À l’écart des grands parcs nationaux, des aventuriers lancent aujourd’hui des réserves privées, perdues au milieu de la savane. Au programme : éléphants, villages massaïs et lodges de luxe.

 » A vant de plonger dans la piscine, vérifiez s’il n’y a pas un léopard en train de boire…  » En temps normal, cet avertissement vous aurait fait sursauter. Mais ici, par 40 °C, perdu dans la savane quelque part entre le Kilimandjaro et le lac Victoria, au milieu des cris de babouins et des hennissements de zèbres, le conseil relève du plus évident bon sens. Et lorsque vous ressortez û sain et sauf… û la tête de l’eau turquoise, vous dominez, à l’infini, les hautes herbes de la Rift Valley, ce berceau de l’humanité où fut tournée  » La Guerre du feu « . Le cou d’une girafe et une poignée de waterboks û antilopes aux longues cornes torsadées û émergent des acacias.  » Nous sommes seuls à 100 kilomètres à la ronde : il faut parfois rouler une journée avant de croiser un autre véhicule « , jubile Anthony Russel, flamboyant propriétaire de Shompole.

Ce lodge, une folie hollywoodienne tapie à flanc de colline, illustre la vogue du nouveau safari û bien éloigné de ce que l’on observe dans les grands parcs nationaux voisins (Serengeti, Amboseli, etc.). Anthony, la quarantaine, règne sur 64 000 hectares de savane privée, réservée à quelques centaines de privilégiés par an (dans le même temps, la réserve toute proche de Masaï-Mara aura accueilli 400 000 visiteurs et 60 000 véhicules…). Avec une poignée d’autres aventuriers, Anthony a décidé de faire exploser les règles û et les prix û du safari traditionnel.  » Les grandes réserves ressemblent de plus en plus à des zoos en plein air où l’on fait la queue en minibus, assure-t-il. Ici, nous ne sommes pas obligés de rester sur les pistes, nous coupons à travers le bush, nous avons le droit de descendre de voiture, de nous enfoncer dans la savane à pied, de suivre les animaux de nuit.  »

Et ce broussard atypique û guide de chasse au Soudan à 19 ans, puis étudiant en histoire de l’art à Brighton û de sauter dans sa Jeep pour approcher une famille de girafes. Il coupe le moteur et c’est à pied, au milieu des hautes herbes jaunes, que l’on termine l’approche. Un girafon et sa mère mâchonnent des feuilles à quelques dizaines de mètres. L’univers n’est plus que martèlement de sabots de gnous, troupeaux de zèbres intrigués et  » dust devils « , ces tornades de poussière qui se forment à l’horizon. Parfois, avec un peu de chance, on aperçoit un lion qui fend silencieusement la savane.

La nuit tombe. Dans le halo des phares, deux yeux jaunes, furtifs. Un léopard ou un chat sauvage. On le suit avec un projecteur qui balaie le noir absolu de la savane. Jamais on n’aura autant la sensation d’être perdu au c£ur des ténèbres.  » Singe, en haut à gauche !  » Le cri surgit du toit de la Jeep, où un puissant Massaï û tunique rouge vif, collier de perles, lance à la main û joue les vigies. Le lodge de Shompole est en effet la propriété conjointe de capitaux suisses (représentés par Anthony) et du village massaï tout proche de Pakasy, qui perçoit une partie des bénéfices. Un schéma de développement durable où se mêle un peu de la mauvaise conscience des descendants de colons britanniques et une réelle volonté d’aider ce peuple magnifique. Rien ne ressemble pourtant moins à une case massaï que la dizaine de chambres de Shompole, les plus extravagantes de tout l’Est africain. Ici, le mot  » suite  » n’a plus guère de sens pour ces espaces ouverts de 140 m2, où la savane vient s’inscrire comme sur un écran géant en Technicolor.

