ne me fatigue pas. Et puis, c’est un exercice mental fantastique ! D’ailleurs, quand je m’arrête de travailler le samedi et le dimanche, je ne pense plus du tout et je me sens complètement idiot ! A la fin du week-end, je suis en léthargie et je suis pressé de reprendre les affaires. J’ai besoin de sentir que je suis toujours en mouvement, que ma tête et mon corps fonctionnent. Mais ce n’est pas fatigant. Et ce n’est pas un sacrifice non plus. Tout le monde me dit :  » Tu es victime de ton succès !  » C’est vrai, mais j’aime ça. Je suis un créateur de mode, je suis un esclave de la mode, mais c’est mon travail. La mode m’impose d’être tout le temps là, d’être créatif, d’être manager. Mais je ne suis pas le roi. Ce n’est pas moi qui décide, c’est la mode !

Mais vous pourriez profiter autrement de la vie ! L’idée de la retraite, comme Yves Saint Laurent, ne vous effleure jamais l’esprit ?

Yves Saint Laurent, c’est différent. Il a toujours aimé avoir une vie spéciale et très mouvementée. Il a toujours été entouré de gens dans sa maison de Marrakech. Il est donc normal qu’il ait eu envie de s’arrêter. Et puis, il avait aussi quelques petits problèmes de santé. Moi, c’est complètement différent. Je me sens en super-forme ! Et puis, ma vie, c’est le travail. C’est ma drogue !

La mode serait-elle donc vitale pour vous ? Ne pourriez-vous vraiment pas faire autre chose ?

Non ! Bon, comme chacun sait, j’aurais aimé faire du cinéma et aussi de la décoration d’intérieur. Mais, aujourd’hui, c’est trop tard ! C’est la mode, et puis voilà !

Derrière cet acharnement au travail, ceux qui vous connaissent disent pourtant qu’il y a une grande solitude…

Peut-être. Mais attention, ce n’est pas parce que je me sens seul que je travaille. C’est tout le contraire ! Je travaille beaucoup et donc, la solitude en est la conséquence. Je rentre généralement tard chez moi et, à cette heure-là, les amis avec qui je pourrais éventuellement dîner sont déjà pris. Mais il y a surtout un autre aspect. En fait, tout le monde croit que je suis très occupé le soir aussi et donc personne n’ose me téléphoner. Alors, je me retrouve tout seul devant la télé, les pieds sur la table du salon, avec un chat comme seul compagnon. Bref, tout le monde croit qu’il ne faut pas me déranger et, finalement, ce n’est pas plus mal. A la fin de la journée, je suis souvent fatigué. A mon âge ( sourire)…

Donc, vous ne vous sentez jamais seul…

Tout le monde se sent seul ! Le matin quand on se lève ou le soir quand on se couche, on est vraiment seul avec soi-même. Mais pour moi, ce n’est pas un problème. En revanche, la vraie solitude, c’est lorsque l’on se retrouve face à la maladie. On est devant une réalité et là, personne ne peut rien faire pour vous. C’est ça se sentir vraiment seul.

Aujourd’hui, après ce long parcours, pensez-vous avoir trouvé un sens à la vie ?

Ah ! ( Silence.) Je crois que j’ai trouvé le sens de la vie dans mon travail. Je sais que c’est limité. Bon, je me rends compte que je suis un homme riche. J’ai énormément d’argent et plusieurs maisons dont je profite assez peu finalement. Mais, en même temps, je me sens un peu obsédé par ça. Je sens vraiment le poids de cette réussite. Il m’arrive parfois de penser que je serais beaucoup plus libre sans tout cela. Je pourrais même vivre avec très peu. Je crois même que je serais plus heureux. C’est sûr ! J’aurais une petite maison quelque part. Je pourrais apprécier la nature et, surtout, voir le soleil se lever et se coucher. Parce que, aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Je vois trente secondes de soleil par jour…

Mais qu’est-ce qui vous empêche de vous retirer ou, du moins, de prendre une année sabbatique ?

C’est tout ce que je vous ai dit avant ! Il m’est difficile de dire à tous mes collaborateurs :  » Je m’en vais !  » Parce que, ce travail, ou on le fait à fond ou on ne le fait pas. Je ne peux pas concevoir de faire les choses à moitié. Je vais vous donner un exemple. L’autre jour, j’ai découvert une invitation qui avait été faite pour un événement organisé par la marque. Et, je ne sais pour quelle raison, je n’avais pas vu le projet. En la découvrant, j’ai constaté des défauts énormes ! Et ça m’a fait du mal. Moi, je veux que le travail soit toujours parfait. Ce n’est pas nécessairement pour les autres. C’est d’abord pour moi. Et puis, encore une fois, ma vie, c’est le travail.

Avez-vous déjà songé à votre épitaphe ?

( Silence.) Giorgio Armani, un homme sincère.

Propos recueillis par

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