L’Université populaire de Caen a 10 ans. Nous avons rencontré son fondateur,  » un philosophe qui ne complique pas les choses, qui sort la philosophie du ghetto « . Il nous en explique la genèse et le sens, à sa façon, engagée et enthousiaste.

C’est avec la présence du Front national au second tour de l’élection présidentielle, en 2002, que Michel Onfray a compris qu’il fallait se donner les moyens de décoder les événements. Fidèle à l’esprit de la Révolution française, il croit à une éducation populaire et gratuite et souhaite renouer avec ce que fut la philosophie pendant des siècles, quand elle se pratiquait dans l’agora. À la première séance de son Université populaire, plus de 600 personnes se sont présentées pour assister au séminaire. Depuis, chaque rendez-vous fait salle comble, qu’il traite de philosophie, de littérature, de musique, ou même de cuisine.

Dans quel contexte est née votre université ?

J’étais un peu lassé de l’enseignement. Pas des élèves, mais des contraintes administratives. Comme j’avais toujours le besoin de transmettre, j’ai songé aux universités populaires telles qu’elles existaient à la fin du XIXe siècle, à l’époque de l’affaire Dreyfus, fondées par Georges Deherme, pour qui l’antisémitisme ne se combattait pas par la haine et le mépris, mais par l’éducation. J’en ai lancé  » ma  » version, à Caen, comme ça, sans trop réfléchir. Le séminaire initial traitait des sagesses antiques chez Leucippe, Démocrite, Philomène de Gadara… J’avais décidé d’entreprendre une contre-histoire de la philosophie en évoquant des penseurs dont on ne parle pas, ou dont on parle, mais d’une manière inattendue. Tout simplement parce que j’ai pour méthode de lire l’oeuvre complète ainsi que les autobiographies et les correspondances des philosophes lorsqu’elles existent, en laissant de côté les travaux universitaires. C’est une invitation à revenir au texte. Supprimons les gloses, me suis-je dit, en pensant qu’en quatre ans j’arriverais au bout de ce projet. Finalement, dix ans après, j’y suis encore !

Vous attendiez-vous à un tel succès ?

Le jour du premier rendez-vous, en bon prof, je me suis dit que l’équivalent de deux classes serait déjà pas mal. Il y a eu 600 personnes ! L’amphi ne comptait que 230 places. Les services de sécurité ont fermé les portes, les gens n’étaient pas contents, et ils se sont mis à tambouriner, en criant :  » C’est pas populaire ! C’est quoi, ce truc ? » J’ai alors demandé à quelques amis, dont Gérard Poulouin (lire l’encadré en page 61) de participer à l’aventure. On m’a expliqué qu’il y avait des assurances à payer, des choses pratiques auxquelles je ne pensais pas du tout ! Aujourd’hui, nous sommes une vingtaine d’enseignants, c’est devenu considérable.

Comment l’expliquez-vous ?

Un lien très fort, intellectuel, mais aussi affectif, s’est créé avec le public, qui prend plaisir à venir. Cela s’explique en partie par le fait que la télévision m’a montré. On m’a perçu comme ce que je suis, je crois : un philosophe qui ne complique pas les choses, qui sort la philosophie du ghetto. Mon père était ouvrier agricole, ma mère, femme de ménage : c’est mon public. J’ai envie de m’adresser à des gens dont la philosophie n’est pas la spécialité. Je ne suis pas normalien, ni agrégé ni parisien, et je n’ai pas envie que la philosophie serve à la distinction, au sens bourdieusien, mais au partage. À la fraternité. Car j’ai été sauvé par la philo, par un vieux prof, Lucien Jerphagnon. Et j’aimerais tant faire vivre cela à d’autres. Quand on me voit à la télévision, on me dit ensuite qu’on m’a écouté, et compris.  » Vous nous dites des choses et on a l’impression d’être plus intelligents « , me dit-on souvent. Si on obscurcit le discours, si on fait semblant d’être profond, on culpabilise le public, qui ne se sent, de ce fait, pas à la hauteur. Le bouche-à-oreille s’est créé de cette façon. Après, il y a la diffusion des cours, à très grande échelle : il y a un nombre de podcasts incroyables. Je reçois un courrier impressionnant. C’est très touchant. On m’arrête dans la rue, on me dit des choses gentilles.

