Jacques Herzog et Pierre de Meuron, les architectes de la Tate Gallery of Modern Art de Londres, ont aussi signé Dominus Winery dans la Napa Valley. Visite très exclusive de leur première réalisation sur le continent américain.

Si vous empruntez la route 29 qui traverse la Napa Valley en direction du nord de la Californie, vous ne ferez sans doute pas attention aux feux de signalisation de la Madison Street, peu après le passage de la chaussée de quatre à deux bandes. Vous continuerez sans doute votre chemin, laissant sur votre droite le charmant petit village de Yountville, poursuivant vers Oakville et le vignoble bien connu de Robert Mondavi ou celui de Francis Ford Coppola, quelques miles plus loin, à Rutherford.

Rien ne vous invite d’ailleurs à regarder de l’autre côté de la route. Et comme tant d’autres, vous passerez à côté d’une des plus époustouflantes réalisations architecturales de la fin du XXe siècle. Car tel est le souhait de Christian Moueix, le propriétaire de Dominus Winery : préserver l’extraordinaire tension qui émane de l’architecture des Suisses Jacques Herzog et Pierre de Meuron.

Avant d’aller plus loin, plantons le décor et présentons les acteurs. Dominus Winery appartient à Christian Moueix, le directeur de Petrus, légende du Pomerol. Son parcours outre-Atlantique commence à l’université de Davis (Californie), longtemps considérée comme la Mecque, s’agissant de la modernité de la viticulture et de la vinification. Christian Moueix apprend donc à connaître le vignoble californien et ses grandes subdivisions : Sonoma, Napa, Mendocino. En 1983, il acquiert les cinquante hectares de Napanouk, qui lui permettent de disposer d’un encépagement idéal, dans l’esprit d’un Bordelais : une grosse majorité de cabernet sauvignon, du cabernet franc, du merlot et un peu de petit verdot.

Mais le choix de Christian Moueix est porté par d’autres critères. Le vignoble a été planté au pied des montagnes de Mayacamas, dans un petit rétrécissement de cette partie de la Napa. De ce fait, il y a là plus de vent. Il y fait plus frais qu’ailleurs, ce qui peut engendrer une différence de 6 à 7 degrés en été par rapport au village voisin, Oakville. Le principal  » défaut  » de la Napa – ses étés brûlants – est donc naturellement corrigé. Planté en grande majorité sur les coteaux, ce terroir exceptionnel donne des vins complexes et raffinés qui font honneur au goût du raisin, du fruit, à condition de leur laisser une décennie de cave et davantage.

Christian Moueix et Cherise, son épouse américaine, ont d’autres passions que le vin. Ils sont résolument immergés dans l’art contemporain. La construction des nouveaux chais de Yountville ne pouvait donc se résumer à une approche fonctionnelle, sans poser un geste architectural fort. Peu enclins aux demi-mesures, les Moueix songent d’abord au célèbre I.M. Pei, l’auteur de la Pyramide du Louvre, à Paris, qui esquisse d’ailleurs un croquis. Mais, finalement, ils décident de confier le chantier au bureau suisse Herzog et de Meuron. Ces architectes, tous deux nés à Bâle en 1950, sont associés depuis 1978. Nombre de leurs réalisations sont localisées dans leur environnement proche. Mais 1994 leur ouvre des perspectives nouvelles et une reconnaissance internationale : c’est le début du projet de la Tate Gallery à Londres.

Ce qui frappe lorsqu’on examine certains des travaux récents du tandem Herzog de Meuron, tout comme ceux de la période 1993-1997 ( voir encadré), c’est le langage architectural adapté à chaque projet : que ce soit la tour d’aiguillage de la gare de Bâle, le nouveau siège et les entrepôts de la firme Ricola à Mulhouse ou la pharmacie de l’hôpital cantonal de Bâle. Extérieur ou intérieur : tout dans la conception du bâtiment tend à intégrer des rapports avec sa fonction, sa destination. Toutes les techniques, tous les matériaux font l’objet de recherches poussées.  » Nous travaillons avec la matière, les matériaux, explique Jacques Herzog. Nous cherchons donc à les comprendre, pour mieux les utiliser et les améliorer. Nous nous intéressons, par exemple, aux mousses et aux lichens qui poussent à la surface des pierres. Ils sont des indicateurs de la qualité de l’air. Qui plus est leurs couleurs peuvent être fantastiques, si lumineuses, comme les jaunes et les oranges, si belles qu’elles vous en aveugleraient presque. Si on pouvait les intégrer comme outil dans notre travail, le pinceau de la nature se transformerait en pinceau de l’architecte.  »

