Laure Adler publie un premier roman, nostalgique, sur l’amitié féminine, tandis que, dans son dernier livre, le psychanalyste Simon-Daniel Kipman affirme la nécessité d’apprendre à oublier. Les faire se rencontrer nous a paru tout indiqué.

La première – Laure Adler – aime à se souvenir et imprimer noir sur blanc pour conserver en mémoire, comme en témoigne son bouquin, Immortelles (1), hymne à la jeunesse dans lequel trois femmes incarnent l’Histoire de France de ces soixante dernières années. Le second – Simon-Daniel Kipman – publie L’oubli et ses vertus (2), au titre à lui seul presque politiquement incorrect. L’occasion était belle de les faire confronter leurs idées.

Ne vivons-nous pas une époque où l’injonction au devoir de mémoire est de plus en plus pesante ?

Laure Adler : En tant qu’historienne, je pense que cette injonction est nécessaire à la construction de notre propre avenir. Beaucoup de choses ont été occultées de notre histoire, telle que la Seconde Guerre mondiale.

Simon-Daniel Kipman : Cette notion de  » devoir  » est incohérente à mon sens. Nombreux sont ceux qui ont vécu la guerre 40-45 ou celle d’Algérie et qui n’ont pas voulu ou pu en parler. Pas parce qu’ils ne s’en rappelaient plus, mais sans doute parce que la douleur était encore trop intense – ce sont les générations suivantes qui s’en sont chargé. Le devoir de mémoire implique une commémoration. Plus récemment, à la date de l’explosion de l’usine AZF, qui a eu lieu en 2001, à Toulouse, on a imposé une remémoration immédiate à des gens qui n’avaient pas vécu ce drame. N’est-il pas aberrant d’obliger à la douleur ? Je préfère donc parler d’une nécessité de souvenir et d’une obligation d’oubli. Car ce dernier est un outil formidable dans la vie !

Pourquoi, paradoxalement, sommes-nous alors si peu enclins à oublier ?

Simon-Daniel Kipman : Peut-être parce que nous associons assez systématiquement cela à la vieillesse. Ou à son contraire, à la petite enfance. Cette notion est synonyme d’inconscience, de sénilité, donc de vide, de lacune. Alors qu’en réalité c’est un mécanisme de défense formidable contre l’angoisse. Ou plus exactement : contre l’excès d’émotion, qui, lui, peut engendrer de l’angoisse.

Laure Adler : Ce serait donc une force positive ? Voilà une idée qui me plaît et que je trouve jubilatoire : personnellement, quand j’oublie quelque chose, j’ai l’impression de perdre pied. J’ai le sentiment que je vais me retrouver dans un paysage complètement désertique où je n’aurai pas mon mot à dire. Et je convoque alors toute ma puissance intellectuelle pour retrouver ce petit bout de bloc qui s’est égaré. A ce moment-là, pour moi, l’idée de perdre est insupportable. Ma vie est hantée par cette crainte.

Simon-Daniel Kipman : Ce qui est systématiquement insupportable et douloureux, ce n’est pas l’oubli, c’est la sensation d’avoir oublié ! Elle nous vient toujours de l’extérieur : quelque chose nous le fait comprendre. Alors l’idée de lacune est atroce. Un élément n’est plus maîtrisé. Lorsque j’ai commencé à faire de la psychiatrie, on pratiquait beaucoup les électrochocs – on en refait, d’ailleurs -, qui entraînaient une perte de connaissance et de conscience. Or, ce qui faisait souffrir les patients, c’était d’ignorer ce qui avait pu se passer pour eux pendant ces séances.

Laure Adler : Je crois que l’oubli menace notre intégrité. Nous en tant que totalité. On a l’impression d’être morcelé. Que notre être va se fragmenter de manière encore plus importante et que cela va nous conduire à la ruine.