Vous définissez souvent l’Université populaire par ce qu’elle n’est pas. Pourquoi ?

Parce que ce projet fou est né en réaction. C’est un dispositif ouvert et centrifuge qui prend le contre-pied absolu de ce qu’est l’université institutionnelle. On y enseigne un savoir de manière concrète ; c’est une société démocratique, qui refuse de croire qu’il y a des sujets philosophiques et d’autres qui ne le sont pas. Notre but était de démontrer qu’il n’y a que des façons philosophiques d’aborder tous les sujets. Nous refusons le contrôle des connaissances ; aucun diplôme n’est exigé pour s’inscrire, ni même aucune qualité précise sinon l’envie, le désir de philosopher. En cela, oui, nous sommes l’anti-université au sens sorbonnard.

Vous pensez que c’est pour cette raison que vous êtes si souvent sujet à controverse ?

Je dis des choses justes, notamment en ce qui concerne l’université. Elle est un lieu de reproduction sociale : les élèves sont destinés à devenir profs, et, ainsi, leur destin est de maintenir le système en l’état. On y condamne donc l’audace, et on célèbre la répétition. J’ai vécu une expérience étonnante quand j’étais à l’université. Celle qui allait devenir ma directrice de thèse avait demandé à plusieurs personnes d’écrire un texte. Elle m’avait fait l’amitié de me le proposer, alors que je n’avais que 19 ans. Je devais écrire sur les socialistes utopiques, Charles Fourier et les autres. Je me suis procuré les oeuvres complètes de Fourier et j’ai rédigé les quatre feuillets prévus. J’aurais très bien pu me contenter de prendre trois encyclopédies, lire les articles consacrés au sujet, ni vu ni connu, comme l’ont fait d’autres participants. Sauf que je n’aurais alors pas découvert ce que j’ai appris par moi-même, et qui était parfois le contraire de ce que j’avais lu ailleurs. Depuis, j’ai administré ce traitement à tous les philosophes que j’ai étudiés. Cela crée de l’animosité, car je suis un homme libre, qui ne doit rien à personne, ni à l’Université ni à Paris. Or, on sait très bien que le jacobinisme persistant fait que la vérité est à Paris. Que ce soit dans la philosophie, la littérature, la peinture… Il y a dix personnes qui font la loi. Elles se connaissent, sont issues des mêmes écoles, leur logiciel est identique : Normale sup, PC, trotskisme, lacanisme, structuralisme, Derrida, Lévi-Strauss, Deleuze… pas touche ! Donc, si vous arrivez en disant autre chose, en n’étant redevable de rien, vous devenez une cible.

Vous vous plaignez d’ailleurs du peu de cas que fait la presse de votre enseignement.

Je ne me plains pas, je constate qu’il n’y a pratiquement aucun article sur le sujet ! Je ne cherche pas à tirer la couverture à moi, mais il y a eu 450 000 podcasts, l’an dernier, pour mon cours (diffusé sur France Culture), et pas un papier !

Comment l’Université populaire a-t-elle évolué depuis dix ans ? Quel est votre public ?

Nous nous sommes toujours refusés à établir une sociologie du public. Je n’ai jamais voulu qu’on se demande quel était le pourcentage d’ouvriers ; on a pu nous le reprocher. D’ailleurs, il m’est arrivé d’entendre qu’il n’y en avait pas assez. Mais notre souhait n’était pas de créer une université prolétarienne. Le peuple et le prolétariat, ce n’est pas la même chose ! Je suis très sensible aux réactions des participants, qui, parfois, sont étonnantes. Une fois, une femme d’un certain âge témoignait pour dire qu’elle avait adoré le cours sur la mort chez Epicure ; on lui demande ce qu’elle faisait avant de prendre sa retraite, elle nous répond qu’elle travaillait dans les pompes funèbres ! L’idée qu’elle puisse prendre plaisir à un cours sur la mort m’a empli de joie. Notre enseignement est exigeant, je n’y professe pas de petit traité de grandes vertus ou de célébrations de l’amour à la Luc Ferry ; on parle de la lecture que Fromm fait de Freud et on la met en perspective avec celle de Lacan. C’est ce genre de choses-là qui est podcasté 450 000 fois.

 » Nous sommes pour l’utilitarisme français « , écrivez-vous. C’est l’une des caractéristiques de votre enseignement. Concrètement, ça veut dire quoi ?

