Avec lui, le foie d’oie est monté en esquimau, les pommes de terre rêvent de devenir des truffes et le lièvre se décline façon veste de camouflage… Installé à Modène, le troisième meilleur cuisinier du monde poursuit ses expérimentations culinaires et revisite les traditions, avec beaucoup d’humour.

C’est un livre à la couverture rouge, frappée de lettres d’or, que publie Phaidon pour rendre hommage au travail de Massimo Bottura. Avec un titre accrocheur – Ne jamais faire confiance à un chef italien trop mince – qui cerne bien le personnage et résonne avec le même second degré que ses plats nommés La marche des tortellinis dans le bouillon, Oups j’avais oublié la tarte au citron ou Poulet, poulet, poulet, où es-tu ? – dans cette dernière recette, la volaille est réduite en gelée et cachée sous des légumes coupés en minuscules morceaux. Mais le chef italien est bien plus qu’un rigolo au verbe aiguisé. Certaines de ses préparations sont simplement intitulées Salade César ou Cappuccino (lire par ailleurs), mais n’ont rien à voir avec ces basiques ! Il s’agit de véritables oeuvres d’art qui dévoilent l’étendue de son talent… Rencontre.

Dans votre restaurant 3-étoiles, l’Osteria Francescana, vous concevez des plats qui racontent une histoire, parfois pas évidente à décrypter. Vos clients comprennent-ils toujours où vous voulez en venir ?

Bonne question. Certains oui, d’autres non. Mais le plus important, c’est de toucher les papilles gustatives. Ceux qui ne saisissent pas la plaisanterie ou le message profond auront au moins bien mangé. Je fais cela avant tout pour moi-même et pour mon équipe. Il n’est absolument pas nécessaire de connaître l’ensemble de la réflexion en amont.

Avez-vous écrit ce livre pour préciser votre pensée ?

Chaque partie de cet ouvrage a un sens, à commencer par la couverture, qui indique d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un simple bouquin trendy. Cela pourrait être une thèse universitaire, une bible ou un catalogue avant-gardiste. Les photos ne sont pas classiques non plus, mais réalisées comme des clichés d’art, l’une de mes passions. Quant au texte, il explique tout le processus créatif. Ce n’est certainement pas un recueil de recettes. Celles-ci sont compilées dans vingt-cinq pages à la fin. Nous n’avons pas mis l’accent sur cet aspect, mais sur les mots, qui relatent pourquoi il nous a fallu un quart de siècle pour arriver là où nous en sommes aujourd’hui.

Dans votre préparation Souvenir d’un sandwich à la mortadelle, on ne trouve ni sandwich ni mortadelle. Vous faites constamment référence à la tradition mais aussi à l’innovation. Comment concilier l’une et l’autre ?

Je me pose des questions chaque jour. La tradition consiste à respecter les ingrédients, mais ensuite à se demander comment les accommoder différemment. La viande doit-elle être cuite à l’eau parce qu’on a toujours fait comme ça depuis mille ans ? Non. Je suis moderne, j’ai des connaissances technologiques… Je sais, j’oublie et je reconstruis de nouvelles choses. C’est ça, l’avant-garde. D’où ma recette Bollito non bouilli. Le bollito misto classique est une viande bouillie en sauce verte. Chez moi, les morceaux de viande sont cuits sous vide séparément, puis dressés sur l’assiette en cubes droits qui forment pour ainsi dire la ligne d’horizon de New York, soulignée par un trait de mousse de persil. Quand j’ai rejoint l’équipe de Ferran Adrià, à El Bulli, dans les années 90, je pensais que j’allais y acquérir des techniques, mais j’y ai appris autre chose : la liberté d’expression. Je me suis mis à réfléchir sur les émotions que l’on peut transmettre. Une sardine veut se transformer en hareng, une pomme de terre rêve de devenir truffe : il est question d’ascension. La pomme de terre tient d’ailleurs le premier rôle dans un de mes desserts : elle est farcie de mousse de vanille et parsemée de truffe blanche râpée.

Vous aimez le football et les bolides. Quand avez-vous su que vous deviendriez chef et non footballeur ?

J’ai très vite laissé tomber ce sport, parce qu’à 16 ou 17 ans, j’ai dû choisir entre poursuivre mes études ou devenir athlète professionnel. J’ai étudié la comptabilité puis le droit à l’université, mais ça ne me plaisait pas. Je le faisais pour mon père, qui me voyait avocat. Depuis, je donne à tous le même conseil : soyez maîtres de votre destin. Le secret du succès est de se réveiller chaque matin le sourire aux lèvres parce que l’on prend plaisir à se rendre au travail. Je n’ai pas vraiment choisi de devenir chef. La cuisine était pour moi une passion, tout comme l’art et la musique. Et soudain, j’ai trouvé une petite trattoria à louer. Une occasion s’est présentée à moi, et je l’ai saisie. Campazzo a connu le succès car je voulais montrer au monde ce dont j’étais capable. Ce fut ma délivrance, puis ma prison. Après un certain temps, je me suis senti à l’étroit et je suis parti à New York, où je me suis retrouvé non pas dans un établissement haut de gamme, mais dans un café italien. Le premier jour, j’ai fait la connaissance de ma femme. Elle m’a initié à l’art moderne, et à partir de ce moment-là, je me suis mis à penser autrement la cuisine. Lorsque nous sommes revenus à Modène et que j’ai ouvert l’Osteria Francescana, en 1995, je pensais que j’allais reprendre le fil là où je l’avais laissé. Mais trop de choses avaient changé dans ma tête.