Simon-Daniel Kipman : Mais, sans lui, nous ne pourrions pas vivre ! Il nous offre la disponibilité à la découverte, à l’invention, à la surprise, à la création. A tous les niveaux : en politique, dans le domaine scientifique et artistique, et au quotidien. En amour, il permet de redécouvrir, tous les matins, la personne à côté de laquelle on dort et de l’aimer encore, voire plus et mieux. Si on gardait tout en tête, il serait impossible d’aimer dans la durée.

Pourquoi certains oublis sont-ils complets, et d’autres partiels et temporaires ?

Simon-Daniel Kipman : Puisque c’est un mécanisme de défense contre l’excès d’émotion, si celle-ci est trop forte, il y a  » sidération « . Au vrai sens du terme, on est sidéré, aucune image ne subsiste : le refoulement est total et primaire, aucune construction n’est possible, aucun souvenir. Mais, la plupart du temps, une partie de l’émotion demeure, il reste quelques bribes : c’est l’oubli partiel, le plus fréquent. Les traces effacées sont là et nous habitent.

Laure Adler : Peut-on oublier quelque chose volontairement ? Il y a des tas de souvenirs qui s’accrochent à moi et dont j’aimerais pouvoir me débarrasser…

Simon-Daniel Kipman : Non, c’est impossible. Vouloir oublier quelque chose, c’est y penser encore plus. Si vous voulez ne plus songer à quelqu’un que vous détestez, vous risquez de devenir obnubilé par cette personne. On peut vouloir effacer, mais c’est autre chose…

Laure Adler : Peut-être peut-on y arriver par le biais de l’analyse : à partir du moment où c’est énoncé sur le divan du psychanalyste, ça se dépose autrement, non ?

Simon-Daniel Kipman : Autrement, oui, justement ! Les maîtres-mots, ce ne sont pas  » oubli « ,  » refoulement  » ou  » mémoire « , mais  » transformation  » et  » élaboration « . Tout se transforme. Les rares interventions et interprétations que se permet l’analyste à l’écoute des paroles de son patient sur le divan ne servent pas à dire une vérité, mais à suggérer ceci : ce que vous me racontez, je peux l’entendre et le penser autrement, mais vous, qu’allez-vous en faire ? Cela donne une place à l’élaboration d’une nouvelle histoire.

Dans votre livre, Simon-Daniel Kipman, vous expliquez qu’il ne servirait à rien d’essayer de lutter contre l’oubli car nous y sommes voués…

Simon-Daniel Kipman : Oui, car notre cerveau n’a pas la capacité de tout garder. Si on compare la somme de tout ce qu’on a oublié par rapport à tout ce dont on se souvient, c’est énorme. Nous nous rappelons d’un tout petit nombre de choses. Et les souvenirs en tant que tels n’existent pas, nous les construisons et nous les composons à partir de bribes et de traces. Ils évoluent d’ailleurs avec le temps…

Notre manière de réagir est-elle la même, qu’il s’agisse d’un sujet important et grave ou anodin ?

Simon-Daniel Kipman : Oui, on peut oublier une chose importante, qu’elle soit douloureuse ou non. Un exemple personnel : j’avais 4 ans pendant la guerre mondiale et je croyais avoir mal vécu cette période. Plus tard, j’ai fait plusieurs tranches d’analyse, pendant lesquelles j’ai raconté  » ma  » guerre, les malheurs et les douleurs. Mais je sortais de ces séances avec un sentiment d’inconfort, car je ne comprenais pas pourquoi j’étais heureux après avoir vécu tout cela. Cinquante ans après, je suis retourné dans le village où j’avais habité. Choc absolu. D’abord parce que j’ai reconnu les lieux et les gens, et surtout parce que j’ai compris qu’en réalité, cette période n’avait pas été si douloureuse pour moi. Je m’occupais des vaches dans les champs, j’avais mes jeux d’enfant. C’est pour ma mère que cela avait été épouvantable. Ce qui signifie qu’en réalité, pendant cinquante ans, j’avais répété avec une bonne foi absolue ce que ma mère, elle, m’avait dit. J’avais endossé sa propre douleur, je m’imposais ce fameux devoir de mémoire.

