Propulsée sur le devant de la scène à la mort de son frère Gianni,

Donatella Versace s’est épuisée à entretenir la flamme. Après une éclipse,

elle revient plus apaisée, moins flambeuse aussi. De tout ça et de quelques autres choses, elle nous a entretenu lors d’un tête-à-tête express à Milan

en marge des défilés. Récit d’une rencontre sous haute surveillance.

 » La Borsa per favor !  » Le chauffeur de taxi esquisse un imperceptible mouvement de la tête et enclenche la première. A-t-il bien compris ? Tous les chemins mènent à Rome, mais sans doute pas à la Bourse de Milan… Soit. Faisons confiance à cet air renfrogné à présent entièrement absorbé par la route. Derrière la vitre, les artères imposantes de la capitale lombarde défilent à vive allure. La circulation est fluide en ce dimanche de janvier. Et sur les trottoirs, les piétons se font rares. Il faut dire que la ville grelotte. Le vent piquant dévalant des Alpes toutes proches maltraite les épidermes. Même les bâtiments semblent se recroqueviller sur eux-mêmes pour échapper à la morsure du froid.

Les grands boulevards cèdent bientôt la place à une succession de rues plus étroites aux noms ronflants : Via Gesù, Via Monte Napoleone, Via Verdi… Pas de doute, la vieille ville n’est plus très loin. Et le but de notre voyage non plus. Un coup d’£il sur le plan de la métropole quelques jours plus tôt nous apprenait que le rendez-vous aurait lieu dans le centre historique de la ville, à portée de voix de la Scala, et de vue des majestueuses flèches – on dirait des doigts tendus vers les cieux – qui hérissent le Duomo, la troisième plus grande cathédrale du monde.

Il n’est que 15 heures mais déjà la nuit commence à grignoter le jour, nimbant l’horizon d’un voile d’ouate grisâtre. Juste au moment où le compteur franchit sans ciller la barre des 10 euros, la Fiat s’engouffre sous un portail qui débouche quelques mètres plus loin sur une place pavée élégante dominée par un imposant bâtiment néoclassique. Contrairement au reste de la ville, il règne ici une agitation fébrile. Des camions gueule ouverte vident leurs entrailles, des hommes et des femmes affairés se confient à leur portable tandis que sur l’esplanade, en face de l’entrée principale, des techniciens pointent l’£il globuleux d’un projecteur vers la façade, l’éblouissant bientôt d’un dessin de méduse géante comme celle qui orne le blason logo de la maison Versace.

 » La Borsa « , marmonne entre ses dents notre chauffeur. Aurait-il connu un revers boursier dernièrement qui justifie ce débordement de joie ? Pas le temps d’en savoir plus, nous voilà déjà sur les marches, zigzaguant entre les ouvriers qui s’efforcent de dompter un tapis rouge récalcitrant. Difficile d’imaginer que dans trois petites heures à peine se pressera ici tout le gratin de la mode, prêt à croquer le défilé Homme – estampillé automne-hiver 06 – de la marque italienne.

UN ROUND DE 10 MINUTES

Et c’est en voyant cette effervescence qu’on se dit une fois de plus que rencontrer une créatrice en plein milieu des préparatifs de sa revue semestrielle n’est pas franchement idéal. C’est un peu comme aller titiller un boxeur qui s’apprête à monter sur le ring. On risque forcément de se prendre un mauvais coup. D’autant qu’on imagine aisément le genre de tracasseries qui peuvent émailler la dernière ligne droite : mannequins aux abonnés absents, problèmes techniques ou encore retouches de dernière minute. Le moindre caillou dans la chaussure prenant en plus un tour dramatique à cause du manque de sommeil, combattu à grand-peine par des litres de café. Mais voilà, même si le contexte n’est pas coton, une interview avec Donatella Versace, figure de proue de la griffe transalpine depuis le décès inopiné de son frère en 1997, ça ne se refuse pas. Et ça ne se négocie pas non plus d’ailleurs. L’attachée de presse avait été claire une semaine plus tôt : 10 minutes, pas une de plus… On s’était même dit alors en rigolant : ce sera une interview subito presto…

