Le célèbre décorateur français Jacques Garcia ne craint pas la controverse. Dans un entretien décapant, évoquant l’architecture et le design contemporains, ce passionné des xviie, xviiie et xixe siècles dénonce  » la montée en puissance d’une sorte de racisme culturel « .

Son dernier opus en date ? L’hôtel Athénée, blotti dans le quartier de l’Opéra Garnier, à Paris. Quatre grandes tragédies lyriques – La Traviata, Aïda, Faust et Don Giovanni – lui ont inspiré une partition d’un romantisme absolu. Animé par sa passion pour les xviie, xviiie et xixe siècles, le décorateur français Jacques Garcia s’est forgé une réputation internationale en imaginant de somptueuses mises en scène pour les établissements hôteliers les plus prestigieux tels que La Mamounia à Marrakech, Le Métropole à Monte-Carlo, L’Hotel des Indes à La Haye, l’hôtel Costes ou le restaurant de l’hôtel Fouquet’s, à Paris… sans oublier le Warwick Barsey Hotel, à Bruxelles, qui célèbre, lui, le mariage de styles néoclassique et Napoléon III.

Au Louvre, le plus grand musée parisien, Jacques Garcia met sa patte au service de la rénovation des salles dédiées à la présentation des collections d’objets d’art du xviiie siècle. Un travail de muséographie à découvrir en 2012. Il apporte aussi ses conseils à des chantiers de restauration du château de Versailles, comme celui de l’antichambre du Grand Couvert, dans le Grand Appartement de la Reine qui vient d’être terminé.

Les réalisations de Jacques Garcia sont innombrables et se retrouvent jusqu’au Proche-Orient et aux États-Unis. Mais dans sa croisade pour réveiller l’âme endormie des belles demeures d’autrefois, son £uvre majeure est assurément la résurrection du Champ de Bataille. Ce château du xviie siècle, en Haute-Normandie, qu’il a personnellement acquis en 1992, témoigne à lui seul de l’étendue de son talent : l’intérieur, richement meublé et décoré en osant aussi emprunts et mélanges des genres, comme les merveilleux jardins à la française dans l’esprit d’André Le Nôtre, le jardinier de Louis XIV, sont partiellement accessibles au public.

Jacques Garcia aime les intérieurs classiques qui ont, des siècles durant, fait le succès de la France. Sa version personnelle de ce que les anglophones appellent le  » French Style  » rencontre un succès jamais démenti car elle transcende toutes les modes et, aux quatre coins de la planète, la jet-set apprécie ces décors élégants et affranchis des tendances commerciales du design.

Au fil du temps, des styles très divergents ont coexisté en matière de décoration intérieure. Les années 30 ont ainsi vu fleurir des constructions anglo-normandes, Bauhaus, Art déco et néoclassique qui ont, depuis, trouvé leur place dans les pages de l’histoire de l’art, au point que certaines sont aujourd’hui classées. Mais si, pour ce passé récent, cette riche diversité stylistique est bien acceptée, actuellement, ce qui n’est pas réellement contemporain ou avant-gardiste n’est guère pris au sérieux et est considéré comme kitsch. L’analyse – décapante – de Jacques Garcia.

En musique, en littérature… et même en mode, les créateurs qui jouent la carte classique sont pris au sérieux. Mais ce n’est pas le cas dans les domaines du design et de l’architecture. Pourquoi ?

Ma réponse est simple : on assiste à la montée en puissance d’une sorte de racisme culturel, ce qui est, à mes yeux, inacceptable. Il n’y aurait de place que pour le design – comprenez, le design dans son acception actuelle, celle de l’expression personnelle d’un individu. Cette conception peut exister, certes, mais pas à l’exclusion de toutes les autres. Elle doit pouvoir cohabiter avec un design qui s’intéresse aux époques révolues, qui retravaille leur héritage. Des personnes qui remettent le passé à l’honneur et s’en inspirent, il en faut aussi, sous peine de perdre complètement notre patrimoine culturel. La mémoire du temps est quelque chose d’essentiel. Lorsque je travaille au réaménagement des salles du Louvre, c’est à cela que je pense, pas à mon propre ego !