Laure Adler : On peut très bien s’imposer cela à soi-même. Parce qu’on craint d’évacuer certaines choses très douloureuses et pourtant absolument inoubliables. Moi-même, j’ai perdu un enfant il y a longtemps, je fais partie d’une association qui essaie d’aider des parents qui sont dans cette situation de deuil. Or ce qui m’est arrivé au moment de la perte de mon fils se vérifie auprès de toutes les personnes qui sont dans une situation analogue : ils sont dans l’angoisse de ne plus se rappeler de leur enfant et leur douleur, comme je l’étais. Ils veulent que cette douleur subsiste car souffrir un peu moins serait trahir la mémoire de leur enfant et même, peut-être, se donner l’autorisation implicite de vouloir progressivement l’oublier. Et ça, c’est terrible tout de même, quand on y pense…

Simon-Daniel Kipman : Ils ont peur que ce qui s’est passé s’efface, ils ne peuvent pas concevoir, au moment où cela arrive, que ce n’est pas effaçable. Au moment d’un deuil, la première réaction, obligatoire, c’est : il ne faut pas que ce soit arrivé. Ce que l’on appelle le  » travail  » de deuil consiste à transformer ce qui s’est passé en  » quelque chose  » avec quoi on peut cohabiter à l’intérieur de soi.

L’écriture ne peut-elle pas être cette chose ? La littérature est riche de beaux exemples…

Laure Adler : Lorsqu’on a, comme moi, ce sentiment de perdre une partie de son identité et de son intégrité dès qu’on oublie un événement ou un nom, écrire peut aider. On écrit parce qu’on a peur d’oublier ou à partir de ce qu’on a oublié. Et on crée un univers dont on n’est pas forcément conscient, qui existe par nous mais aussi au-delà de nous. Ce qui est troublant avec mon roman, Immortelles, c’est qu’à l’origine il y a une perte : trois de mes amies très proches sont mortes ces cinq dernières années. J’ai eu besoin d’écrire sur elles et sur notre amitié, j’ai commencé par faire plusieurs tentatives autobiographiques, toutes mauvaises, que j’ai jetées à la poubelle. Et puis quelque chose s’est imposé à moi, comme par hypnose, et là, j’ai construit une fiction. Je crois que, pour raconter une histoire, il faut s’oublier soi-même. C’est comme ça qu’on fait surgir les personnages. Il faut lâcher prise, être dans l’inconnu.

Et quel a été votre sentiment après avoir terminé votre livre ? Les fantômes de vos amies vous ont-ils laissée plus en paix ?

Laure Adler : Elles sont encore plus présentes qu’auparavant et, d’une certaine manière, je les ai retrouvées, mais autrement. Elles sont immortelles. Je pense vraiment que les personnes très proches, même celles qui ne sont plus de ce monde, le sont. Tous ceux que nous avons aimés sont immortels tant que nous vivons.

Ecrire sur les absents et ceux que nous avons aimés, n’est-ce pas une manière d’entretenir sa nostalgie ?

Laure Adler : Nous sommes tous hantés par le passé. Pourtant je ne crois pas être si nostalgique que cela : je suis dans le présent et dans l’avenir !

Simon-Daniel Kipman : On ne peut pas se libérer complètement du passé. Mais laissons-nous respirer, donnons-nous des marges, ne nous figeons pas dans le souvenir, qui est forcément une répétition. Passer sa vie à répéter, c’est être immobile. Une sorte de mort psychique.

Laure Adler : L’oubli, c’est la possibilité nouvelle de respirer et de vivre, c’est une manière d’avancer.

(1) Immortelles, par Laure Adler, Grasset, 362 pages.

(2) L’oubli et ses vertus, par Simon-Daniel Kipman, Albin Michel, 223 pages.

PAR ISABELLE LORTHOLARY

 » Il y a des tas de souvenirs qui s’accrochent à moi et dont j’aimerais me débarrasser.  »

 » Le travail de deuil consiste à transformer ce qui s’est passé en quelque chose avec quoi on peut cohabiter.  »

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