L’utilitarisme a été inventé par Maupertuis au XVIIIe siècle, dans un texte extraordinaire, un Essai de philosophie morale. Pour résumer, il y a vraiment deux manières d’appréhender la philosophie. Une façon européenne, qui s’appuie sur Kant. C’est le christianisme, en quelque sorte. Qui veut que, d’un côté, il y ait les idées pures et, de l’autre, le réel. Le réel ne se pense qu’en regard des idées pures. Si on aborde la question du mensonge, on vous dira :  » C’est mal.  » Kant dit qu’il ne faut jamais mentir, quelles que soient les circonstances.  » Le mensonge disqualifie la source du droit « , écrit-il. De manière un peu triviale, si vous posez la question  » mon cancer est-il en phase terminale ? « , on doit absolument vous répondre  » oui  » si c’est le cas. Les Anglo-Saxons soutiennent, eux, qu’il faut examiner les conséquences de ce qu’on dit. Va-t-on plonger quelqu’un dans la terreur ? Un mensonge pieux n’est-il pas préférable à une vérité qui brutalise ? Les Anglo-Saxons sont donc utilitaristes. Il n’y a pas de vérité absolue, il n’y a que des vérités relatives. Mais, à l’origine, c’est un concept français ; Maupertuis a exercé une grande influence sur les Anglais, Stuart Mill et Bentham, qui ont, à leur tour, inspiré les Américains. Chez nous, selon la pensée qu’en donne Marx, on considère que c’est la philosophie des épiciers, des petits-bourgeois. Or, on est toujours très marxiste. Bentham a été très critiqué par Michel Foucault, ce qui a scellé son sort en France ! C’est idiot, lisez-le et vous verrez ! C’est une manière de voir le monde. Je milite pour qu’on brise ces formules : non, le kantisme n’est pas la vérité de la philosophie et, non, l’utilitarisme n’est pas la philosophie des petits-bourgeois.

Peut-être votre démarche serait-elle mieux comprise aux États-Unis ?

Un philosophe qui fait et dit des choses concrètes, qui marchent, qui réunit mille personnes à chacune de ses conférences, a en effet beaucoup plus de chances d’être entendu là-bas. Sans doute, si j’étais aux États-Unis, serais-je financé par un banquier ou une fondation ! En France, c’est l’inverse : ce qui marche est suspect. Ce qui explique, a contrario, que celui qui vend à 150 exemplaires un livre édité chez Vrin puisse se présenter comme le Schopenhauer de son époque…

Vous traitez de sujets comme le jazz, vous avez créé une Université populaire du goût. Pourquoi avez-vous voulu ouvrir le champ à d’autres disciplines ?

Pourquoi pas ? Les Français sont faussement républicains, et vraiment aristocratiques ; ils questionnent donc sans cesse la légitimité de ce que l’on entreprend. En 2006, dans ma ville, Argentan, il y avait un jardin de réinsertion sociale qui ne fonctionnait pas, car, lorsqu’on donnait aux gens un panier de fruits et légumes, ils ne savaient pas quoi en faire. Avec une bande de copains, j’ai donc décidé de créer une université populaire du goût pour donner des cours de cuisine. C’est notre manière de combattre la  » fracture alimentaire « . Il est vrai que la tendance, due à des conditions de travail contraignantes et à des difficultés financières, est davantage aux produits bas de gamme. Or, on sait que le taux de mortalité est plus élevé chez les gens modestes, que les ouvriers vivent moins longtemps, en raison aussi de la pénibilité et de la dangerosité de leur travail. Et il existe aussi une sorte d’intoxication alimentaire (malbouffe, pesticides…) contre laquelle nous pensons qu’il faut lutter. Car manger est un acte politique. Pour autant, nous professons un enseignement du goût simple et convivial. Le principe ? Le légume du jour fait l’objet d’une introduction historique par Evelyne Bloch-Dano, journaliste littéraire et écrivain, avant d’être mis en pratique par un chef invité, qui réalise ses recettes en direct. On goûte, on mange, on prend du plaisir. C’est très simple, finalement ! Là encore, nous avons été débordés par le succès.?

PAR ELVIRA MASSON

 » JE SUIS UN HOMME LIBRE, QUI NE DOIT RIEN À PERSONNE, NI À L’UNIVERSITÉ NI À PARIS  »

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