Dix ans déjà que la maison Dior n’avait plus lancé un masculin. Avec le spot de son nouveau parfum, elle offre à Johnny Depp un rôle sur mesure de chaman rock’n’roll. Un retour à l’état sauvage.

Ce n’est pas la première fois qu’il se laisse guider par les voix qui lui trottent dans la tête. Le genre de truc normalement inavouable si l’on ne veut pas passer pour un barjo. Mais il sait bien, depuis le temps, que ce sont tous ces dérapages, justement, qui cisèlent sa légende de rebelle à la beauté tenace. Pas un jour ne se passe sans qu’il n’entame en pensées un étrange colloque singulier avec ses rôles modèles à lui, Hunter S. Thompson bien sûr, Marlon Brando, surtout, qui lui grogne comme lui seul savait le faire d’envoyer joyeusement balader les emmerdeurs de tous bords. Là, pour le coup et les besoins de la campagne du dernier-né des parfums Dior, il le fait, quitte à virer chaman d’une tribu sans nom peuplée de renégats – il aime ce mot-là – en quête de raisons d’être.

Johnny Depp, star d’un road trip poussiéreux, on n’avait plus vu ça depuis Las Vegas Parano, sublime bide commercial s’il en est, mais le scénario cette fois est nettement moins barré. L’autre star du spot reste un parfum de luxe. Et notre homme, il est vrai, s’est rangé des voitures, même si la fin de sa love story de quatorze ans avec Vanessa Paradis, mère de ses deux enfants, l’a fait passer par quelques zones de turbulences, pâles versions pourtant des excès d’anthologie de sa période Kate Moss. Du studio en plein ciel avec vue sur L.A. dans lequel plane l’ombre de ses potes Keith Richards et Marilyn Manson, au fin fond d’un désert habité d’improbables coyotes, il livre sans grimage un condensé léché – son look, ses obsessions, ses personnages fétiches, même ses ratages avoués, tout y est – du fantasme collectif qu’il est devenu, parce qu’il l’a bien voulu. Décodage.

UN MUSICIEN DE CoeUR

Sûr que c’est toujours plus facile d’afficher des regrets pour ce qu’on aurait pu devenir quand on a réussi sa carrière comme lui. Pourtant, quand il s’agit de se mettre en scène à l’état brut, c’est vers son premier et éternel amour, cette guitare qui lui a toujours résisté, qu’il revient. La preuve, il en a  » un milliard, de vrais bijoux, beaucoup de vintage, accrochées partout sur les murs « , il ne sait plus, il a  » perdu le compte « . D’ailleurs, ce n’est pas avec un script mais avec les riffs de Ry Cooder que, dans le film, il trouve le courage de tout planter là pour (re)trouver son âme. Il jure pourtant qu’il ne sortira jamais d’album. La musique, c’est son jardin secret,  » cette deuxième vie décalée dans laquelle il n’y a pas de personnages à jouer, pas de mots. Rien sauf ce qui vient du cerveau, du coeur ou d’ailleurs et passe par les veines jusqu’aux doigts.  » Ce qui lui restera, au fond, quoi qu’il advienne.

UN ACTEUR PAR DÉFAUT

Il adore rappeler qu’à ses débuts il se  » tapait du cinéma complètement « . Lui qui n’a commencé à faire ce métier que  » pour payer le loyer « , sans s’imaginer devenir un jour l’un des géants les plus bankable de Hollywood, peut s’abriter derrière vingt ans de succès d’estime pour faire avaler à ses fans cinéphiles sa récente ascension en tête du box-office. Tous ses personnages, d’ailleurs, vivraient un peu en lui – on doute toutefois qu’il n’ait pas effacé de ses neurones l’officier de police Tom Hanson de 21 Jump Street – même s’il ne trouve pas  » normal  » – un oxymore quand on parle de Johnny Depp –  » que toutes ces personnalités cohabitent « . Il suffit de jeter un oeil sur sa filmographie pour se dire qu’en effet, ça fait du monde… Pas étonnant qu’il ne sache toujours pas vraiment  » ce qu’il veut être « . Ce qui lui ressemble le plus ?  » Une combinaison d’Edward aux mains d’argent et du Capitaine Jack « . Un cocktail de  » pureté et d’irrévérence  » qui pèse sans doute davantage aujourd’hui du côté Sparrow, ses cinq vies de pirate au compteur, ses millions en cachet et son trait d’eye-liner.

SAUVAGE D’ADOPTION

C’est un mot qui lui parlait déjà, avant. Qui colle avec l’idée qu’il se fait de l’allure, du style. De l’élégance selon Dior,  » empreinte d’une certaine gravité, de quelque chose d’un peu extrême  » mais qui évoque aussi à ses yeux une  » forme d’humanité « , celle de quelqu’un qui  » avance sans compromis « . Un adjectif qu’il plaque pour l’anoblir sur ses racines indiennes, celles de cette arrière-grand-mère aux longues tresses noires, chiqueuse de tabac jusqu’à son dernier jour, celles de la Nation Comanche qui l’a adopté et rebaptisé  » Le Transformiste « , celles qu’il convoque implicitement dans le désert du spot, peuplé d’un bestiaire fantastique à la Terry Gilliam qu’il espère quitter neuf, débarrassé des masques qui lui collent à la peau.

IT BOY MALGRÉ LUI

Cette belle gueule qu’il refuse d’assumer depuis la série de sa jeunesse – ces pommettes d’indigène haut perchées, ces yeux noisette de myope cachés derrière des verres bleutés, ce sourire timide, ce torse lisse androgyne, arrêtez, n’en jetez plus ! – même vieillie, même tannée par les excès, qu’il n’a eu de cesse de grimer pour mieux l’enlaidir dès qu’il le pouvait, ce vestiaire unique avec ses éternels gilets de costume, ses bagues et ses breloques qui seraient ridicules sur un autre que lui, c’est bien tout cela pour une fois qu’il nous vend pendant les 30 secondes de pub signée Jean-Baptiste Mondino. Un film  » libérateur « , une expérience qui l’a fait  » revenir à ses racines et redécouvrir des choses sur lui-même, jure-t-il. Peut-être,  » parce qu’il était plus musical que cinématographique, au sens strict « , qu’il n’y avait  » rien de contraint « . Un peu comme dans ces classiques du muet qu’il affectionne tant  » parce qu’ils se privent du luxe des mots « . Johnny le ténébreux se prête même à rêver de cette solitude des anonymes qui lui est à jamais refusée. Comme Cocteau, il proclame :  » Plus vous me regardez, plus je disparais.  » Avec ses cinq films à venir déjà tournés et cette nouvelle campagne, il ne risque pourtant pas de se faire oublier.

PAR ISABELLE WILLOT

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