Boudé au profit de la douche, plus écologique et davantage en phase avec le besoin viscéral de gagner du temps et de rester connecté, le bain, pur moment d’égoïsme ritualisé, devient un acte de résistance.

La légende de Tom Ford s’est sans doute écrite autant dans sa salle de bains que sur les catwalks. L’homme est connu pour son obsession de la perfection, qui l’amenait jusqu’il y a peu encore à consacrer un temps considérable à sa routine beauté et à prendre jusqu’à cinq bains par jour. Mais ça, c’était avant que l’arrivée de son fils Alexander ne vienne bousculer son train-train d’esthète contraint désormais à ne passer par la case baignoire qu’au petit matin.

En dépit des siècles de disgrâce qu’il a dû traverser pendant que médecins et moralistes prônant la  » toilette sèche  » mettaient en garde contre les risques supposés des ablutions, le bain a toujours eu des adeptes à la réputation, à tort ou à raison, souvent sulfureuse. Casanova en parle abondamment dans ses mémoires tandis que Marie-Antoinette, à la pointe de la tendance du retour du propre à Versailles, aime à se glisser vêtue d’une grande robe en flanelle boutonnée jusqu’au col dans des baignoires sabot à couvercle que l’on apportait dans sa chambre. Sous le directoire, la célèbre madame Tallien créera même le buzz en se prélassant dans des bassins de fraises et de framboises en été.

 » Mais ces récits spectaculaires n’ont longtemps concerné qu’une frange infime de la population, rappelle l’historienne Anne de Marnhac, auteure de plusieurs livres sur les rituels de la beauté (*). Pour des raisons idéologiques d’abord, par peur de l’eau ou par pudibonderie, on pratiquait plutôt la  » crasse parfumée  » dans les couches supérieures de la société et ce jusqu’au milieu du XIXe siècle au moins. Et même lorsque le courant hygiéniste importé d’Angleterre et soutenu, entre autres, par Louis Pasteur, a pris le dessus, la praticité était loin d’être au rendez-vous.  »

La salle de bains telle qu’on l’imagine reste un privilège au minimum jusqu’au début des années 50. Avant la Première Guerre mondiale, seul un faible pourcentage des habitations sont équipées d’un chauffe-eau. Il n’existe bien souvent qu’un unique point d’eau, au rez, dans les immeubles, et celle-ci se monte à bout de bras, dans des brocs dont on verse d’abord le contenu dans des cuvettes puis à même le corps de celui ou celle qui a pris place, la plupart du temps accroupi, dans un tub plat en zinc. L’ancêtre de la douche, davantage fonctionnel que sensuel, était né.

Le bain de son côté, alors qu’il se défait peu à peu de sa mauvaise réputation – on l’accuse pourtant encore de rendre les jeunes femmes stériles ou neurasthéniques ! – s’apparente plus que jamais à un pur moment de luxe, associé parfois à la création. Si l’on en croit leurs biographes, lorsqu’il ne travaillait pas dans son lit, c’est dans la chaleur de sa baignoire que Christian Dior aimait dessiner ses croquis, tout comme Agatha Christie qui y imaginait ses intrigues policières. Et ils ne sont pas les seuls à ainsi trouver l’inspiration. Profitant d’une enquête bien-être réalisée auprès de ses lecteurs, le très sérieux Financial Times a découvert que 41 % des répondants avaient déjà connu une fois au moins un  » instant eurêka  » au fond de leur bain !

TEMPS PERDU OU PRÉCIEUX

Pourtant, celui-ci est loin d’avoir partout bonne presse. Toujours selon le quotidien économique, même si 70 % des Britanniques n’envisagent pas d’acheter une maison qui ne soit pas équipée d’une baignoire, un tiers admet ne prendre un bain qu’environ quatre fois par an… qui plus est la moitié du temps à l’hôtel plutôt que chez eux ! Si les Belges (lire par ailleurs) n’en sont pas encore là, la douche chez nous aussi a déjà largement pris le dessus. Dans les rayons des parfumeries, les gels lavants ont davantage la cote que les huiles, mousses et autres sels de bains, aussi premium soient-ils.