Moins extravagants, d’autres lodges préfèrent miser sur la tradition. Après une heure en  » bush plane  » en direction de l’océan Indien, voici Galdessa : huit cases surplombent la rivière Galana, lourde des boues charriées depuis Nairobi et dont émergent parfois les yeux jaunes et las d’un crocodile. Tous les animaux û impalas, chacals, éléphants… û viennent s’y rafraîchir. La nuit, tapi au fond de son lit, on entend la marche dodelinante des hippopotames entre les cases, en priant secrètement pour qu’ils ne fassent pas d’écart inconsidéré…

 » L’autre jour, un éléphant a traversé la salle à manger « , raconte, avec le plus grand calme, Catherine Simpson, seule femme à diriger un lodge au Kenya. Elle en a vu d’autres. Après avoir ouvert le premier bar à champagne de Dublin et navigué au large de la Tanzanie, cette blonde de 48 ans, au look à la  » Daktari « , est tombée amoureuse de ce morceau de savane perdu en bordure du célèbre parc national de Tsavo. Elle sonne le réveil à 5 heures du matin pour une marche le long de la rivière Galana. Deux rangers armés de fusils AKA 101 suivent chacun de vos pas. Au cas où cet hippopotame irascible déciderait de sortir de l’eau boueuse où il se prélasse. Au cas où cet éléphant vous chargerait… Cela reste rarissime, mais, ici, les animaux sont totalement sauvages et ne  » posent  » pas pour les touristes comme dans les grands parcs nationaux. Les approcher à pied, les observer caché derrière un doum (palmier nain) procure un délicieux frisson. Au crépuscule, Catherine vous emmène vers les Mang’aa Falls, une série de rapides où les éléphants viennent boire et s’asperger d’eau. Un mot plus haut que l’autre ou le vent qui tourne et, pressentant une présence humaine, la femelle dominante protège déjà la retraite des éléphanteaux. Un peu plus loin, c’est un rhinocéros noir û une rareté ! û ou un couple de dik-diks, ces délicates antilopes naines, qui détalent. Là encore, le soir venu, on réalise que l’on a sillonné la savane pendant des heures sans jamais croiser personne. Il est temps de rejoindre l’interminable  » dining room  » en acacia, ses confortables canapés de cuir et ses tables basses agrémentées de crânes d’hippopotames (ici, le moindre porte-savon est taillé dans une vertèbre de buffle…).

Mais le fin du fin, en matière de repas, ce sont les  » bush dinners « . Tradition britannique oblige. Ici, on ne connaît pas le pique-nique improvisé dans la brousse, mais on dresse une table avec des fauteuils confortables sous un arbre au c£ur de la savane. Une véritable cuisine (avec fours…) est tirée d’élégantes malles, une vaisselle raffinée dressée, des vins subtils sont servis. Un club anglais surgi au milieu de nulle part. Ne manque que le Gramophone de l’aventurière Vivienne de Watteville pour jouer un fox-trot.

 » Dépêchez-vous de manger, ça va réchauffer !  » plaisante Peter Cadot, qui perpétue délicieusement cette tradition dans son domaine perdu de Loisaba, 150 km2 privés sur les contreforts du mont Kenya. Plus vaste que certains parcs nationaux ! Ce solide Kényan de 46 ans, dont le grand-père était français, dirige ce lodge somptueux avec son épouse Alison. Posé sur un escarpement qui domine vertigineusement une plaine où l’on aperçoit girafes et éléphants, Loisaba est un club  » british  » û canapés en cuir, cheminée et crumble û à 6 000 kilomètres de Londres.

Mais derrière ses Ray-Ban et sa moustache de flic de Los Angeles, Peter est surtout un naturaliste hors pair. Il arpente avec vous la savane dès l’aube et vous apprend à identifier les traces ( » Un lion est passé ici hier soir… « ), à décoder la fébrilité d’un troupeau d’antilopes ( » les hyènes, là-bas « ) ou à distinguer les subtiles différences de rayures entre le zèbre des plaines et le zèbre de Grévy.  » Regardez cet oiseau bleu, c’est un rollier, s’extasie cet ornithologue émérite en pointant deux flèches bleutées. Avec le temps, ce sont les oiseaux qui me procurent le plus d’émotion.  » Au besoin, un guide samburu complète la leçon magistrale. Comme à Shompole, Loisaba est géré en association avec cette tribu de Massaïs nilotiques.

Mais la plus grande fierté de Peter se trouve à une demi-heure de Jeep du lodge. Il a baptisé cette invention les  » starbeds  » (littéralement, lits d’étoile). Il s’agit de simples matelas entourés d’une fine moustiquaire verte que l’on tire sur une haute terrasse dominant la savane. La nuit tombée, on se glisse sous l’épaisse couverture. Et il n’y a plus que vous, les étoiles, la voûte céleste. Et, juste en dessous, la savane qui sommeille.

Jérôme Dupuis

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