Au coeur du massif volcanique de l’île de Sulawesi, en Indonésie, plus connue autrefois sous le nom de Célèbes, les villages torajas sont parmi les plus beaux d’Asie. Découverte.

Un étrange guerrier fixe le visiteur de ses yeux immobiles tandis qu’il brandit une lance menaçante. Paré d’un casque et d’une antique armure, il semble prêt au combat. Ce tautau, mystérieuse statue de bois représentant un ancêtre vénéré, décore la terrasse de l’imposante maison royale du village de Buntu Kesisi, dans l’île de Sulawesi, en Indonésie. D’autres statues plus petites ornent, elles, la véranda et la charpente.

Bâti au sommet d’une colline, le village de Buntu Kesisi s’enorgueillit de ce chef-d’oeuvre de l’architecture toraja. La maison royale, dont le toit recourbé s’élève à une hauteur prodigieuse, possède une terrasse ouverte surmontée d’une façade constellée de motifs géométriques traditionnels. Le sculpteur Johannes, de son vrai nom Bonggamalona, admire cette maison ancienne, riche d’Histoire et de symboles. Lui qui façonne des statuettes dans une humble masure tapissée de papier journal, sous le regard de Bulawan, sa jolie petite fille, n’aura jamais le droit d’habiter une telle demeure.

Pour l’ensemble du territoire de la région de Mamasa, il n’existe que quatre maisons royales appelées  » banua layuk « . Seuls les nobles torajas de la classe des Tana Bulawan ( la  » classe d’or « ) habitent ces maisons ancestrales.

Tout en dégustant un verre de café noir, Bonggamalona exhibe fièrement une longue sarbacane appelée aussi  » buléan « . Une arme qui rappelle le passé guerrier de ces tribus isolées dans le massif montagneux de l’île de Sulawesi. Un passé où il n’était pas rare de voir les guerriers partir à la chasse aux têtes des musulmans Bugis peuplant la côte. Une pratique que les Hollandais, venus avec leurs canons et leurs missionnaires, ont radicalement arrêtée.

Aujourd’hui encore, quelques jeunes hommes armés de ces sarbacanes dont l’extrémité est prolongée d’un fer de lance partent en expédition dans la jungle, à la recherche de singes ou d’oiseaux. Tous craignent d’y rencontrer le farouche tokata, le buffle nain des Célèbes. Petit mais intrépide, il est un adversaire redoutable.

Au-delà de la grande forêt, au bout de quatre ou cinq jours de marche, le voyageur peut atteindre le territoire des Torajas Sa’dan. Chez ces cousins ethniques des habitants de Mamasa, les villages sont nombreux. Les maisons nobles y sont encore plus élaborées. Elles sont parfois si nombreuses qu’elles sont alignées en rangées parfaites, comme des navires à la parade.

L’ensemble est d’autant plus impressionnant que des structures similaires, quoiqu’un peu plus petites, font systématiquement face aux maisons. Il s’agit de lumbungs, des greniers à riz décorés de panneaux de bois sculptés représentant des têtes de buffles stylisées. L’omniprésence de ce motif est presque obsédante. Il décore les boucliers des  » topadola « ,  » ceux qui sont devant « , autrement dit les guerriers qui précèdent toute procession funéraire. Parfois, des tissus ou encore des portes sont ornés de ce symbole puissant. Les Torajas vouent un respect immense au buffle. Si cette ethnie est hiérarchisée en castes rigides, il en va de même dans la valeur accordée au petit monde des ruminants. Les Torajas apprécient ainsi par-dessus tout les buffles blancs ou pie. Leur valeur dépasse plusieurs millions de roupies, soit près de 50 000 francs. Une véritable fortune. Ces animaux rares ne travaillent jamais et sont exclusivement nourris à la main.

Les combats de buffles, simples démonstrations de force sans dommage pour les adversaires, suscitent l’enthousiasme des foules et déchaînent les passions. Les Torajas sont des joueurs invétérés, qui vont jusqu’à miser leur maison ou la clé de leur précieuse voiture lors de combats de buffles ou de coqs.

Fastes et traditions des tautaus

Ce jour-ci, Tallunglipu est en fête. Des milliers de personnes convergent en longues files joyeuses vers le minuscule village. Tous sont vêtus de noir. Sur la place centrale, des dizaines de buffles accompagnés de leur gardien pataugent dans une boue jaune clair, à l’ombre inquiétante de l’immense toiture d’une tongkonan, maison noble des Torajas Sa’dan. Les invités prennent place tout autour, sous les greniers à riz pour les hôtes de marque, ou dans des constructions temporaires pour les autres. Tous s’y installent pour quelques jours avec tout un matériel de survie : de quoi cuisiner et faire bouillir des litres de café noir.

Tallunglipu célèbre aujourd’hui la mort d’un homme riche et influent. La fête funéraire se veut digne d’un personnage qui, bien que chrétien, sera honoré dans le respect des règles ancestrales. Danses, offrandes, discours se succèdent. Puis, en quelques minutes, les buffles sont sacrifiés et leur chair partagée. Chacun, même le plus humble, repartira avec un morceau de viande. Le sacrifice étant ainsi le prétexte à l’activation d’un prodigieux réseau d’échange, renouant des liens claniques remontant à la nuit des temps. La splendeur des fastes de la cérémonie laisse pantois. Le coût de la fête s’élèverait à 50 millions de francs !

Fascinant, un tautau figurant fidèlement les traits du défunt contemple l’assemblée. La fabrication de ces statues implique des sacrifices de porcs, et particulièrement au moment où l’on sculpte leur sexe. Ces statues dépassent la simple figuration. Elles sont  » vivantes « . On leur prête l’idée d’être animées de l’esprit de ceux qu’elles représentent, et donc d’un pouvoir surnaturel qui marque le respect, mais aussi génère des rites appropriés. Dans ce pays très christianisé, seuls quelques vieillards refusent d’abandonner l' » aluk todolo « , la religion ancestrale. Mais les traditions, elles, sont singulièrement tenaces.

Les missionnaires ont toujours vu ces tautaus d’un très mauvais oeil. Ils y voient la preuve évidente d’une vénération des ancêtres toujours bien ancrée. Les pasteurs protestants ne sont cependant pas les seuls  » ennemis  » de ces statues. En effet, les antiquaires et les musées occidentaux s’intéressent de bien trop près à ces sculptures traditionnelles. Ainsi, la plupart de ces trésors ont malheureusement déjà disparus, d’autres sont cachés par les familles.

La culture toraja, profondément bouleversée et en constante évolution, fait néanmoins preuve d’une réelle capacité d’adaptation. Pour preuve, la falaise de Lemo, où des dizaines de tautaus dominent un village traditionnel cerné par des rizières émeraude et qui démontre cette indéniable vitalité et le respect des traditions. Ainsi, les sites funéraires les plus extravagants ne sont pas abandonnés. Des grottes mystérieuses, des parois rocheuses seront pour longtemps encore les écrins de cérémonies issues du temps où les hommes parlaient aux dieux. Ne sacrifiant pas à l’uniformisation des modes de vie, les montagnards de Sulawesi tiennent heureusement à cultiver un art de vivre basé sur l’attachement à la tradition, le respect de la vie en communauté et la pratique d’une hospitalité extraordinaire.

Texte et photos : Paul Lorsignol / Planet Pictures

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