Construire une folie, cette maison de plaisance telle qu’on la concevait entre les xviiie et xixe siècle, en style égyptien, chinois ou arabe, est-ce encore possible aujourd’hui ?

Pourquoi pas ? N’oublions pas que nous avons toujours réinventé le passé. N’en déplaise aux concepteurs et critiques actuels, qui ne manquent pas de nous faire sentir que cela ne se fait plus et prétendent être détachés de toute tradition, comme si leur inspiration leur venait par la grâce du Saint-Esprit. Ça ne tient pas debout ! De tout temps, l’homme a tourné son regard vers ce qui l’a précédé – et pas seulement chez nous, mais aussi dans d’autres cultures, orientales notamment. Mais je suis optimiste, on y reviendra. Je tiens encore à souligner un autre point important à cet égard. En France, ce pays si fier de son identité nationale – quelle notion idiote, du reste -, on construit partout, du nord au sud, les mêmes tristes maisonnettes en crépi… Alors même qu’en matière d’architecture, nous possédons justement des identités régionales très fortes, que le monde entier nous envie. Chaque région a sa propre architecture. Nous pourrions continuer à bâtir sur cette base, mais nous ne le faisons pas.

Pourquoi pas ?

C’est largement une question de formation. Le classicisme, par exemple, ne figure plus au programme des écoles d’art et d’architecture : elles commencent par l’Egypte et la Grèce puis passent presque directement à Le Corbusier, comme s’il n’y avait rien eu entre-temps. J’en ai moi-même fait l’expérience : l’enseignement fait complètement l’impasse sur les xviie, xviiie et xixe siècles… alors même que la plupart des bâtiments sur lesquels nous travaillons remontent à cette époque ! Le lien avec le passé se trouve ainsi rompu de façon tout à fait artificielle.

Que signifie pour vous l’authenticité ?

Je préfère un faux décor qui a l’air vrai à un vrai décor qui sonne creux. Parfois, le concepteur a mis tellement d’âme dans un bâtiment qu’on jurerait qu’il est ancien. À l’inverse, nombre de monuments anciens sont si mal restaurés que toute la magie du passé s’est perdue. Prenez le palais de Pavlovsk, dans les environs de Saint-Pétersbourg, qui a été complètement dévasté pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, tout y est neuf, et pourtant, il n’y a qu’à passer la porte pour sentir encore y planer l’esprit du tsar et de la tsarine… Cela tient à la personne qui a recréé le décor. C’est injuste, mais c’est la vie ! Certains ont le feeling, un sens inné de la beauté, sans même avoir eu besoin de faire des études, et d’autres pas. Laissez quelqu’un qui n’a pas cette sensibilité restaurer ou aménager un bâtiment, il en fera une coquille sans vie. La beauté est toutefois devenue un sujet sensible : faire du beau, c’est vulgaire, il faut aller à l’encontre de notre sens naturel de l’esthétique. Comme si, pour être jolie, une fille était forcément vulgaire… Mais évidemment, le raisonnement ne s’applique pas aux personnes : un bel homme est un bel homme, point à la ligne. Pourquoi cela vaut-il pour les gens, mais pas pour les objets qui nous entourent ? Pourtant, cette réalité n’est pas nouvelle. L’art contemporain adule ce qui est laid, et il y a là quelque chose de pervers. Peut-être sommes-nous trop baignés dans le luxe.

Préférez-vous la perfection ou le mystère ?

Si la perfection engendre quelquefois l’ennui, le mystère revêt, lui, une importance capitale. Sans mystère, pas d’âme. L’imperfection n’exclut d’ailleurs pas l’esthétique. Les personnes les plus belles sont imparfaites, et cela vaut également pour les objets, les intérieurs, les bâtiments… Ces derniers, certainement, doivent posséder une part de mystère, que la lumière contribuera à créer. C’est également vrai pour les espaces publics, les hôtels, les restaurants, etc. C’est d’ailleurs un aspect auquel j’accorde beaucoup d’importance. Lorsque, dans les années 80, tout était gris, beige ou blanc, je jouais déjà sur des lumières tamisées et des teintes sombres, transportant d’emblée le visiteur dans un autre monde. Derrière chaque porte pourrait se trouver l’homme ou la femme de votre vie… Comme le disait Georges Clemenceau,  » le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier « . Cet instant de tension et d’attente. Ce moment mystérieux, érotique. Derrière chaque porte se cache l’inaccessible, et cela confère à l’espace intérieur une tension qui peut même se construire dans un studio de dix mètres carrés. Pas besoin d’un palais !

