Entre jungles, collines et lagunes, l’état indien du Kerala vit au rythme de ses épices, de leur histoire, de leur croissance et de leur vente. Tranche de vie dans un pays qui n’a pas quitté le siècle de Vasco de Gama.

L’ aube se lève sur la jungle de Periyar. Une aube rosée, tiède, qui détrempe tout. Une aube qui vous colle à la peau. Dans sa petite maison enfouie dans la végétation et la brume, Tom Joseph, en nage, travaille. Gravement, il palpe, soupèse, hume, respire, une fois encore, de bien curieuses capsules séchées, disposées dans de petits sacs rassemblés dans la pièce unique de son habitation.  » La journée sera très chaude « , se dit-il anxieusement. Tom Joseph est producteur de cardamome. En fin de matinée, il se rendra avec ses deux fils, au bourg de Kumily, à la bourse de la cardamome, pour y vendre sa récolte annuelle. Là, dans une ambiance enfiévrée, sa production, comme celle d’autres planteurs, sera vendue aux enchères.

L’unique problème rencontré par Tom Joseph est le cours trop fluctuant de l’épice. Tom aurait pu planter du poivre, mais son cours est trop bas. La cardamome, elle, reste la deuxième épice la plus chère du monde après le safran. En la cultivant, Tom caresse des rêves, comme celui de mettre ses fils au collège St-Patrick, le top du top, puis à l’université St. Thomas à Cochin.

L’an dernier fut une année formidable pour la famille Joseph. La météo avait été de la partie. Un temps épouvantablement chaud et sec. Tom et ses fils n’avaient récolté que 350 kg de la précieuse épice sur son lopin d’un hectare. Mais son cours avait atteint le taux record de 1 000 roupies (19,05 euros) le kilo, un sommet ! Cette saison, la chance n’est cependant pas au rendez-vous, les conditions sont trop bonnes pour la cardamome : la température est restée constante à environ 22 °C et la quantité d’eau de pluie tombée par m2, nécessaire pour bien arroser les racines, était bien là. Résultat, Tom Joseph, à l’instar des autres producteurs, avait doublé sa production. Mais quid des cours ? C’était l’angoisse, surtout depuis le mois dernier, quand ceux-ci avaient chuté à 250 roupies (4,76 euros) le kg !  » Encore trois heures à attendre « , se dit-il en consultant sa vieille horloge et son crucifix. Son sort sera alors fixé…

Tom, comme la plupart des planteurs, est issu d’une famille catholique.  » Ses ancêtres, lance-t-il avec orgueil, ont été christianisés par l’apôtre saint Thomas qui, après avoir débarqué au Kerala, choisit les meilleures familles brahmanes (la caste la plus haute dans l’hindouisme) pour en faire des chrétiens.  » Toutefois, il ne récuse pas cet aspect là de l’hindouisme. Il se considère tout simplement comme un brahmane chrétien ! Il n’est d’ailleurs pas rare dans cette partie de l’Inde de trouver des églises dont la nef est en forme de L, ceci afin que les chrétiens de haute caste ne côtoient pas ceux d’un niveau plus bas.

Gérer une plantation de cardamome, comme celle des Joseph, n’est pas une mince affaire. La floraison dure longtemps et la plante exige des soins constants. Une fois cueillies, les capsules sont séchées, généralement dans une pièce chauffée, puis passées au tamis afin de les débarrasser de leurs impuretés. Ce travail intensif rend la cardamome très chère.

Ce furent les Romains qui la rendirent célèbre en en faisant un usage considérable dans la cuisine. Ils la recommandaient même après un bon repas pour combattre les ennuis gastriques. Depuis, la cardamome a fait son chemin. Sa répartition est très inégale et son utilisation variée. En Inde, elle est un des principaux ingrédients du curry. On l’utilise aussi, avec d’autres épices, pour garnir les feuilles de bétel que l’on mastique dans tout le Sud-Est asiatique.

Il existe deux autres régions dans le monde où la consommation de la cardamome est tout aussi remarquable. Bien que relativement peu étendues, elles représentent près de la moitié de la consommation mondiale. L’une est au Moyen Orient, principalement en Arabie saoudite, l’autre se situe en Scandinavie. Alors que les Arabes utilisent la cardamome dans leur café, les Nordiques en usent en boulangerie ainsi que dans la préparation des saucisses et viandes hachées. La véritable cardamome croît à l’état sauvage en forêt, à une altitude comprise entre 800 et 1 500 mètres. Sa zone d’exploitation se trouve dans le sud-ouest de l’Inde, principalement dans les Ghats, rebords montagneux longeant la côte de Malabar. Précisément là où habite Tom Joseph.

C’est également sur la côte de Malabar que croissent la plupart des épices les plus appréciées au monde : gingembre, poivre, curcuma, coriandre, cannelle, muscade, etc. Les Phéniciens et les Romains en étaient extrêmement friands. A cette époque, les navires les transportaient jusqu’à la mer Rouge, d’où elles passaient entre les mains des grossistes d’Alexandrie, qui longtemps demeurèrent le pivot de la distribution internationale des épices. Leur emploi disparut avec les grandes migrations et invasions. Pendant quelques siècles, les épices orientales devinrent rarissimes et très chères en Occident. Il fallut attendre les croisades pour réapprendre l’art de la table. L’appétit pour les épices devint inextinguible et un gigantesque commerce s’ensuivit qui fit la richesse de Venise, Gênes, Bruges et de bien d’autres cités. Le poivre, par exemple, ne devint pas seulement un moyen de gagner de l’argent : il devint lui-même une monnaie d’échange. Pendant presque tout le Moyen Age, il servit  » d’argent liquide « . En Allemagne, les riches étaient appelés  » sacs de poivre « . Pendant la période médiévale, la consommation de poivre s’accrut de façon incroyable. Ce goût recherché était largement dû à la qualité des aliments que consommaient la plupart des gens û porc salé, b£uf plus ou moins bien conservé. On masquait la puanteur de ces aliments par de grosses quantités de poivre. La prospérité ainsi générée par le trafic des épices permit d’engendrer la Renaissance !

Mais tout changea au cours du xve siècle quand les Turcs prirent Constantinople et coupèrent les routes commerciales, brisant ainsi des monopoles établis. Les puissances de l’époque se lancèrent alors sur les mers afin d’aller eux-mêmes contrôler les pays producteurs. La course aux épices était lancée. La colonisation du monde par l’Occident aussi. En 1498, Vasco de Gama débarquait à Calicut. Un siècle plus tard, les Hollandais supplantaient les Portugais. Puis vinrent les Anglais. Avant eux, les Chinois et les Arabes étaient passés par là. Dans ses lagunes immenses, le Kerala continue à charrier sur de lourds sampans vers son port de Cochin, des cargaisons d’épices qui seront expédiées dans le monde entier. Le mode de vie n’a pas changé. Seule la fièvre est passée.

Dans l’église Sainte-Marie, à Kumily, Tom Joseph sanglote doucement. Il remercie tous les saints, saint Thomas surtout. Quand son lot de cardamome passa sur la table, il ne fallut pas dix secondes aux acheteurs pour en fixer le prix : 400 roupies (7,62 euros) le kilo. L’essentiel était sauvé. Tom peut encore rêver à un avenir plus rose…, jusqu’à la prochaine récolte.

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