Ann Demeulemeester a reçu les insignes de Docteur honoris causa de l’Université Libre de Bruxelles. Nous avons rencontré en exclusivité celle qui voulait créer des  » vêtements porteurs d’émotion « , suivre sa voie, n’écouter que son intime conviction.

Quelqu’un a dit  » Vous êtes une grande dame  » et elle, avec un petit sourire amusé et des yeux azur doués de phosphorescence, a démenti,  » pas du tout, je suis toute petite, un mètre soixante à peine « . C’était le 19 mai dernier, Ann Demeulemeester s’apprêtait à recevoir très officiellement les insignes de Docteur honoris causa de l’Université Libre de Bruxelles. Elle n’avait pas encore revêtu la toge lisérée de bleu prêtée pour l’occasion par la vénérable institution, enfiler un vêtement qui ne porte pas sa signature, ce n’est guère dans ses habitudes. De bonne grâce, pourtant, elle se pliera à la tradition, elle sait qu’en dessous, elle sera raccord, en noir évidemment, elle pratique cette couleur comme personne, qui lui colle à la peau, plumes et diamants compris. Pourtant, en elle, rien de sombre. Aucun regret. Pas même maintenant qu’elle a quitté le devant de la scène mode – en novembre 2013, celle qui se fit connaître avec les Six d’Anvers annonçait sa retraite via une lettre manuscrite qui commençait par  » Dear friends « , et l’on savait que tout était vrai, surtout l’émotion.

Aujourd’hui, pour Le Vif Weekend, elle se retourne sur son cheminement. Et si elle parle au présent, c’est parce que le passé n’est pas mort, fût-il imparfait. D’autant plus que ce n’est pas le propos du jour, quand on lui demande comment elle occupe son vaste temps libre, elle esquive cette  » question de journaliste  » et choisit le mot  » mystère  » en guise de réponse. Elle n’a pas envie de dévoiler cette partition-là, intime, car elle détesterait qu’on lui colle une étiquette sur le dos, elle s’y sentirait à l’étroit, déjà que durant presque trente ans, celle de créatrice de mode la gêna aux entournures. L’heure est pourtant aux confidences, Ann Demeulemeester manie l’introspection avec l’élégance délicate de celles qui ont fait la paix avec elles-mêmes.  » Je ne me sens pas créatrice de mode… Pourquoi ? Je ne sais pas, mon point de départ est autre : je ne voulais pas faire de la mode, peut-être à cause de cette moche association qui voulait que, à l’époque, quand on disait « mode », on pensait « dames », le genre de truc que je n’aimais pas, on allait donc faire de l’anti-mode. Alors bien sûr que j’en fais mais en réalité, je fais quelque chose et après, cela devient de la mode. Moi j’ai simplement voulu offrir de nouvelles propositions vestimentaires – dicter une tendance ne m’intéresse pas, c’est l’individu qui me passionne.  »

On dit qu’il n’y aurait pas de créateurs belges sans les Japonais. Vous souvenez-vous de la première fois que vous les avez découverts ?

Ce devait être Yohji Yamamoto ou peut-être Issey Miyake. C’était un vêtement en lin et je me souviens que je pensais  » je n’aime pas le lin « , mais j’y reconnaissais une espèce de tradition qui n’avait ni inspiration ni racines européennes. J’aime tout ce qui est vrai et quand je peux sentir l’âme d’un créateur, son background dans son travail, je trouve cela très bien, même si ce n’est pas mon goût. Je n’ai jamais beaucoup regardé les autres, parce que cela me perturbe. Ni vu les défilés ni lu les magazines, je ne voulais pas. Soit je faisais ce métier à ma façon, soit je ne le faisais pas. J’avais vraiment envie de suivre mon chemin et j’espérais pouvoir ajouter quelque chose qui n’existait pas.

Avez-vous eu très tôt le sentiment que votre voie était différente ?

J’ai juste suivi mon coeur et mon feeling, je n’ai pas regardé à droite, à gauche. Je me suis laissé influencer par ce que j’adorais, une photo, un film, un livre, un morceau de musique, comme une énergie qui passe, que je prends, en me murmurant :  » Je veux créer quelque chose de très beau.  » Cela peut être un violon, une guitare électrique, une silhouette, un mot, n’importe quoi, il faut juste mettre en route l’inspiration. Et quand je n’en ai pas du tout, je me pose alors une question :  » Si Rimbaud vivait, que porterait-il ?  »

Le noir est définitivement la couleur qui vous inspire…

Le noir pour moi est la plus poétique de toutes les couleurs, mystérieuse et intrigante. Si vous imaginez Rimbaud ou Baudelaire, ils portent forcément du noir ! Mais je ne peux pas vivre avec le noir seul, j’ai besoin de contraste, du blanc, même si je n’ai jamais pris la décision de créer dans ces tons-là. Parce que je travaille d’abord les formes, je suis plus architecte que décoratrice, et quand je commence, c’est dans un coton noir ou un tissu blanc, juste parce qu’ils sont disponibles dans mon stock. Je travaille dix toiles avant d’être heureuse et si je le suis, je m’interroge alors :  » Est-ce que cela a besoin d’autre chose ? Ou est-ce parfait ?  » Si ça l’est, je le laisse ainsi et si c’est en blanc ou en noir, cela le reste. Parfois je pense que cela pourrait être plus fort ou que je ne parviens pas à expliquer exactement ce que je veux, alors j’ajoute de la couleur, des imprimés, des photos de plumes ou de fleurs que j’ai prises dans le jardin, tout ce qui est proche de la sensibilité de mon message, pour le rendre plus clair.

Il y a dans vos collections une fluidité issue des drapés. Comment l’expliquez-vous ?

