Embarquement à bord du  » Juno  » pour une croisière à travers la Suède, sur le Göta Kanal, que fit percer, au XIXe siècle, le roi Charles XIV, alias Bernadotte, le Français. Cet ancien maréchal d’Empire aura marqué durablement le pays de son empreinte.

Il arrive que la Suède sorte de sa réserve. Près de Stockholm, aux écluses de Berg, la foule se presse pour voir d’élégants paquebots blancs descendre un escalier de quinze sas. Le Göta Kanal n’est effectivement pas avare en prouesses techniques. Ici, la croisière fluviale vaut pour ses 65 ouvrages hydrauliques qui permettent de franchir une dénivellation de 92 mètres.

Pour découvrir l’histoire de la Suède, le mieux est de traverser le pays dans sa largeur. De Göteborg à Stockholm ou vice versa. Naviguer sur le Göta Kanal, c’est s’offrir un instant d’éternité dans une nature paisible. Avec les beaux jours, et jusqu’au début de l’hiver, le royaume recouvre sa liberté de tons : une marqueterie de fermes rouges, de champs de colza, de couloirs de verdure et de lacs.

A Göteborg, le  » Juno  » est à quai. Ce navire de 1874 a beau être plus que centenaire, il se porte comme un charme. Ses 30 cabines, de la taille d’un compartiment de wagon-lit, avec lavabo et lits superposés, n’ont rien perdu de leur élégance nonchalante : senteurs d’acajou dans les coursives, transats blancs sur le pont supérieur. La croisière respire l’encaustique, sans piscine ni télévision ni Internet. Les cygnes qui glissent sur le Göta distraient le regard du flot de cargos qui déchargent charbon, pétrole, pâte à papier, minerais et bananes. Après avoir appareillé, le  » Juno  » emprunte le canal de Trollhättan, où le fleuve se resserre, et le paysage se fait plus tourmenté, plus intime.

Le silence ! On compte les instants où il est interrompu. A Forsvik, le bateau est accueilli par une chorale qui offre aux passagers des bouquets de fleurs jaunes et bleues, couleurs de la Suède. A Borensberg, un villageois prend son violon pour saluer notre arrivée.

Le deuxième jour, le steamer accoste à Vadstena, cité médiévale drapée de son manteau d’histoire. Son château rouge aux allures de forteresse, ses ruelles pavées et ses maisons cernées de roses préservent la mémoire du roi Gustave Ier Vasa, qui la transforma en centre de la Réforme. La journée s’achève par la découverte de Motala, ville ancienne construite en éventail. Le  » Juno  » repart dans l’obscurité.

Le lendemain matin, un décor bourguignon s’offre à nous. Le canal est longé par des platanes et des bouleaux. Une quinzaine d’écluses jalonnent le parcours de Borensberg à Berg, sur à peine 20 kilomètres, et donnent accès aux lacs Vättern et Roxen. Une demi-journée sera nécessaire pour les franchir. A l’écluse de Heden, le navire continue sa route, autorisant une agréable promenade le long du canal et dans la campagne qui environne Berg.

L’arrivée à Mem annonce la mer Baltique, que le  » Juno  » atteint de nuit. Le quatrième jour, le bateau navigue sur le canal de Södertälje pour gagner le lac Mälaren, où se trouve Stockholm. Les maisons jaunes, vertes, roses se multiplient sur les îles : l’arrivée est proche. La capitale, ouverte sur l’eau et la verdure, éclatée sur plusieurs îles, est un enchantement. Baignée de soleil, la tour de l’hôtel de ville paraît échappée d’un tableau de Turner. Le  » Juno  » accoste à l’île de Riddarholmen, à côté de l’ancien paquebot de la milliardaire Barbara Hutton transformé en hôtel flottant.

La Suède a attendu trois siècles la création du Göta Kanal pour tracer le sillon de sa ligne de vie. Sans Jean-Baptiste Bernadotte, ce pays ne serait pas ce qu’il est. En 1810, par un hasard de l’Histoire, ce maréchal d’Empire français est choisi pour devenir le prince héritier d’un ancien royaume viking. Le futur Charles XIV s’identifie à son pays d’adoption avec une telle fougue qu’il se retourne contre Napoléon et inaugure la fameuse politique de neutralité à laquelle la Suède semble encore si attachée. Son règne sera fécond : il fait construire le Göta Kanal, il institue le cadastre, assainit les finances, améliore l’hygiène, favorise les communications et prépare un code civil et pénal…

Depuis, les descendants de Bernadotte règnent sur la Suède. A Stockholm, sur l’île de Gamla Stan, dans la vieille ville, se dresse le château royal, immense cube de 600 pièces. Chaque monarque y apporta sa touche francophile : la galerie Charles XI, inspirée de la galerie des Glaces, le cabinet Blanc, aménagé pour les galas, la chambre à coucher de Gustave III, la salle d’audience de la reine Louise-Ulrique, la galerie Bernadotte tout comme le cabinet de travail de son fils Oscar Ier ont été exécutés par des artistes français. Charles XIV, lui, préfère l’intimité de Rosendal à l’immensité du château royal. Dans ce manoir de style Empire, les chandeliers, bougeoirs, lustres et une bonne partie du mobilier viennent de son pays natal. La bibliothèque ne contient que des livres français. La salle à manger ressemble à une tente militaire des campagnes napoléoniennes.

L’actuelle famille royale, qui dispose de dix châteaux à Stockholm et dans ses environs, utilise Drottningholm pour séjourner et le château royal pour recevoir. A 11 kilomètres du centre-ville, au bord de l’eau, la rumeur citadine semble si lointaine. Sur le domaine de Drottningholm, l' » îlot de la reine « , s’élève depuis le XVIIe siècle un château de plaisance conçu par Nicodenus Tessin l’ancien, qui introduisit, avant Bernadotte, le style français dans l’architecture suédoise.

Lustres, meubles à la manière de Boulle – en ébène et bois précieux incrustés de cuivre et d’ivoire – portraits de Louis XVI et de Napoléon III, bibliothèque là encore remplie d’ouvrages français, dont les oeuvres de Voltaire et de Rousseau confirment cette emprise. Quant aux jardins, aux bassins et aux fontaines, ils s’inspirent de Chantilly.

En pleine campagne, près de l’aéroport, s’embusque Roserberg, un petit joyau ignoré. L’été, Bernadotte raffolait de ce palais néo-classique remanié dans le style baroque français. Le fantôme de la reine Desideria, de son vrai nom Désirée Clary, semble déambuler dans les intérieurs de styles Directoire et Consulat. A la fin de sa vie, cette femme extravagante, dont Guitry a brossé un joli portrait dans son film  » Le Destin fabuleux de Désirée Clary « , restait éveillée la nuit. Elle arpentait le parc dans l’obscurité, vêtue de toilettes d’un blanc étincelant pour attirer les chauves-souris. Qui a dit que la Suède ne fait jamais dans l’excentricité ni dans la francophilie ?

Jonathan Farren

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