Consignes de départ

Il en a toujours été ainsi, ce sont les stars, ou du moins leur entourage, qui fixent les règles du jeu. Pour ce qui est de la durée de la partie. Mais aussi de son déroulement. On aura ainsi été prié d’envoyer nos questions bien à l’avance. Histoire sans doute de vérifier qu’on ne s’écarte pas trop de l’objet de la rencontre, à savoir la nouvelle campagne de la marque, sublimée par la présence de l’actrice américaine Halle Berry. Et au cas où on aurait une tranche de gruyère à la place du cerveau, une autre assistante se chargera de nous rappeler, sur le ton de la confidence, les consignes juste avant l’arrivée de la patronne. Façon polie mais ferme de nous faire comprendre que les sujets qui fâchent ou qui sont hors propos, on se les garde pour nous.

Pas question donc d’évoquer la longue dépendance à la cocaïne de Donatella, pourtant un secret de polichinelle. La styliste s’était réfugiée dans les bras de la poudre blanche peu de temps après l’assassinat de son frère. Une liaison dangereuse à laquelle elle ne mettra fin qu’au terme d’une cure de désintoxication – vivement recommandée par son ami Elton John, paraît-il – dans une clinique de l’Arizona. Une adresse qui doit circuler dans le milieu puisque c’est là qu’atterrira également quelques mois plus tard une autre étoile fanée de la mode, ressuscitée depuis, la ravissante Kate Moss.

La situation financière n’est pas non plus à l’ordre du jour. On ne saura donc pas si, comme le colporte la rumeur, le groupe entrevoit enfin le bout du tunnel. Depuis la disparition de son fondateur, Versace n’a en effet cessé d’accumuler les pertes (sa dette est estimée à 35 millions de dollars, soit 28,8 millions d’euros), victime de la surenchère sur les cachets des mannequins stars qu’elle avait elle-même déclenchée dans les années 1980 quand l’argent coulait à flots. Victime aussi de l’incapacité des héritiers de l’empire à redonner un nouveau souffle à la marque, dont le goût pour l’extravagance n’impressionnait plus guère que les nouveaux riches. Ces héritiers sont dans les faits Donatella et son frère Santo, qui détiennent ensemble 50 % des actions, puisqu’Allegra, la nièce de Gianni et la fille de Donatella, propriétaire à elle seule de l’autre moitié du gâteau, ne revendique pas – pas encore ? – un rôle actif. Bref, le navire prenait l’eau de partout. Les bruits de coursive évoquaient même un possible rachat par un armateur de luxe comme LVMH (Louis Vuitton, Christian Dior, etc.).

 » J’ai changé. Je me suis calmée.  »

Acculé, le duo a alors sorti un joker de sa manche en la personne de Giancarlo Di Risio. En quelques mois, cet homme discret, promu capitaine, a fait le ménage (interruption des défilés pour la griffe Versus, suppression de la ligne lingerie, développement du pôle accessoires, etc.) et imposé un nouveau style de management. Avec succès, semble-t-il, la maison renouant avec la croissance en 2005 et tablant même sur un retour à l’équilibre à l’horizon 2007.

Voilà pour le background, la toile de fond de cet entretien. Pour l’heure, on est cependant loin de ces considérations terre-à-terre. Dans le petit salon drapé de noir aménagé dans les coulisses du défilé, il règne une ambiance doucement euphorique. La garde rapprochée court dans tous les sens, les attachées de presse vont et viennent selon une chorégraphie complexe. On se croirait au milieu d’une pièce de théâtre de boulevard. Il ne manque que les portes qui claquent. Quelqu’un finit par nous indiquer où nous asseoir. Non, pas là, c’est le fauteuil de Donatella. Oups. Encore un peu et la méduse cousue au fil d’or sur un coussin de velours nous piquait les fesses… Bigre, quel protocole ! On finirait par croire qu’on va approcher Dieu le père en personne. Et en famille encore bien. A vue de nez, au moins quatre personnes du clan Versace vont assister à l’entrevue. Bonjour l’intimité !

