En l’espace de 50 ans, le fabricant de meubles italien Kartell a conféré au plastique ses lettres de noblesse. Histoire d’une entreprise hors du commun qui n’a pas fini d’étonner les amateurs de design.

Depuis quelques mois, le plastique fait un come-back remarqué dans nos intérieurs. Une tendance résolument pop tout droit sortie des années 1960, témoins des très riches heures du mobilier et des ustensiles ludiques et colorés. Les superbes créations de nombreux designers de cette époque furent réalisées par la société italienne Kartell dont le plastique constitue la matière de prédilection. Une entreprise qui, au cours de sa longue histoire, n’a pas hésité à relever les défis technologiques les plus fous pour que le plastique soit enfin chic.

C’est en 1949, à Milan, que le chimiste et ingénieur Giulio Castelli, fils d’un pionnier de la recherche sur les matières plastiques, concrétisa son rêve de création en fondant Kartell. Son credo? Utiliser le plastique pour produire des objets d’usage quotidien. Un pari plutôt original à une époque où les matériaux synthétiques n’avaient pas vraiment la cote et étaient plutôt synonymes de marchandises sans grande valeur. Si le plastique est actuellement aussi prisé que d’autres matières bien plus nobles comme le bois, le verre ou le métal, c’est certainement dû au génie de Giulio Castelli. Celui-ci n’hésitait d’ailleurs pas à affirmer:  » Si les hommes craignent la nouveauté, donnons leur quelque chose d’encore plus nouveau. « 

A ses débuts, l’entreprise se consacre presque exclusivement à la réalisation d’accessoires pour autos avec, notamment, les célèbres porte-skis qui équiperont toutes les voitures du nord de l’Italie. Dès 1953, un nouveau virage s’amorce et Kartell commence à produire des ustensiles ménagers. A l’époque, on peut parler de véritable révolution, puisque Giulio Castelli n’hésite pas un seul instant à commercialiser des petits objets en polypropylène aux formes avant-gardistes et aux couleurs vives dessinés par le designer de la maison, Gino Colombini. Cette approche ludique, qui tranche radicalement avec les réalisations plutôt sinistres d’alors, lui permet de se tailler un joli succès auprès des ménagères italiennes et de remporter des prix de design pour des objets aussi basiques que des seaux, des presse-citron, des pelles à poussières, des poubelles ou autres boîtes de conservation.

Lorsque ces accessoires arrivent dans notre pays, le succès ne se fait pas attendre.  » Nous avions été interpellés par l’innovation qu’ils présentaient tant au niveau de la forme que de la couleur. Chaque pièce faisait preuve d’un grand raffinement. Tons gais, bords arrondis, coutures invisibles… Rien à voir avec les ustensiles bas de gamme que l’on trouvait dans les grandes surfaces « , se remémore Jean-Louis Lahaye, administrateur délégué de Tradix, agent d’usine Kartell pour la Belgique. A cette époque, le plastique ne se prêtait pas encore à la construction de meubles. En effet, des problèmes de stabilité des formules chimiques et de résistance aux chocs se posaient encore. Il faut attendre les années 1960 pour que les chimistes et les ingénieurs arrivent à mettre au point un plastique suffisamment solide et résistant. Le premier meuble à entrer en production est la petite chaise d’enfant K 4999, réalisée en polyéthylène à partir des dessins de Marco Zanuso (architecte-designer milanais qui obtint la médaille d’or à la Triennale de Milan en 1951 pour le siège Lady réalisé en mousse de caoutchouc synthétique) et Richard Sapper (le designer allemand qui a signé la célèbre lampe Tizio pour Artemide). Très pratique parce qu’empilable et supportant remarquablement bien les chocs et les intempéries, cette chaise unique en son genre inaugure l’ère du tout plastique. Cette matière, autrefois dédaignée, se voit soudainement ouvrir toutes grandes les portes des intérieurs italiens et du reste du globe.  » Nous nous lançons dans cette expérimentation sans cesse projetée vers le futur, qui est notre métier. Une expérimentation concernant le design, dans son acception la plus complète, et qui veut arriver à réaliser cette synthèse difficile entre technologie et dessin, en respectant les critères d’économie et de réponse à une exigence sociale « , expliquait alors Giulio Castelli.

L’étude et la réalisation de meubles en plastique séduisent les designers du monde entier qui craquent pour sa grande souplesse d’utilisation et les infinies possibilités créatives qu’il offre en matière de formes et de couleurs. Dans le courant des années 1960, le plastique devient la coqueluche de tous les aficionados de la modernité. Mais Kartell ne s’endort pas sur ses lauriers et expérimente sans cesse de nouvelles formules pour améliorer les performances de la matière plastique. La société accumule les brevets et utilise les talents des designers les plus célèbres du moment. Parmi eux, on compte, entre autres grosses pointures, Joe Colombo qui dessina la K 4860 Universale, la première chaise pour adulte en ABS entièrement moulée par injection. Sa production en série ne fut d’ailleurs pas une sinécure. En effet, à l’origine, ce modèle était prévu pour être réalisé en aluminium et il fallut mettre une nouvelle formule au point pour assurer à l’objet la solidité nécessaire à une utilisation quotidienne.  » Les premières chaises en ABS cassaient après quelques années d’utilisation. Heureusement, elles étaient alors gratuitement remplacées auprès du public. Actuellement, elles sont coulées en polypropylène et sont d’une solidité à toute épreuve… « , précise Jean-Louis Lahaye. Pensée jusque dans les moindres détails, la chaise de Joe Colombo disposait de différentes hauteurs de pieds afin de pouvoir servir tant à la maison que dans les écoles ou les bureaux. Cette réalisation avant-gardiste fait actuellement partie des collections permanentes du Museum of Modern Arts of New York ainsi que du Metropolitan Museum of New York.

