Constantin Erinkoglou, le chef de Notos, à Bruxelles, vous emmène sur les chemins de son enfance grecque. Au fil d’un voyage sentimental – des villages de montagne oubliés de Macédoine aux monastères toujours énigmatiques du Mont Athos -, il vous fait aussi découvrir les mille et une saveurs des recettes traditionnelles qu’il revisite avec brio.

Recettes en page 50.

Carnet d’adresses en page 71.

« Status « , le magazine grec très branché, a récemment décerné au Notos de Bruxelles, le titre de meilleur restaurant étranger dans le monde, en compétition avec des tables aussi réputées que Hélène Darroze à Paris.  » Constantin Erinkoglou met fin à la Grèce folklorique de la moussaka, commente  » Status « . Il tisse un fil invisible vers la cuisine de nos aïeux, nous offrant le goût de la mémoire. Ses préparations anoblissent les saveurs originales.  »

Né près de Kavala, en Macédoine, Constantin Erinkoglou a passé son enfance et sa jeunesse dans cette Grèce du nord à laquelle il fait souvent référence lorsqu’il évoque les saveurs de ses recettes délicatement parfumées. Terre d’échanges entre Orient et Occident, la Macédoine s’étire en longueur d’est en ouest, de la Turquie jusqu’à l’Albanie. C’est là que le chef grec a emmené Weekend, pour vous faire partager ses souvenirs d’enfance, riches en émotions et gourmandises.

Le périple commence loin à l’ouest, à Nymfeo, près de la frontière albanaise. Dès son approche, Nymfeo surprend. De l’immense plateau agricole qui s’étend autour des lacs de Petron et Vegortida, personne ne peut imaginer que, derrière ce pan montagneux, se met à l’abri une localité longtemps prospère, un monde à part, port d’attache d’une société de marchands qui commerçaient avec Vienne, Constantinople, l’Egypte, la Roumanie.  » De leurs multiples voyages, les hommes ramenaient la nouveauté, qu’ils faisaient partager à leurs épouses. Quand on examine toutes ces maisons aujourd’hui, on est frappé par leur équilibre, l’élégance de leur architecture, et le raffinement de leur décoration intérieure, souligne Constantin Erinkoglou. Ce microcosme a définitivement basculé dans le vide dans l’immédiat après-guerre ; les lois de l’économie ayant changé. En 1972, l’école a fermé, faute d’enfants. Et tout ce qui était bâti ou presque y est tombé en ruine.  »

Le chef de Notos, tout en consignant méthodiquement une recette à base de poivrons que lui détaille Vasso, 67 ans, explique :  » A sa manière, Vasso a participé au renouveau du village. Elle a travaillé neuf années durant pour la Moara, l’hôtel-restaurant de la famille Boutari. Ces grands négociants en vins ont aussi leurs racines ici. A partir de 1993, ils ont décidé d’investir dans la sauvegarde du village, en recréant des emplois et en l’ouvrant peu à peu à un tourisme de qualité. Le maire a emboîté le pas, obtenu des fonds européens. Impressionnant de voir combien de dizaines de maisons ont été restaurées, en respectant le style local, soit des bâtisses en pierres de la montagne, couvertes d’un toit en tôles plates.  » Au milieu de son champ de pommes de terre, Vasso raconte les tempêtes hivernales qu’elle a déjà connues : parfois plus d’un mètre de neige tombe ici en une seule nuit. Elle se rappelle aussi de ce que représentait la pomme de terre de Nymfeo, voici quarante ans. Chaque famille produisait entre 15 et 20 tonnes. Leur goût était tel qu’on se les arrachait de partout. Mais, conclut Vasso,  » Que voulez-vous faire aujourd’hui avec un village de 30 habitants dont 80 % au moins sont des vieux.  »

La jeunesse, qui se traduit par des bandes animées de bambins, ce n’est pas ce qui manque à l’autre extrémité de la Macédoine, lorsque celle-ci se confond avec la Thrace. C’est en empruntant une route ressemblant à tant d’autres, celles qui, à partir d’un axe principal, s’enfoncent dans un paysage de vallées encaissées, qu’apparaît Stelios, son pick-up Toyota arrêté à même la chaussée, comme s’il était en panne. Avec sa provision de rougets, sardines, mérous, et autres poissons de la mer Egée, l’homme quitte un jour sur deux le port de Kavala, et s’en va de village en village. Son haut-parleur déverse au milieu des rues une musique traditionnelle volontairement tonitruante, destinée à rameuter les clients. Et chacun de ses arrêts en rase campagne voit se reproduire les mêmes gestes qui consistent à recouvrir la marchandise d’un peu de glace fraîche.

Quelques vallées plus loin, en direction de la ville de Xanthi, détour par Gorgona, un village typique où, il n’y a pas si longtemps encore, l’électricité était inconnue. Au sortir d’une petite colline se dresse un minaret flanqué de sa mosquée. En ce dimanche midi au soleil mitigé, entourées de quelques garçons sautillants, pleins de vie, quatre femmes descendent un petit chemin, vêtues de leur habit traditionnel, la chevelure coiffée d’un magnifique foulard enluminé de bijoux.  » Nous sommes chez les Pomaki, précise Constantin Erinkoglou. Ils sont grecs autochtones et musulmans, souvenir de la présence turque. On les trouve essentiellement dans cette région. Ils vivent assez repliés sur leur communauté. Il y a, par exemple, très peu de mariages mixtes.  »

