Cette terre mythique frappée par tant d’infortunes forme une mosaïque de peuples aux traditions hors du commun. Voyage dans le temps au pays de la reine de Saba.

Le pilote fait tourner le moteur de son Cessna. Pour lui, il s’agit d’un vol de routine entre Lalibela et Addis-Abeba avec, dans le carlingue, des médicaments pour les populations isolées. L’avion survole des canyons et des plateaux désertiques, parsemés d’une multitude de toukoul, les huttes traditionnelles, aux toits posés comme des calottes de champignons sur des murs crépis de boue mélangée avec de la paille de tef (millet). Ces villages sont éternels, cernés d’immuables enceintes de pierres scellées par la terre et le temps, édifiés pour protéger les habitants des esprits malins et des hyènes dont les cris, la nuit, se mêlent à ceux des chiens.

Les paysages rappellent les gravures illustrant les péripéties des premiers explorateurs, au XIXe siècle. Du ciel, le regard se perd au fond des gorges, dans les vallées infinies, à la recherche de quelques signes de vie. Cette impression de terre oubliée ne quitte jamais le voyageur en Ethiopie.

C’est à bord de frêles pirogues en papyrus, mises à sécher à chaque escale, que l’on glisse, en compagnie des pélicans, sur la surface lumineuse du lac Tana. Une vaste cuve volcanique très profonde où, paraît-il, les tempêtes sont redoutables. Lors des pluies estivales, vingt rivières y entraînent une masse énorme de limon, qui s’accumule sur des îlots. Quelques-uns d’entre eux dissimulent, dans un fouillis d’arbres, des églises et des monastères, refuges pour les moines et les ermites. Sur l’îlot de Daga Estafinos, les squelettes des souverains d’Ethiopie reposent dans des cages de verre empilées les unes sur les autres. Cette visite, interdite aux femmes, se fait à la lueur d’une bougie.

Ethiopie… ce pays dont le nom évoque tour à tour la reine de Saba, le négus et la guerre en Erythrée, est probablement l’un des plus exigeants pour le voyageur. Il est aussi dur qu’il est pur, sauvage, inoubliable. Impossible de s’y comporter vraiment en touriste. Mis à part les hôtels de luxe d’Addis-Abeba et, sur les sites touristiques, quelques établissements correctement équipés, le pays ne possède que de petits hôtels d’étape, n’offrant guère qu’un matelas, une bougie et un peu d’eau aux voyageurs recouverts par la poussière de la piste. Les routes ne sont, la plupart du temps, que des voies pierreuses criblées de nids-de-poule, en perpétuels travaux, subventionnés par la Chine et, plus récemment, par le Japon. Elles drainent, chaque jour, des processions de paysans émergeant des nuages de latérite soulevés par les camions. Issues de plusieurs groupes ethniques, ces silhouettes bibliques partent en quête d’une place de marché.

Le pays compte environ 80 peuples différents. Les plus nombreux sont les Oromo, les Amhara et les Afar. Ces hommes à la face de bronze, au regard fier, secs, noueux, enveloppés dans leurs drapés de coton blanc, brûlés par le soleil, affichent des postures ancestrales : bras en croix reposant sur des bâtons passés derrière la nuque. Sur la piste défilent aussi les femmes, le corsage ouvert sur une croix en métal, pliées sous le poids des fagots de qat fraîchement coupé. Hier, le qat était la drogue des princes, des religieux et des poètes, propice à la méditation et au recueillement. Aujourd’hui, elle est celle d’une population sans espoir. Ces feuilles euphorisantes se mâchent sans s’avaler et se calent dans la gencive, afin que le jus âpre coule lentement dans la gorge et finisse par tromper la faim, tout en dispensant un peu d’énergie. Chaque marché possède son périmètre de vente de qat à consommer frais dans les quarante-huit heures. Des sanctuaires, appelés mabrazes, sont aménagés pour les séances de chique entre hommes, auxquels sont parfois conviés les azmaris, des troubadours, qui transportent leurs instruments à cordes en peau de cheval, fabriqués par les Oromo.

Ces derniers, d’excellents cavaliers, s’illustrent toujours à cheval dans de violents combats à la lance en bois. On peut assister à ces rencontres spectaculaires, au hasard de la piste, du côté de Gondar, capitale d’Abyssinie du XVIe siècle au XIXe siècle. Se frayer un chemin à travers le public, pour apercevoir les joutes, est laborieux. Ces anciens seigneurs du désert, traversant la foule sur leurs montures princières, harnachées d’or et de rouge, n’ont rien perdu de leur dignité, malgré l’aspect hétéroclite de leur accoutrement. Les vétérans ont ressorti les boucliers en cuir et portent des peaux de léopard, de zébu ou de hyène, par-dessus leurs vestons élimés, tandis que d’autres exhibent fièrement des fripes provenant de l’aide humanitaire : chaussettes rayées de rugbymen et bonnets péruviens en laine de lama !

Entre les  » combats « , la pause se fait autour de l’injera, le plat national, constitué de galettes de tef, de légumes et de viande, que l’on mange avec les doigts en se servant dans le plat commun avec des gestes lents. Ce moment privilégié se prolonge jusqu’aux délices de la cérémonie du café, rituel exécuté dans les règles de l’art dans tous les arake bet (estaminets) de villages repérables à leur persistante odeur de brûlerie. A l’intérieur, des herbes éparpillées sur le sol servent de tapis, la cérémonie est dirigée par une femme, qui, assise sur un tabouret, veille sur le moka berberah. Cette variété éthiopienne est grillée sur un petit brasero de terre. Ses effluves se mêlent aux senteurs d’encens extrait de la chair tendre du Boswellia sacra, un arbuste rarissime qui ne pousse qu’au nord de l’Ethiopie, au Yémen et dans le sud d’Oman.

L’encens se trouve partout, du Mercato d’Addis-Abeba, où un secteur entier lui est consacré, jusqu’au marché d’Emfras, célèbre, il y a un siècle, pour son commerce d’esclaves. On le vend sous forme de cailloux blancs (les meilleurs), bruns, ocre ou transparents. Tous purifient, soignent et embaument. Les Ethiopiens aiment les parfums délicats, secrets et insolites. aussi utilisent-ils la civette pour leurs préparations. Cet animal carnassier qui ressemble au chat est d’abord nourri trois fois par semaine, avec du boeuf cru et du lait. On recueille ensuite sur son pelage, grâce à un peigne fin, un film lipidique qui, conservé dans des cornes de boeuf, entre dans la composition d’essences rares. L’Ethiopie, pays d’une richesse culturelle inviolée, mérite que l’on s’y attarde sans avarice de temps ni de mouvements. On le visite au rythme de ses bergers qui allument un feu sur la piste pour boire le thé ou de ses prêtres qui, avec leur chasse-mouches en poil de singe, traversent des kilomètres de désert à dos de mulet…

Elia Imberdis

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