Masculinité n’a pas toujours rimé avec austérité. Il fut un temps où les hommes rivalisaient d’audace et de fantaisie dans les parures, les ornements et les colifichets. Un esprit Ancien Régime qui souffle à nouveau sur la création aujourd’hui. Des froufrous de Louis XIV à la robe-smoking de Gaultier, l’histoire se répète. Et déroule son fil au Musée de la mode à Paris.

(1)  » The Future of Men « , Marian Salzman, Ira Matathia et Ann O’Reilly, éd. Palgrave Macmillan (en anglais uniquement).

(2)  » L’homme paré « . Musée de la mode et du textile, 107, rue de Rivoli, à 75001 Paris. Jusqu’au 30 avril prochain.

A u dire des experts ès tendances, l’übersexuel est en passe de supplanter le metrosexuel. Exit donc le mâle qui se tartine de crème, passe sa vie chez l’esthéticienne, dégaine sa carte de crédit à la vue du moindre logo et se couvre de bijoux clinquants qui le font ressembler à un sapin de Noël en plein mois de juillet. Le  » total look  » camelote, incarné en son temps par David  » bling bling  » Beckham, chef de file de la tribu des  » yoyos  » (pour  » young yobbos « , soit jeunes loubards), passe de mode au profit de ce nouvel homme prétendument  » au-dessus  » (über en allemand) de la mêlée, dont la sociologue Marian Salzman nous dresse le portrait dans son dernier atlas de géographie des sentiments,  » The Future of Men  » (1).

Moins préoccupé par son nombril, son brushing et sa silhouette que son prédécesseur, le moderne d’aujourd’hui laisserait quelque peu de côté la panoplie féminine pour se recentrer sur ses attributs virils. Sans jeter pour autant aux orties l’héritage du passé récent. Car, comme le disait déjà Lavoisier, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. L’exploration par l’homme de sa part de féminité, parfois jusqu’à la caricature, a laissé des traces. Dans la garde-robe comme dans les mentalités.

La stratège américaine en convient elle-même.  » L’un ne remplace pas l’autre, il s’agit d’une convergence. Le désir de mode et d’esthétique va subsister. Mais l’homme se tourne un peu moins vers lui-même et un peu plus vers les autres. Il devient plus fort « , faisait-elle observer récemment dans le quotidien français  » Libération « .

Un  » regendering  » (ou repolarisation sexuelle) comme disent les Anglo-Saxons qui n’empêche donc pas, pêle-mêle, de continuer à se soucier de son apparence, de revendiquer une sensibilité à fleur de peau ou de pimenter sa dégaine de petites touches fantaisistes. L’enveloppe se durcit, mais l’esprit £cuménique demeure. Toujours à l’affût des humeurs du temps qui passe, les créateurs ont largement intégré ce nouveau théorème dans leurs équations automne-hiver 05-06. Le classique fait son come-back, mais tempéré par des accents ludiques. La virilité sort du bois, mais se pare de ses atours romantiques. Et ainsi de suite.

Dans ce contexte de mixité pacifiée, la parure a plus que son mot à dire. Et pour cause, elle est à la panoplie vestimentaire masculine ce que l’ironie est à la rhétorique, à savoir son esprit frondeur, sa discordance, sa dissonance. Et donc aussi, pour les mêmes raisons, son suc, sa saveur, son piquant. Depuis que Gaultier a glissé ses mannequins dans des robes, que Galliano a noyé ses silhouettes sous des tonnes d’étoffes chamarrées, on sait que la parure n’est pas l’apanage des femmes. Avec un peu moins d’extravagance peut-être, elle continue aujourd’hui à brouiller les pistes, à mettre du soi-disant féminin là où un vieux réflexe voudrait nous faire croire que la virilité, la vraie, est forcément sanglée dans un costume trois-pièces. Foncé de préférence.

Le fruit de ce chassé-croisé éclate sur les catwalks et, dans une moindre mesure, sur les trottoirs. Ici, ce sont les montres à gousset et chaînes d’académicien – ou de punk ? – qui encanaillent le complet veston réhabilité par Viktor & Rolf. Là, c’est un foulard et une veste Empire qui font chavirer un ensemble griffé Vivienne Westwood. Là encore, c’est un maquillage tribal et un tee-shirt en trompe-l’£il qui illuminent les  » reliques du futur  » de Walter Van Beirendonck. Et l’on pourrait citer de même Raf Simons et ses uniformes rétro, Kenzo et ses vestes brodées, Galliano – encore lui – et sa parade napoléonienne ou Vuitton et ses pèlerines de Gavroche.

Après des décennies de grisaille, la mode masculine se pare et s’empare d’adjectifs iconoclastes comme exotique, déluré, chamarré ou subversif. Une audace réservée jusqu’ici aux femmes. Du moins dans le champ de la mode… Une révolution ? Non. L’histoire repasse les plats, entend-on souvent dire. Et aussi les garde-robes, devrait-on ajouter après avoir fait le tour de l’exposition événement  » L’homme paré  » qui se tient jusqu’au 30 avril prochain au Musée de la mode et du textile à Paris (2).