Quelles techniques de construction privilégiez-vous : artisanales ou mécaniques ?

Je milite en faveur des méthodes artisanales, et j’ai d’ailleurs ramené à la vie un certain nombre de techniques presque oubliées. Mais tant de choses se sont perdues depuis quinze ans. Prenez le staff : Paris a compté jusqu’à 130 ateliers de staffeurs et aujourd’hui, il en reste dix. À une époque, il y avait ici 200 doreurs. Actuellement, ils sont encore cinq. Lors de la rénovation de La Mamounia, j’ai proposé de réaliser toutes les finitions de manière artisanale. Nous y avons travaillé trois ans, avec 600 ouvriers de tous âges, de 16 à 70 ans. Et le résultat est fabuleux. La France a eu pendant des siècles les meilleurs corps de métiers au monde, et je fais énormément d’efforts pour perpétuer cette tradition. C’est aussi pour cela que j’ai accepté les projets au Louvre et à Versailles.

Quelle est l’importance de l’harmonie en architecture ?

Capitale, et c’est aussi pour cela que Paris est mieux conservée que Londres : l’esprit français a le sens de l’harmonie. Il y a beaucoup moins de mélanges de styles architecturaux qu’à Londres ou à Bruxelles, où il y a des coins vraiment impossibles. À Paris, un certain nombre de projets importants ont aussi pu être évités, comme cette tour qui aurait dû se dresser sur le site du musée d’Orsay. Giscard a décidé en dernière minute – et bien heureusement ! – que l’ancienne gare serait préservée, craignant une monstruosité du même acabit que la Tour Montparnasse. Nous avons eu la chance que celle-ci soit tellement hideuse que tout le monde s’est dit,  » plus jamais ça ! « . Du coup, plus aucune nouvelle tour n’a été construite dans Paris même, mais uniquement autour de la ville.

Êtes-vous opposé à la reconstruction de bâtiments anciens ?

Absolument pas. De tout temps, des bâtiments ou des décors ont été reconstitués, et il est absurde de vouloir s’y opposer. Je vous donne un exemple : prenez une rue dont toutes les maisons sont construites dans le même style, à l’exception d’un bâtiment délabré qui remonte à une époque ultérieure, et que vous devez remplacer. Il est évident que vous aller rétablir l’harmonie, l’unité, en reconstruisant ce qui s’est perdu. Dans ce cas de figure, il serait idiot de vouloir le remplacer par un immeuble moderne. Si c’est la moitié de la rue qui manque, là, vous pouvez bâtir autre chose. Mais si vous avez un bel ensemble, oui, vous allez rétablir l’harmonie… Pas jouer à l’apprenti sorcier ! Pour faire une comparaison : une copie de la Joconde avec des lunettes et un cigare, je trouve ça sympa… mais au Louvre, je veux la voir sans lunettes.

Les critiques architecturaux sont opposés à la reconstruction. Ils accepteraient celle d’une maison de Le Corbusier, mais pas d’un bâtiment ancien…

Là encore, c’est une forme de racisme culturel, il ne faut pas avoir peur de le dire. Je suis opposé à ce genre de choix. C’est comme si les amateurs d’art contemporain étaient par définition opposés à l’art ancien. Personnellement, je m’intéresse à tout. Si vous me permettez un dernier parallèle : qui pourrait s’imaginer un grand cuisinier, aux fourneaux d’un restaurant 3-étoiles Michelin, qui ne voudrait faire que de la cuisine moléculaire ? Il doit être capable de préparer aussi bien une poule au pot ou un b£uf Miroton, non ?

Carnet d’adresses en page 120.

Par Piet Swimberghe

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