Contemporain au projet londonien, Dominus Winery prendra trois ans, de 1995 à 1997.  » Le climat de la Napa Valley est extrême : très chaud le jour, très froid la nuit, poursuit Jacques Herzog. Nous avons voulu dessiner une structure qui serait capable de tirer avantage de ces conditions. Aux Etats-Unis, l’air conditionné est installé, même pour maintenir la température ambiante. Les stratégies architecturales qui rendent actives les murs de manière à réguler la température sont inconnues. En façade, nous avons placé des gabions, une technique utilisée en ingénierie hydraulique, pour retenir les bords des rivières, qui consiste en des conteneurs grillagés lestés de pierres. Adossés aux murs, ces gabions forment une masse inerte qui isole l’intérieur de la chaleur du jour et du froid de la nuit. Nous avons choisi un basalt local, dont les teintes varient du vert sombre au noir et se marient admirablement avec le paysage. Selon l’endroit où ils sont placés, les gabions sont remplis plus ou moins densément (c’est-à-dire avec des pierres plus ou moins grosses), ce qui fait que certaines parties des façades sont impénétrables, tandis que d’autres permettent le passage de la lumière qu’elle soit naturelle vers l’intérieur le jour ou artificielle la nuit, de l’intérieur vers l’extérieur. On pourrait décrire cette utilisation des gabions comme une sorte de vannerie de pierre avec divers degrés de transparence. C’est davantage une peau qu’une maçonnerie traditionnelle. « 

C’est ainsi qu’un long bloc plat rempli de pierres (110 mètres de longueur, 25 de largeur et 9 de hauteur) a été déposé à Napanouk, sur un replat de terrain qui marque la césure entre le vignoble des coteaux (les grands crus) et les vignes qui donnent des vins plus ordinaires, plantées à l’entrée de la propriété, côté route 29. Cette préservation de la  » bonne terre « , donc de grands vins à venir, a dû séduire Christian Moueix.

Les dimensions et le positionnement dégagent une première impression : le bâtiment – orienté nord sud – semble à peine dépasser les rangs de vigne hauts de 2 mètres. L’axe d’accès – une large voie bétonnée – est centré sur une des deux ouvertures rectangulaires percées dans l’édifice de part en part. Situées toutes deux environ au tiers de la longue façade, elles ressemblent aux porches d’autrefois. Au fur et à mesure que l’on progresse à pied vers Dominus Winery, la vision du bâtiment se modifie. Le long bloc allongé qu’on pouvait embrasser d’un regard, prend de plus en plus de verticalité. Mais, surtout, cette percée joue admirablement son rôle  » cinématographique « . Imaginez un long travelling avant qui vous ouvre de plus en plus la perspective vers les monts Macayamas et leurs vignobles.

Alors que le second porche est surtout réservé à des fonctions techniques – dont l’arrivée du raisin -, le premier est conçu comme un lieu d’accueil. Couvert et ample, il permet de percevoir que la peau des gabions repose sur un solide squelette en béton lisse. Au rez-de-chaussée, il donne accès à deux espaces destinés l’un à la vinification en cuves en inox et l’autre à l’élevage en barriques en chêne. A l’étage, on entrevoit déjà, derrière les vitres épaisses, la spatialité des bureaux, positionnés dans la partie nord.

Une porte intrigue. Elle apparaît comme un miroir dans lequel se reflète, selon l’endroit où l’on se trouve, une partie du vignoble. Le matériau?  » Un verre de sécurité trempé que nous avons dû importer de France, commente Jean-Marie Maurèze, le directeur général de Dominus, tout en actionnant cette porte qui s’ouvre sur l’univers monastique du chais à barriques. Les architectes ont voulu donner l’impression au visiteur d’entrer dans une bouteille ! C’est pourquoi le verre est teinté en vert dans la masse. Et que de l’intérieur, notre vision de l’extérieur soit entièrement teintée de vert.

Sagement alignées sur le sol, les barriques de Dominus font référence aux caves légendaires de Petrus. Leur partie centrale, là où se trouve la bonde, a soigneusement été peinte en rouge vin. Ici, tout a un sens. A les bien regarder, les petites ampoules transparentes qui éclairent les lieux (avec la possibilité de régler leur intensité lumineuse) sont suspendues à un fil hélicoïdal. Ce geste, apparemment décoratif, constitue un rappel du fil de fer, lui aussi hélicoïdal, qui est tressé à l’extérieur pour assembler les gabions entre eux.

L’accès à l’étage des bureaux donne l’occasion de mieux connaître le vocabulaire  » classique  » de Herzog et de Meuron. L’utilisation des qualités esthétiques du béton, les grands murs de verre transparents, les grands dégagements des espaces communs sont autant de points de repère déjà rencontrés dans leurs autres travaux. Entre le laboratoire et la grande salle de réception ou de dégustation, ils ont ménagé une longue ouverture panoramique sur les coteaux du vignoble. Ceux-ci se découvrent par cette  » lucarne  » et sont merveilleusement encadré par le gris des grandes dalles de sol.

La salle de réception pourrait faire penser à un réfectoire, si ce n’est que le lieu est largement surdimensionné en regard des quelques employés permanents qui l’habitent. Tout ici a été dessiné et décidé par les architectes, jusqu’au positionnement des tables carrées et des chaises qui les entourent. Le mobilier en hêtre a été spécialement dessiné et réalisé en Suisse. Et la teinte du bois, elle, a fait l’objet de longues recherches, de manière à trouver l’harmonie avec les couleurs du vignoble au fil des saisons.

Apport de la collection particulière de Cherise et Christian Moueix, le tableau noir est l’oeuvre de l’artiste américain Richard Serra. Et la magie du lieu se révèle grâce aux quelques petites taches de lumière filtrées par les gabions qui se déplacent sur le sol et les murs vitrés à mesure que le soleil se déplace dans le ciel.

Texte et photos: Jean-Pierre Gabriel

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