Dans une étude de mours aussi copieuse que magistrale, l’historien Jean Claude Bologne raconte comment, sans avoir l’air d’y toucher, les hommes ont de tout temps défendu leur droit à la coquetterie.

Mesdames et mesdames, il ne vous l’avouera peut-être jamais, mais dans la solitude de la salle de bains ou dans le reflet de sa BM simonisée de frais, votre homme se mate plus que vous ne l’imaginez. S’il sait qu’il n’est pas forcément le plus beau, du moins veut-il se convaincre que son charme unique et éclatant fera la différence sur le terrain glissant de notre planète érotisée. Parmi ses armes, la coquetterie est devenue, bien qu’il s’en défende, son fleuret favori. Tout ce qui pourra l’aider à vaincre ses concurrents engouffrés dans la même quête effrénée de distinction est bon à prendre. Longtemps décriée, la coquetterie des hommes est aujourd’hui la norme. Du coup, quel paradoxe, elle est devenue une banalité alors même qu’elle se caractérise comme l’expression paroxystique et voyante de la singularité. C’est à l’analyse de cette évolution complexe et étonnante que nous convie Jean Claude Bologne dans son Histoire de la coquetterie masculine (éd. Perrin). Des afféteries de Pétrarque à la révolte esthétique des Blousons noirs en passant par le maniérisme opulent d’Henry VIII, cet historien des m£urs qui s’était déjà penché sur la pudeur, le célibat ou la conquête amoureuse, décrypte en profondeur le rapport délicat des hommes avec leur apparence et leur manière de la façonner. Que ce soit pour échapper aux convenances, se faire mousser dans un bain de narcissisme, afficher sa supériorité sociale ou les coucher toutes dans le sable chaud.

Quel a été le questionnement à l’origine de votre ouvrage ?

Le mot coquet dérive de coq et de toute une famille étymologique qui fait référence à un comportement animalier masculin. Chez les oiseaux, la parure est généralement plus développée chez le mâle que chez la femelle. Et pourtant : les dictionnaires affirment encore que la coquetterie est d’abord un comportement spécifiquement féminin. D’où mon questionnement. Outrer son apparence a longtemps été considéré comme une déviance chez les hommes : cette attitude ne pouvait être le fait que d’homosexuels ou de galants désireux de séduire en dehors du mariage. Or, dans les sociétés traditionnelles, l’homme n’a pas besoin de séduire sa femme, c’est à son père qu’il la demande. Qu’il soit obligé d’attirer le regard de sa future épouse est relativement récent dans les mentalités. Pour que les choses évoluent il aura fallu que la séduction soit un comportement non seulement accepté mais recommandé. Après l’émancipation des femmes et la reconnaissance de leur désir, il faut non seulement conquérir leur c£ur pour les épouser et entretenir l’amour pour les conserver. C’est une des raisons qui expliquent que la coquetterie masculine s’invite aujourd’hui jusque dans l’intimité, ce qui était pratiquement inexistant jusqu’à la fin du XXe siècle. Les sous-vêtements soignés sont une préoccupation récente pour l’homme ; et si la cosmétique et l’épilation sont des exemples anciens, ils n’entraînent plus aujourd’hui un soupçon d’effémination.

Qu’est-ce qui vous a le plus intrigué au fil de votre recherche ?

À toutes les époques, l’homme s’est en réalité toujours occupé de son apparence sans nécessairement être un homo ou un coureur de jupons. Que ce souhait d’apparence ait été aussi constant, malgré qu’il fût durement décrié, signifie qu’il répondait à un véritable besoin. En fait, à la grande différence de la femme, dont on considère que la coquetterie fait partie intégrante de son caractère, l’homme a toujours dû se justifier d’être coquet. Notamment au Moyen Âge chrétien, où l’apparence masculine doit correspondre à la fonction sociale, la majesté du roi justifiant la magnificence de son habit.

Aujourd’hui encore, malgré la généralisation de la coquetterie, les hommes semblent encore éprouver des difficultés à assumer ce terme…

On ne brise pas les vieux préjugés du jour au lendemain. Le terme est chargé, fait encore l’effet de repoussoir. Depuis qu’il est apparu au XVIe siècle, on en a donc inventé d’autres. J’en ai répertorié plus de 200. Comme  » métrosexuel « , récemment. Aujourd’hui l’outrance des signes de virilité (poils qui dépassent de la chemise, barbe de trois jours…) est une coquetterie aussi. Simplement, elle ne dit pas son nom.

Votre définissez la coquetterie comme  » la recherche de la singularité par l’artifice de l’apparence « . Toute distinction est-elle une marque de coquetterie ?