Le plus important pour moi, c’est le mouvement. Pas seulement celui du corps mais celui que l’on parvient à couper dans le vêtement. Il faut alors trouver des solutions techniques et j’adore cela. Quand quelqu’un fait toujours le même geste, cela s’inscrit dans le vêtement, on y trouve l’âme de ce mouvement. J’essaie alors de le construire comme s’il y avait déjà quelqu’un dedans. Je pense que l’on peut changer une silhouette par la coupe, je peux vous tailler dix blazers noirs et vous donner dix corps différents – nonchalant, strict, lâché… Je peux mettre tout cela dans une simple veste et c’est cela qui est intriguant. Les gens ne le comprennent peut être pas d’emblée mais il suffit qu’ils l’enfilent pour comprendre.

Vous avez toujours été indépendante et dans votre création et dans votre entreprise…

J’avais les pieds sur terre, c’était la seule façon d’exister. J’ai eu un enfant très jeune, c’était voulu. Mon mari et moi avons travaillé et soigneusement économisé. Après la naissance de mon fils en 1986, j’ai décidé de commencer la mode, on a alors tout dépensé pour acheter des tissus, louer une camionnette pour aller montrer la collection à Londres, on n’avait plus rien mais on s’en fichait, on était un peu punk dans notre tête et naïfs aussi, mais pas tant que ça… On avait installé un portant de vêtements, une table, deux photos en guise de showroom, à la première acheteuse, j’ai expliqué ma situation :  » Vous pouvez commander mais vous devez me payer à l’avance « , elle travaillait pour Barneys ! J’ai agi ainsi avec tous les clients et puis, à un moment donné, j’ai arrêté d’accepter les demandes, j’ai eu peur, cela me semblait tellement à produire… Mais j’ai pu me procurer les tissus, j’ai tout fabriqué avec un ami et mon mari, j’ai emballé les pièces moi-même, j’ai scotché les boîtes pour les envoyer en Amérique… Je voulais avancer pas à pas, j’ai tout construit petit à petit, j’ai été très patiente, j’ai attendu cinq ans pour organiser mon premier défilé à Paris.

Vous avez survécu au rythme infernal de la mode.

Oui, durant trente ans. Mais quand j’ai eu 50 ans, je me suis rendu compte que j’étais à la deuxième moitié de ma vie et que cela m’excitait de penser à faire autre chose. Ma marque avait une vraie identité et je savais que si elle était confiée à des gens de talent, elle pourrait continuer sans moi. J’ai toujours tout gardé, dès le début, j’ai des milliers d’archives, parce que mes vêtements, c’était mes enfants. J’ai annoncé à mes assistantes que je leur passais le relais :  » Je vous jette à l’eau et voilà, il est temps pour la suite.  » Pourquoi une marque devrait-elle disparaître quand le créateur meurt ou s’en va ? Si l’identité existe, cela doit être possible, sinon tout ce travail a été accompli pour rien. Et puis, j’avais la responsabilité de tous ceux qui travaillent chez nous et je ne voulais pas que mes fans n’aient plus leur pantalon, leur veste, il fallait continuer. Mais en même temps, je suis un être humain, un jour, je vais mourir… Ce n’était pas facile à faire mais je l’ai fait. Je suis toujours mon chemin. Aujourd’hui, ce qui me plaisait avant me plaît toujours, avec la différence que j’ai désormais du temps pour regarder, bouger un peu. Ce n’est pas que je me sentais vide, j’aurais pu continuer jusqu’à la fin, imaginer encore mille collections, mais j’avais envie de changer de langage. Ce n’est pas parce que j’ai arrêté que j’ai cessé de créer.

En octobre 2014, vous publiiez chez Rizzoli la somme de votre travail, était-ce une manière de tourner la page ?

Cela m’a aidée, j’ai travaillé sur ce livre avec mon mari et mon fils, c’était une petite histoire de famille, cela a permis à ce dernier de commencer comme graphic designer et à moi de regarder tout ce que j’ai réalisé en trente ans, et c’est beaucoup. J’avais le temps, j’ai tout rangé, mes archives, mes photos, l’idée du livre était très claire dès le début. En réalité, cela faisait quelques années que je rêvais de le réaliser, je n’ai eu le feu vert que quand j’ai annoncé que j’arrêtais, en novembre 2013. Cela m’a pris un an, c’était assez difficile car je pensais tout y mettre mais ce n’était pas possible, il aurait fallu vingt tomes, j’ai dû trier. Je voulais que ce soit très honnête, juste mon histoire en photos, sans rien y changer, montrer comment c’était en 1982, 1983 ou 1985 même si on trouve que ce pantalon, ce n’est plus tout à fait ça, mais il est tel que je l’ai présenté au monde à ce moment-là. J’ai opéré un choix dans chaque collection et j’ai mis tout au format car je voulais un petit livre, pas un coffee table book, non. Je désirais que ce soit beau, poétique, sans prétention, juste l’histoire racontée telle qu’elle fut. J’ai parlé de ce projet à Patti (Smith), elle m’a demandé si elle pouvait écrire un petit mot. J’ai dit  » bien sûr « , et c’est ce qui s’est passé, ce fut vraiment familial, moi, mon mari, mon fils, Patti et basta.

Vous êtes désormais Docteur honoris causa de l’ULB, quels sont vos sentiments ?

Je suis très honorée. Et très humble. Je trouve cela incroyable de recevoir ces insignes comme une preuve de reconnais-sance dans mon propre pays, qui n’est pas évident… Et puis je me suis entourée d’autres talents que j’admire et respecte, c’est la preuve que si chacun met en oeuvre son don naturel, on ne peut aller que vers un monde meilleur. Ce titre, je le dédie à tous ceux qui croient au pouvoir de la beauté.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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