Ce n’est qu’une fois que tout le monde est en place qu’une petite femme sanglée dans un petit ensemble de lycra noir surgit de derrière un lourd rideau et s’avance vers la petite troupe. Peau cuivrée, lèvres ourlées surmontées d’un casque d’or impeccable, Donatella pose un regard assoupi, presque flottant, sur l’assemblée. Le contrecoup du stress accumulé ? L’effet des médicaments ? Compte tenu de sa réputation de jet-setteuse patentée et de l’exaltation entourant le défilé tout proche, on s’attendait à voir débouler une Donatella passablement excédée, ou à tout le moins tendue comme une voile par grand vent. A manipuler avec précaution donc. Quelle surprise de se retrouver du coup nez à nez avec une poupée affable et souriante, presque timide.  » J’ai changé, nous confiera-t-elle un peu plus tard. Je me suis calmée. J’accorde désormais plus d’importance à ma vie privée. Et je préfère aujourd’hui cent fois une conversation intime à n’importe quelle soirée.  »

Traits de caractère

Aurait-elle mis en adéquation ses actes avec ses pensées, elle qui prétend ne s’être jamais sentie superficielle ? Un virage qui doit sans doute autant à la maturité qu’à l’accumulation des écueils au cours d’une vie bien chahutée. Un  » pedigree  » qu’elle partage avec la nouvelle égérie de la marque.  » Comme moi, Halle Berry a surmonté de nombreuses épreuves dans sa vie, commente la créatrice. C’est une gagnante, une « winner ». Et j’aime ça. J’aime les femmes fortes et indépendantes.  » Celle qui succède à Madonna et Demi Moore avait donc tout pour plaire à la papesse de la mode italienne. D’autant que le glamour sophistiqué que dégage la belle métisse correspond tiptop à l’image plus sobre, moins racoleuse de la féminité que Versace veut aujourd’hui mettre en avant. Un signe parmi d’autres que la marque adoucit ses m£urs.

Bas les masques !

 » Il y a quelques années, tout tournait autour du sexe, observe la blonde platine. Aujourd’hui, la sensualité et la force sont beaucoup plus importantes. Entre autres parce que de plus en plus de femmes font carrière et imposent leur style. On n’abandonne pas pour autant le côté sexy mais on ne veut plus résumer notre discours à ce seul aspect.  » D’où le choix, depuis quelques années, de miser sur des femmes un peu plus âgées qui ont su allier sensualité, personnalité et réussite professionnelle. Et dont l’aura rejaillit de toute façon également sur les générations plus tendres.

Donatella semble apaisée. Mais n’est-ce pas un masque ? On la sent sur le fil. Comme si une digue intérieure menaçait à tout moment de rompre. La présence de son assistante à ses côtés, comme une béquille qu’on garderait à portée de main au cas où, renforce cette impression. De même que sa voix qui prend à un moment ou l’autre une texture pâteuse. Cette sensibilité à fleur de peau rend cette femme attachante. Elle nous apparaît subitement plus complexe, plus humaine aussi, que l’image qu’elle renvoie d’elle-même dans le miroir des magazines people. Aussi, au terme de ce bref échange, quand on l’interroge sur l’origine de la bague accrochée à sa main et que sa voix s’enveloppe de brouillard en expliquant que c’est un cadeau de son frère défunt, notre c£ur se serre. Une fraction de seconde, on a aperçu les abîmes de souffrance qui lézardent l’âme de la styliste et qui la poussent sans doute à s’investir de plus en plus sur des terrains moins futiles comme la lutte contre le cancer du sein. Elle ne dira pas un mot de plus, s’éclipsant comme elle était venue.

Le rideau est tombé. En moins de deux, on se retrouve sur le parvis, happé par l’hiver et la pénombre. Les petites mains sont toujours là, poursuivant leur ballet réglé comme du papier à musique. Et quand on s’éloigne enfin de la cohue en se demandant si tout ça n’est pas un mirage, on sent le regard de la méduse de lumière accrochée à la façade glisser dans notre dos. Non, on n’a pas rêvé… Hep, taxi !

Laurent Raphaël

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