L’île la plus septentrionale de la planète, aux paysages austères et grandioses, a su préserver sa culture et ses traditions ancestrales. La célèbre navigatrice française Isabelle Autissier nous fait partager sa passion pour le Groenland.

Alain a débrayé le moteur et le voilier bouchonne tranquillement parmi les gran-des plaques de glace qui brillent sous le soleil, balancées par une douce houle. Le ciel bleu pur crée mille jeux de lumière sur la gigantesque face du glacier d’Ilulissat, à moins de 100 mètres du bateau. Au gré des éclairages, le front de glace dessine des grottes, des murailles, des silhouettes apocalyptiques. Sur les icebergs détachés, quelques mouettes sommeillent comme de minuscules taches de vie.

C’est une belle matinée d’été groenlandaise et nous sommes en tee-shirt par 69 degrés de latitude nord. Ilulissat, la plus grande usine à glace de l’hémisphère Nord, débite de temps à autre, dans un roulement de tambour, un iceberg colossal. Mieux vaut ne pas trop s’attarder, car notre voilier souffrirait sûrement.

Cap sur Qasigiannguit, où commencent les difficultés de prononciation : l' » inuktitut « , la langue parlée au Groenland, est des plus étranges pour les Européens. Avec de la chance, on croise un villageois comprenant le danois. Quant à l’anglais, il est connu de quelques habitants des villes. Mais, ce matin, le langage des mains et des yeux nous a largement suffi pour échanger des cigarettes contre de délicieux flétans frais pêchés et, ce soir, pour rapporter du quai trois seaux pleins de grosses crevettes roses.

Le jour suivant, nous tirons des bords dans une brume peuplée de fantomatiques glaces pâles, vers des îles basses et noires. A terre, il faut slalomer entre les nids de pétrels en se protégeant des attaques des parents inquiets. De vastes empilements de pierres signalent des tombes vieilles de plusieurs centaines d’années. Dans les interstices, on aperçoit un crâne, quelques os, les pauvres vestiges de ces civilisations démunies. L’île était habitée, il y a encore cinquante ans, mais les Danois ont favorisé les regroupements, afin d’équiper les populations. Il ne reste plus des habitations qu’un trou dans la tourbe, quelques planches de mobilier et de lourdes pierres en guise de toit.

Nous avons un peu hâte de quitter cette ambiance de Toussaint pour regagner Disko. Cette île est un paradis pour les géologues et les amateurs de grandiose : 300 mètres de falaise basaltique dégringolent dans la mer. Le soleil fait, à nouveau, claquer le noir de la roche contre le blanc de la glace.  » Kotick « , notre voilier, s’avance dans un fjord profond aux eaux bleu sombre. Au pied de l’amoncellement de roches austères, des taches de couleurs pimpantes : la vie !

Le village est à l’image de ce peuple tranquille. Une cinquantaine de maisonnettes en bois peint entourent l’église aux bancs cirés et la poste-épicerie ; des chiens tirent sur leurs chaînes en hurlant comme des loups ; des enfants aux yeux bridés jouent dans la cour d’une école bariolée. Pas de voitures, bien sûr, dans ce pays sans route, mais un groupe de vedettes à moteur qui attendent leurs propriétaires pour une partie de chasse au phoque. A l’angle des maisons s’empilent les traîneaux et les skidoos déglingués. Des séchoirs couverts de grandes lanières jaunâtres de chair de phoques et de poissons témoignent de l’habileté des chasseurs. On ne mange plus beaucoup de phoque, aujourd’hui, au Groenland. On préfère attendre le passage de l’express côtier qui apporte les conserves danoises et les légumes occasionnels, mais il faut bien nourrir les chiens, orgueil des familles, qui tireront le traîneau, cet hiver, quand la mer sera gelée. L’humeur est à la flânerie, à la sieste au milieu des saules nains, à la cueillette des bolets et des pissenlits, pour améliorer l’ordinaire du bord, et à la pêche aux moules. On croise un groupe d’Inuits, eux aussi partis en pique-nique. Une bande de jeunes filles éclatent de rire devant nos voilettes antimoustiques. Mais foin de ridicule ! Ces bestioles qui vous encombrent le nez, la bouche et les oreilles sont le seul désagrément du pays.

Après avoir baguenaudé d’un mouillage à l’autre, il est temps de partir à la découverte. La France a laissé ici quelques traces de gloire. Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs expéditions scientifiques sont venues sillonner la calotte polaire. De Siorapaluk, le village que Jean Malaurie, alors jeune chercheur, décrivit avec passion, de la petite école où il côtoyait les enfants pour la leçon de lecture, il ne reste plus rien, qu’un paisible cimetière. Seule une cabane est entretenue pour les chasseurs occasionnels ; le blizzard d’hiver ne fait pas de cadeau aux frêles constructions humaines.

Pour atteindre le camp de base d’hivernage de Paul-Emile Victor, il faut se donner plus de mal. L’équipier juché dans les barres de flèches guide le barreur dans le dédale des icebergs.  » Kotick  » pousse la glace dans les chenaux étroits. Ça crisse, ça craque le long de la coque, puis le sillage se renferme sans bruit. Au détour d’un glacier translucide, une petite construction rouge apparaît, solidement haubanée aux rochers, au milieu des boutons d’or et des saxifrages. Un poêle, du mobilier rugueux, on s’imagine revenu au temps où Paul-Emile Victor et sa bande s’entassaient, exténués après des semaines passées sur la banquise. Maintenant, il se construit ici quelques confortables cabanes pour touristes avides de tranquillité et de pêche à la ligne.

Il est temps de retrouver Ilulissat, où nous attend l’avion. Dans cette  » grande ville  » du Groenland, qui ne compte pas moins de 5 000 habitants, nous retrouvons le luxe de la civilisation : dîner au restaurant d’une tranche de baleine (les Inuits disposent d’un quota de pêche) ou traîner dans les boutiques d’artisanat qui proposent des vestes en peau d’ours et des bijoux en os. On y croise pêle-mêle des trekkeurs, des kayakistes, des passagers des grands bateaux de croisière et des Inuits pressés de faire leurs dernières courses avant le grand hiver.

Le petit musée d’Ilulissat permet de mesurer le saut qu’ont dû effectuer les Inuits, quand il y a trois cents ans, les Blancs ont apporté leur modèle de civilisation. Tant bien que mal, à grands coups de subventions, la société groenlandaise, victime d’un alcoolisme endémique, survit grâce à la pêche et au tourisme naissant. L’île la plus grande du monde, soumise à la nuit totale quatre mois par an, n’est peuplée que de 55 000 habitants et 80 % de sa surface est couverte de glaces permanentes. Depuis trois ans, les Inuits lorgnent du côté du Nunavut, devenu territoire autonome de la fédération du Canada en 1999, et réfléchissent à ce difficile équilibre entre tradition ancestrale et modernité.

Le coucou du Greenlandair nous offre une balade d’agrément au-dessus du glacier. Il me vient l’idée de me retrouver à nouveau ici en avril, au retour des jours plus longs, pour vivre au rythme des traîneaux et rencontrer en profondeur ce peuple étonnant et discret.

Isabelle Autissier

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