L’histoire de Kartell sera définitivement marquée par l’arrivée en son sein, vers le milieu des années 1960, d’un designer hors du commun en la personne d’Anna Ferreri, épouse de Giulio Castelli et l’une des rares femmes à avoir percé dans l’univers du design en Italie. En 1966, elle devient conseillère en design et, dès 1967, révolutionne le monde des meubles de rangement en créant le système de containers en plastique ABS K 4970/84. Il s’agit d’un produit résolument novateur puisqu’il se compose d’éléments indépendants de différents formats pouvant s’empiler sans vis ou autre système de fixation. Les containers se déclinent en cubes et en cylindres et, comme toujours chez Kartell, les couleurs sont un hymne à la bonne humeur: blanc, orange, vert, rouge…  » Les Belges ont adoré ce meuble, surtout dans sa version cubique. Les piles de containers d’Anna Castelli encombraient nos entrepôts. Pourtant, à l’époque, le meuble italien n’occupait pas encore le haut de l’affiche. La mode était plutôt au design scandinave. Ce sont précisément ces petits compléments d’ameublement qui ont permis au design italien de conquérir le monde. Ils se mariaient à tous les styles et permettaient d’introduire une touche d’humour dans les intérieurs « , note Jean-Louis Lahaye. A la fin des années 1970, jamais en panne d’idées, Anna Castelli frappe un nouveau coup de maître en concevant le tabouret K 4822/44 qui marie des matières auparavant inconciliables comme le technopolymère, le métal et le polyuréthane. C’est en effet la première fois qu’un tabouret en plastique dispose de pieds hauts sans poser de problème de stabilité.

En 1988, le moule de la société Kartell est repris par Claudio Luti, le beau-fils des Castelli, qui, pendant des années, fut le bras droit du couturier Gianni Versace. Claudio Luti instaure un rythme de création et de renouvellement beaucoup plus soutenu que par le passé. Une stratégie directement inspirée par la fréquence des collections dans le milieu de la mode. Autre changement majeur dans la politique de l’entreprise, les créations ne sont plus désignées par une référence chiffrée mais par un nom. En effet, les noms permettent d’évoquer les qualités des objets concernés et de tisser ainsi une relation affective avec l’utilisateur. En 1988, c’est un Philippe Starck encore peu connu du grand public qui inaugure cette nouvelle approche en signant Dr Glob, la chaise et la table en plastique moulé par injection. Ces beaux objets rencontrent les faveurs du public et prouvent, une fois de plus, que l’on peut créer et produire des meubles design très tendances à des prix accessibles à tous.  » Pour produire des meubles et des objets à la portée de tous, il importe de pouvoir les réaliser en grandes quantités. Le plastique permet cette industrialisation que d’autres matières, comme le bois par exemple, n’autorisent pas. C’est ainsi que nous pouvons offrir des chaises dessinées par les plus grands designers du moment à des prix oscillant entre 3 000 et 6 000 francs », ajoute Jean-Louis Lahaye.

Autre grand succès commercial, en 1994: Bookworm, la très originale étagère en PVC moulé, dessinée par Ron Arad. Par ses courbes sensuelles et ses couleurs éclatantes, elle égaie et transforme les intérieurs des amateurs de livres du monde entier. Cette année, ce sont les prototypes exposés en avant-première à l’édition 2000 du salon du meuble de Milan qui arrivent dans les magasins. On peut ainsi découvrir le système de caissons de rangement en polycarbonate One, dessiné par Piero Lissoni. Avec ou sans portes, il peut se juxtaposer, se superposer ou encore se fixer au mur et se décline en multiples combinaisons chromatiques. Philippe Starck, lui, crée une fois de plus l’événement en proposant Bubble Club, une ligne de fauteuils et de canapés en polypropylène teinté dans la masse qui supportent également d’être installés à l’extérieur comme sièges de jardin.

Au niveau de la diffusion de ses produits, Kartell amorce une nouvelle approche. Jusqu’à présent, on les trouvait dans des Kartell Points – des espaces exclusifs réservés à la marque -, répartis dans différents magasins. Depuis, le concept du Kartell Shop a vu le jour. Il s’agit de structures autonomes où l’on trouve la gamme complète de meubles et d’accessoires. Les premiers ont ouvert leurs portes à Milan et à New York. Et, pour le printemps 2002, le premier Kartell Shop de Belgique devrait être inauguré à Anvers.

Serge Lvoff. Carnet d’adresses en page 128.

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