Rien de neuf sous le (Roi) soleil

Les explosions créatives contemporaines ne tombent pas du ciel. Elles font écho à un passé textile flamboyant noirci au charbon de l’ère industrielle dans les mémoires. Nous avons les magazines de mode, nos voisins avaient les édits somptuaires qui, sous Louis XIII et Louis XIV, visaient aussi bien l’homme que la femme. A l’époque, la coquetterie des aristocrates n’avait d’égale que leur désir de plaire au roi. Car autant aujourd’hui il est bien difficile de dire qui donne l’impulsion en matière de tendances vestimentaires – les trend-setters ? les créateurs ? la pub ? les Blacks des ghettos améri- cains ? -, autant au XVIIIe siècle, il était clair que c’était le monarque, et lui seul, qui déterminait les canons de la beauté et de l’élégance. Or, quand celui-ci cultivait la fantaisie autant que la mégalomanie, comme ce fut le cas de Louis le Grand, les froufrous, jabots et autres broderies, s’invitaient immanquablement en masse sur les silhouettes, sans se soucier un instant de leur genre supposé. La perruque ne faisait-elle pas partie de l’attirail de l’homme en ces temps lointains ? Rien n’était trop beau ni trop cher pour ces messieurs.  » Il fallait huit fois plus de tissu pour fabriquer un habit à la française, composé d’un justaucorps, d’une veste et d’une culotte, que pour confectionner une robe « , nous confie Jean-Paul Leclercq, l’un des deux commissaires de l’expo parisienne.

Au fil des vitrines, on découvre avec étonnement combien la coquetterie se déclinait surtout au masculin sous le règne du Roi-Soleil, qui aurait tout aussi bien pu s’écrier :  » La mode, c’est moi.  » En France, en Navarre mais également dans toute l’Europe. Et aussi combien le jeu de

la représentation implicite dans toute mise en scène était déjà présent. De même que la parure (à fortiori si elle introduit un décalage comme un bonnet inspiré d’une layette d’Elvis Pompilio par exemple) instille le doute dans le regard du spectateur, l’interpelle, l’interroge ; de même l’éclat des toilettes de Louis XIV servait à imposer son autorité, à marquer sa différence avec le peuple, bref à asseoir son pouvoir par la force de l’image. Ce n’est pas pour rien non plus si les trois piliers d’antan, la croix, l’épée et la robe, s’accrochaient chacun à leur parure comme à un privilège suprême : chasuble pour le prêtre, armure pour le militaire et robe de magistrat pour le juge. Elle leur conférait une bonne part de leur légitimité. Le principe reste d’ailleurs d’actualité. Aujourd’hui encore, le pouvoir s’entoure d’artifices qui symbolisent et soulignent son statut. En particulier chez les peoples, comme l’illustre cette photo de Mick Jagger en ensemble vert signé Hedi Slimane pour Dior.

La confrontation systématique entre des pièces d’époque et leur pendant actuel tout au long du parcours offre de ce point de vue une perspective proprement vertigineuse. A croire que rien n’a bougé. Quelle différence entre ces pattes d’éléphant à falbalas chaussant un pantalon moulant de Jean Paul Gaultier et ces manchettes à volants de dentelle d’un justaucorps de courtisan ? De part et d’autre, on retrouve la même hypertrophie d’un détail… à 300 ans de distance.  » Les rouages de la mode n’ont pas beaucoup changé depuis le XVIIe siècle, rappelle Eric Pujalet-Plaa, assistant de conservation. Guidés par des motivations économiques autant que par les aspirations des nantis à se démarquer de leurs semblables, les créateurs amplifient, superposent, rapiècent, écorchent, détournent, pour attirer l’attention, accentuer les effets… de manche.  »

Paradoxalement, c’est au moment où la femme renonce largement à sa panoplie, préférant comme son homologue masculin, et par commodité, porter la même tenue du matin au soir – si possible passe-partout -, que l’homme est incité à renouer avec la parure, avec la fantaisie. Si pas par le truchement du vêtement, directement à même le corps. Comme dans le piercing et le tatouage. Difficile de ne pas voir dans ce retournement de situation l’influence combinée des forces économiques en mal de débouchés et d’une société individualiste qui a substitué une logique de communication à une logique de classe. Il n’est plus prioritaire de faire riche, mais jeune et séduisant. A quoi il faut encore ajouter le métissage des cultures, qui a fait craquer les coutures du costume trois-pièces traditionnel en multipliant les propositions alléchantes. John Galliano et d’autres ont su en tirer parti.

Juste retour des choses en somme si l’on veut bien jeter un £il du côté de la nature. L’image d’un couple de paons rappelle que dans les espèces animales à dimorphisme sexué, l’éclat se trouve en général du côté du mâle, qui doit à la fois impressionner ses rivaux et séduire la femelle. Au même titre que le chevalier courtois qui combat pour sa dame en portant ses couleurs. Ou que le jeune branché urbain qui arbore un ensemble Veronique Branquinho pour amadouer sa  » proie « , et plus si affinités. Toujours la même chanson…

Rien de neuf donc sous le (Roi) soleil. N’était-ce la longue éclipse du XIXe et de la première moitié du XXe (voir ci-dessous), sans doute trouverait-on tout à fait normal de voir des hommes déambuler en fourreau dans les rues, sans pour autant penser qu’ils ont mis de côté leur virilité. Au fond, en extirpant peu à peu son apparence du purgatoire bourgeois, l’homme occidental ne fait que retisser le lien avec une longue tradition. L’homme (ré)paré retrouve ses marques.

Laurent Raphaël

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