Alain Ducasse a aussi joué un rôle important pour vous…

Il m’a transmis l’obsession de la qualité des ingrédients et du professionnalisme. Mon expérience à l’Hôtel de Paris, à Monaco, a été incroyable. Ducasse était très avant-gardiste pour l’époque : produits en provenance directe du marché, premiers plats végétariens…

Et puis il y a Lidia Cristoni, qui continue à réaliser vos pâtes.

Elle a marqué mon âme, c’est grâce à elle que je n’ai pas échoué directement.

Pourquoi les pâtes sont-elles si difficiles à préparer ?

Quand Alain Ducasse a ouvert le restaurant Meurice, il y a quelque temps (NDLR : dans l’hôtel du même nom, à Paris), il m’a demandé d’élaborer un plat de pâtes pour un lunch avec 45 journalistes. J’ai préparé une assiette de ravioles. Pour moi, une raviole est un récipient d’idées. J’ai baptisé le plat Rêve d’un chef français de cuisiner comme un Italien. Tout le monde s’en est amusé. Mais cette réalisation en dit long sur la confection de ce mets, qui dépend de la chaleur, de la légère humidité de vos mains. Le travail de la pâte est le plus important. Elle ne doit être ni trop sèche, ni trop humide. Cela a l’air simple, mais c’est très difficile.

Votre cuisine est-elle encore italienne ?

Oui, je crois qu’elle est à la fois classique et contemporaine, surtout italienne mais aussi influencée par mes voyages. Je ne serais pas arrivé où j’en suis sans avoir travaillé dans d’autres établissements. Je suis réceptif aux influences. Je me rendrai bientôt à Hong Kong pour essayer de comprendre la gastronomie chinoise. Il faut toujours rester enraciné, être humble et continuer à apprendre. Si vous croyez tout savoir, vous êtes snob.

Vous vous êtes hissé dans le top mondial, mais vous avez aussi connu des moments compliqués…

Quand j’ai commencé à imaginer des plats créatifs, comme les sucettes au foie gras, tout le monde s’est moqué de moi. L’année 1999 a été catastrophique. Personne ne venait manger, nous plongions dans le rouge. J’ai dû vendre mon auto, ma moto… Je croyais tenir une idée de génie, mais on ne comprenait pas où je voulais en venir. J’ai envisagé de tout plaquer. C’est ma femme qui m’a persuadé de tenir bon.  » Si nous partons maintenant, tu le regretteras toute ta vie « , m’a-t-elle dit. C’était en novembre. En avril, un des critiques gastronomiques les plus célèbres d’Italie est tombé en panne de voiture et a débarqué chez moi. Dans le magazine Espresso, il s’est publiquement excusé de ne pas être venu plus tôt dans mon restaurant. Les autres ont suivi.

Vous avez qualifié cette table d' » osteria « . C’est encore plus modeste qu’une trattoria…

C’est de la superstition. Ce restaurant s’appelle, depuis 1876, Osteria Francescana, il appartenait au monastère de Saint-François. Lorsque je m’y suis installé, je ne savais pas encore comment ma carrière allait évoluer et j’ai conservé ce nom simple, lié à l’histoire. Saint François a tout donné aux pauvres, et cela fait écho au projet que nous montons ce printemps à l’occasion de l’Exposition universelle de Milan (lire par ailleurs).

Il ressort du livre que la musique a aussi un grand rôle dans votre vie. Votre héros, Lou Reed, serait venu manger chez vous trois jours d’affilée…

Un des meilleurs moments de ma vie ! Il m’a dédicacé tous mes disques, alors qu’il rechigne habituellement à le faire. Il aimait ma cuisine. Il allait se produire sur scène, puis nous partions faire la java. A 3 heures du matin, je lui sciais les côtes avec mon Bollito non bouilli, et je me suis subitement demandé si tout cela était bien réel. Après dix bouteilles de champagne, étais-je bien en train de parler à Lou Reed ?  » Arrête « , a-t-il lancé. Puis, en se tournant vers son orchestre :  » Ce type comprend mon obsession pour les amplis !  » Quelle phrase ! Je ne l’oublierai jamais. Oui, l’obsession est la clé du succès. Il faut vouloir être le meilleur dans un domaine ; sinon, ça n’en vaut pas la peine.

Les recettes sont tirées de Ne jamais faire confiance à un chef italien trop mince, par Massimo Bottura, Phaidon, 296 pages, 49,95 euros. En librairie ce 17 avril. www.phaidon.com

PAR AGNÈS GOYVAERTS

 » Il faut toujours rester enraciné, être humble et continuer à apprendre. Si vous croyez tout savoir, vous êtes snob.  »

 » L’obsession est la clé du succès.  »

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