 » Une baignoire, cela prend de la place et qui dit place dit coût, en particulier dans les grandes villes où le m2 est hors de prix, pointe encore Anne de Marnhac. Son impact écologique – trop d’eau gaspillée, qu’il faut chauffer – est aussi dénoncé. C’est devenu un comportement politiquement incorrect. Il suffit de voir le nombre de jeunes actrices qui jurent ne jamais prendre de bain dans leurs interviews parce qu’elles se soucient de l’environnement. C’est aussi perçu comme une perte de temps : d’abord celui que cela prend pour remplir la baignoire, auquel s’ajoute celui que l’on passe dedans.  » Avec l’obligation quasi implicite de se débarrasser de son smartphone – et donc d’accepter de ne pas être connecté – pas compatible avec le biotope humide de la salle de bains…

Paradoxalement, ce droit à l’égoïsme assumé, conjugué à la nécessité pressante de ralentir le rythme prônée par les défenseurs de la pleine conscience, pourrait bien remettre le bain – occasionnel du moins – au goût du jour. Un coup d’oeil à la blogosphère dans laquelle pullulent les conseils de mise en scène – clichés Instagram à la clé – et les compil’ romantico-dégoulinantes confirme l’engouement d’une certaine jeunesse capable de mettre, le temps qu’il faut, un petit mouchoir sur ses scrupules écologiques. Lush, le fabricant britannique de produits cosmétiques faits main, soucieux dans sa charte d’environnement et de bien-être animal, propose sans état d’âme un très large choix de produits uniquement destinés au bain. Baptisée  » a moment for you « , la nouvelle campagne de la marque de parfums Jo Malone remet elle aussi le bain à l’honneur, encourageant même ses adeptes à le personnaliser à l’extrême en mélangeant les huiles pour en customiser la fragrance, en allumant des bougies et en choisissant un bon livre, ce produit analogique réputé en voie de disparition.

 » Cela fait longtemps déjà que l’on ne prend plus un bain dans le but unique de se laver, note encore Anne de Marnhac. L’hygiène est entrée dans nos mentalités. On se doit d’être propre, de sentir bon dans une société qui cherche à tout prix à éliminer les odeurs corporelles. On se baigne pour lâcher prise, voire même pour méditer. Le vrai luxe d’aujourd’hui, tout le monde vous le dit, c’est le temps.  » Histoire de prolonger le moment, de le rendre ludique aussi, les parfums Viktor & Rolf ont imaginé pour la ligne Bonbon une huile à utiliser également sur peau humide et même une poudre satinée pour un parfumage encore plus raffiné. Chanel aussi propose une plongée mousseuse dans son N°5 alors que The Body Shop invente des sels au thé à infuser ! Ces produits, dont l’effet n’est pas sans rappeler celui des laits et des graines de lin versés autrefois dans les baignoires pour troubler la transparence indiscrète de l’eau, ciblent par leurs parfums ou leurs packagings presque exclusivement les (rares) femmes osant encore s’adonner à ce moment de plaisir coupable.  » Depuis la nuit des temps, elles ont toujours été du côté de l’eau, justifie en conclusion Anne de Marnhac. Il suffit de regarder toutes les références littéraires et poétiques – la sirène, l’ondine… – qui les lient à cet élément. Sans oublier les héroïnes de Zola : Gervaise va au lavoir dans L’Assommoir, Nana, elle, prend des bains lascifs. Dans toutes les cultures, elles sont celles qui vont chercher l’eau au puits, à la rivière, qui lavent le linge et les enfants auxquels elles donnent la vie… à travers le liquide amniotique. En revanche, lorsque l’homme se confronte à cette eau justement, dans les publicités contemporaines notamment, c’est bien souvent en faisant face à une mer qui lui résiste. Même dans une piscine, sa posture est tonique. Jamais on ne le représentera dans un état de langueur recherché par un bain bien chaud.  »

On notera pourtant que la douche virile, jugée trop routinière par certains, cherche elle aussi à inviter à la coupure salutaire. Que ce soit grâce à l’installation d’un haut-parleur Bluetooth étanche – cosigné Grohe et Philips, son autonomie de huit heures permet de voir venir – ou d’un nouveau mixer dans lequel se clipsent des capsules d’huiles essentielles qui retombent en fine pluie sur la peau, c’est bien l’idée même de la pause, si courte soit-elle, qui est une fois encore ritualisée. Comme s’il était plus que jamais urgent de prendre soin de soi.

(*) Beauté : Histoire, florilège & astuces, par Anne de Marnhac, éditions de La Martinière.

PAR ISABELLE WILLOT

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