D’autres minarets ponctuent la route qui conduit jusqu’à la petite localité thermale de Thermes, et puis enfin le dernier village de Kidaris, à la frontière bulgare. A Kentavros, enfermée dans un creux de montagne, parmi le groupe de garçons qui assaillent le vendeur de barbe à papa, quelques-uns affichent leur visage hilare et mat, ponctué de taches de rousseur. Le contraste entre les villages grecs abandonnés et cette foule qui grouille au milieu de rues en pleine explosion immobilière est plus frappant encore à Ehinos, chef-lieu local. Les ruelles étriquées ressemblent davantage à des souks, tandis que les femmes portent un foulard et de longues robes sombres tels qu’on les trouve dans les rues d’Istanbul. Le marchand ambulant arrêté à l’entrée de la rue principale explique que tous ses fruits et légumes viennent de son propre jardin. Et il fait goûter une variété de petites pommes allongées, légèrement acidulées.  » Les gens ne sont pas riches ici, leur cuisine est extrêmement dépouillée, essentielle, à l’image de leur relation avec la vie, note Constantin Erinkoglou. Le boulgour est un des ingrédients essentiels. On peut sans aucun doute trouver ici les traces des épices de l’Orient.  »

La destination du lendemain constitue un vrai contraste, un choc. La nuit passée au petit port d’Ouranopoli permet toutefois d’aborder en toute quiétude le voyage vers le Mont Athos, que l’élève Erinkoglou découvrit à 16 ans, à l’occasion d’un voyage scolaire.  » Nous avons dormi dans plusieurs monastères, se souvient-il. En ce temps-là, au début des années 1970, les choses étaient rudimentaires. Il n’y avait quasi plus que de vieux moines. On se déplaçait à pied, sac sur le dos et lorsqu’on rencontrait un moine, on lui baisait la main.  » Aujourd’hui encore, c’est par bateau que l’on atteint le Mont Athos et ses dizaines de monastères. Précisons ici que le monastère serbe de Chilandari,

qui a été fortement endommagé par l’incendie du 4 mars dernier, n’est qu’une parmi les vingt résidences majeures des moines orthodoxes de la  » sainte montagne « , encore appelée le Tibet du monde chrétien. Plusieurs églises orthodoxes se répartissent en effet l’île. Les jeunes moines russes, notamment, y sont nombreux. La traversée, qui ressemble à du cabotage, s’effectue sur l’Axion Esti, un ferry pouvant transporter des véhicules, ceux des moines et des entrepreneurs qui effectuent quantité de travaux de restauration sur la presqu’île.

Officiellement, le Mont Athos accepte 120 visiteurs par jour, et uniquement de sexe masculin. Comme l’unique bateau quotidien reprend ceux qui quittent l’île, il faut forcément y passer la nuit. Tout monastère, tout moine se doit d’offrir l’hospitalité, celle du gîte et du couvert. Cela représente une lourde charge, en sus des prières, des cultes. Pour ce faire, il faut bénéficier de rentrées. Le père Epifanios, lui, a trouvé une manière originale de générer des revenus.  » Epifanios est considéré comme un symbole, bien au-delà du monde relativement clos de ces monastères, poursuit Constantin Erinkoglou. Il est à la base de la restauration de Milopotamos (le moulin du fleuve), une  » résidence  » que les monastères ménageaient autrefois pour les moines qui devaient ou souhaitaient prendre leurs distances avec une vie trop dure, ascétique.  » Situé sur la côte orientale de la presqu’île, Milopotamos a des allures de demeure toscane avec sa tour enveloppée de grands pins parasols. L’effet de surprise ne fait que s’accroître lorsqu’on s’en approche, découvrant la baie qui baigne le domaine et ce qui pousse sur ses coteaux, en l’occurrence un jeune vignoble d’une dizaine d’années.

Fils de viticulteurs macédoniens, Epifanios est arrivé au Mont Athos, en 1974, à l’âge de 18 ans, ainsi que le faisaient beaucoup de futurs moines autrefois. Au début des années 1990, il s’installe à Milopotamos et décide de relever ses murs, à l’état de ruines. Il avoue d’ailleurs volontiers que sans ce projet, il aurait quitté la discipline trop pesante des monastères. Bénéficiant des conseils d’un £nologue bordelais, il produit plusieurs vins avec ou sans passage en barrique. Soit un assemblage et trois monocépages : merlot et lymnio en rouge et muscat en blanc, ainsi que du Tsipouro, distillé à partir des marcs de raisin. Si les vins accompagnent les repas, ceux-ci sont ici essentiellement végétariens, souvent des plats uniques de légumes, accompagnés de pain, d’herbes sauvages cuites et û plus rarement û de poissons. En automne, les champignons qui poussent en quantité dans les vallons boisés couvrant tout le Mont Athos sont un régal.

Le lendemain matin, dès 6 heures, une messe est dite dans la petite chapelle, à la lueur des bougies, dans les volutes de l’encens. A la fin de la cérémonie, une préparation est bénie. Elle est composée de sucre, de fruits secs, d’épices, de pépins de grenades et constitue le dessert du petit déjeuner.  » C’est le Kolyva, une recette que je fais ou que j’interprète parfois chez Notos, dit Constantin Erinkoglou. En fait, il s’agit d’une offrande, héritage d’un culte païen. Nous les Grecs, nous ne nous serions jamais convertis, si l’Eglise n’avait fait sienne ce genre de choses.  »

A chacun de ses voyages, le chef du Notos étoffe son répertoire de recettes traditionnelles, qu’il revisite, avec tout son talent. Et en exclusivité pour Weekend, il nous fait partager, aujourd’hui, de délicieuses saveurs printanières.

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Texte et photos : Jean-Pierre Gabriel

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