Non. La coquetterie et l’élégance sont deux recherches de singularité à l’opposé de la mode qui dénote plutôt une volonté d’intégration. Soit par l’excès, soit par la provocation ou encore la négligence, c’est l’artifice qui fait le premier critère de la coquetterie. L’élégance se veut plus naturelle, moins provocatrice dans sa quête de singularité.

Donc, si je vous comprends bien, la coquetterie, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne s’exprime pas forcément par le  » bon goût « . Elle peut même être vulgaire.

Il peut y avoir du mauvais goût, de la négligence ou de la suprême élégance dans une coquetterie, le tout est de vouloir attirer l’attention sur soi par un détail incongru. Le jeans en soi n’est pas coquet, le smoking non plus. Le smoking est élégant, le jeans en principe ne l’est pas. En revanche aller à un cocktail en jeans c’est une coquetterie, faire ses courses au supermarché en smoking, c’en est une autre. Là on parle du vêtement, mais c’est la même chose dans la prononciation, dans la cosmétique, dans le comportement, dans les gestes. Dès qu’il y a une prise de conscience d’une particularité dans l’apparence, il y a coquetterie.

Comparé aux autres siècles, le XXe est-il particulièrement coquet ?

Oui et non. C’est complexe parce que toute une série de jugements négatifs sur la coquetterie sont tombés mais on observe aussi des résistances. Cela dit, pour la première fois, l’homme peut être coquet sans qu’il y ait nécessairement de condamnation morale ou de suspicion. Pendant des siècles, on a considéré que l’apparence était forcément trompeuse et que la coquetterie dissimulait la personnalité. Les progrès de l’individualisme depuis le XVIIIe siècle portent déjà les germes de ce changement. Avec la revalorisation du narcissisme dans les théories de Freud, on considère que l’attention à soi constitue un stade normal dans le développement de la personnalité, elle n’est plus obligatoirement considérée comme une fatuité ou une frivolité. La coquetterie est ressentie comme une forme de bien-être, de respect de soi et d’expression individuelle. Et il n’y a plus besoin de trouver de justification philosophique ou théologique comme au Moyen Âge. Là, effectivement, il y a un changement dans le rapport à soi-même, dans l’image que l’on veut donner de soi qui fait que le XXe siècle peut être considéré comme un siècle de coquetteries.

Aussi parce que c’est précisément le siècle de l’image…

Tout à fait. Il y a toute une série d’inventions techniques qui font que l’on se voit alors que l’on ne se voyait pas autrefois. Le grand miroir en pied existait depuis le XVIIIe siècle mais il était rare. L’armoire à glace, le miroir de salle de bains sont surtout des inventions du XXe. On peut aussi citer la lumière électrique, tout simplement. Se voir à la lumière d’une chandelle qui éclaire 20 cm2 ou dans l’éclairage cru d’une salle de bains ce n’est pas tout à fait la même chose. La photographie, le cinéma, et puis la webcam font du XXe siècle un siècle où l’on juge son image.

Pour l’ensemble des historiens de la mode le phénomène des bandes est aussi une des grandes caractéristiques du XXe siècle. Quel a été son impact sur l’évolution de la coquetterie ?

Ça commence avec les zazous, au début des années 40. Ces jeunes gens s’opposent aux règles de restriction de tissus, et aux campagnes de moralisation du vêtement sous l’Occupation, par une débauche de vestes longues, de pantalons flottant et tirebouchonnant. À partir de là, on constate un phénomène de coquetteries de la part de groupes de jeunes qui ne veulent pas intégrer les codes des adultes mais créer les leurs. Suivront les Teddy Boys, les Blousons noirs, les punks. À l’intérieur des groupes, les modes se multiplient. Elles deviennent un moyen d’intégration au sein de la bande mais sont considérées comme des coquetteries par l’ensemble de la société. Le phénomène est tout à fait nouveau et va provoquer une multiplication des codes et de références.

Au niveau créatif c’est incroyable, mais, paradoxalement, ce phénomène vide la coquetterie de toute substance. Expliquez-nous.

À partir du moment où tout le monde cherche à se distinguer, la question se pose tout naturellement de savoir si ces velléités à se différencier systématiquement ne vident pas la coquetterie de sa charge provocatrice. La limite étant toujours repoussée, sinon dans de rares cas d’excentricité extrême, on arrive à une indifférenciation absolue. Je reviens d’Angleterre où les tenues les plus extravagantes passent déjà inaperçues.

Aujourd’hui on en est donc là : la coquetterie serait curieusement devenue une banalité ?

Aujourd’hui, on peut trouver des mouvements de coquetterie pratiquement chez tout le monde. On est tous tenus de faire attention à notre apparence et on se sent tous obligés de garder sa petite touche personnelle. C’est ce qui explique le succès de la customisation, cette institutionnalisation de la coquetterie.

PAR BAUDOUIN GALLER

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