En hiver, on se prend soudain à la préférer à toute autre matière, allez savoir pourquoi. Ce n’est pourtant pas qu’une question de saison. Désormais, la maille a la cote. Détricotage.

Elle laisse peu de monde indifférent, la maille. Il n’y a qu’à regarder l’hommage unanime quand, le 25 août dernier, Sonia Rykiel eut le mauvais goût de laisser la maladie gagner la partie. La reine rousse s’en est en effet allée, crinière au vent, laissant derrière elle des amoureux du genre reconnaissants pour l’éternité. Car sans cette pionnière, sûr qu’on n’en serait pas là, ni en matière de vestiaire, de sans ourlet, d’envers porté à l’endroit, de pulls seconde peau qu’on appelait alors  » poor boy sweater  » et que les femmes s’arrachèrent illico, on était au début des années 60, la liberté avait un nom, le sien. Et sa manière de déconstruire la mode à la légère, de bannir le vêtement carcan montra la voie aux Japonais et aux Belges. Donc aux générations futures et à ces jeunes gens qui ne s’intéressent désormais guère au chaîne et trame, cet entrecroisement qui donne le tissu, mais qui lui préfèrent le fil, les aiguilles, les rangs à l’endroit puis à l’envers et le résultat final, jauge 1, 5 ou jauge 22, que l’on porte avec une aisance rarement égalée. D’autant plus que Sonia Rykiel, qui à la mode préférait la démode, avait la politesse d’exiger de ses mannequins qu’elles sourient en défilant, avec cette insolente féminité qu’elle recommandait en tout, chaudement.

Mais ce concert de louanges post mortem n’est pas l’unique preuve de l’engouement pour le tricot. Il suffit de dénombrer les pulls mamys/papys tant vantés par Alessandro Michele dans son vestiaire no gender pour Gucci ou les jacquards stars de cet automne frileux, vus partout et notamment chez Chloé et Isabel Marant. On voudrait s’inventer des soirées au coin du feu, on ne s’y prendrait pas autrement. Quand en plus, dans la foulée, la boutique anversoise Verso met à l’honneur la ligne en laine mérinos australienne du tandem britannique Teatum Jones, grand vainqueur de l’International Woolmark Prize, on se dit qu’il y a là un phénomène. D’autant que, hors la sphère fashion, dans toutes les villes du monde, on tombe sur ces créations anonymes commises par des gangs aux mains d’or qui s’emparent du mobilier urbain pour mieux l’habiller, pratiquant ainsi le yarn bombing avec fougue. Ajoutez-y tous ces nouveaux projets 100 % laine qui émergent depuis peu, de l’Allemande Claudia Schiffer qui s’y est (re)mise – la top model starifiée des années 90 paie de sa personne et prend la pose pour présenter sa collection full cachemire -, du duo belge Nålebinding à l’Anversoise Tuinch, de la Parisienne Alexandra Golovanoff Tricots à la Belgo-Péruvienne Aymara ou à la Bruxelloise Géraldine Bertrand, le compte est bon.

Pêle-mêle, la maille fait référence à des réminiscences d’enfance, qui grattent parfois, à des instants de grâce et d’apprentissage, souvent aux côtés d’une patiente grand-mère prête à partager ses secrets, à ce savoir-faire ancestral que les femmes se transmettent depuis des lustres, à la tradition, à la méditation, au glorieux handmade, ce DIY qui enseigne la patience et la minutie, à l’heure où la fast fashion nous fait presser le pas. Demandez à un créateur comment il est tombé en amour pour le tricot, vous aurez des parcelles d’histoires qui pourraient commencer par  » il était une fois « . Et si elles se ressemblent souvent, elles sont pourtant toutes uniques. Ainsi Christian Wijnants, l’un des plus talentueux en la matière, se plaît à décrire son pull fétiche, celui qu’il portait quand il avait 12 ou 13 ans et qu’il n’a jamais abandonné.  » Je le mets encore aujourd’hui, il est assez classique, oversize en côtes anglaises et gris chiné avec un col rond dans un fil un peu poilu tellement il a été lavé. Il est easy, doux et confortable. Il est empli de souvenirs et puis surtout c’est ma mère qui me l’a fait…  »

 » UN langage universel  »

Si un jour il a osé s’aventurer à manier les aiguilles, c’est grâce à elle et à la machine qu’elle avait reléguée au grenier. Elle s’est assise à ses côtés, lui a tout expliqué, ce qu’elle savait et même ce qu’elle ignorait, ils s’inscrivirent en duo à des cours – c’est ainsi que l’on forge un destin. Il se souvient de sa passion naissante, de sa fascination pour l’outil ainsi apprivoisé, sa rapidité, son rythme, sa profusion d’aiguilles qui s’activent en même temps, et ce champ des possibles, où se mêlent le jeu et l’invention. Ce qui n’explique pas encore tout à fait pourquoi on devient un spécialiste, reconnu internationalement, puisque dix ans après s’être lancé, en 2013, Christian Wijnants fut le gagnant de l’International Woolmark Prize, concours dont la première édition remonte à 1953 – l’année suivante, Karl Lagerfeld et Yves Saint Laurent, tout jeunes débutants, obtinrent le prix. C’est que ce genre-là, pour le Belge, remporte tous les suffrages :  » C’est un beau mélange entre la tradition et le retour vers les choses simples faites à la main, avec, en même temps, la possibilité de créer des vêtements spectaculaires mais portables et donc vendables. Car la maille est généralement Stretch, se marie plus facilement avec le corps et véhicule une idée de confort.  » Avec elle, les problèmes de taille sont moins cruciaux, ceux de démode idem et si l’on en prend soin, elle vieillit bien. Et puis, précise-t-il encore,  » elle permet d’innover. Surtout quand on imagine des pièces plus organiques, plutôt spontanées, il y a moyen de jouer : il existe une infinité de possibilités de tensions, de couleurs, de mixages de fils, de points, de jacquards et d’intarsia. Et le résultat final est toujours accessible.  » Il se délecte de ce que cette technique provoque parfois – des accidents, cette merveille de l’inattendu qui vous prend par surprise et vous cueille là où vous ne l’attendiez pas,  » un point raté, c’est inspirant !  »

Autre avantage, et non des moindres, tous les passionés usent du même idiome :  » La maille est un langage universel. En Italie, à Hong Kong, en Bosnie, en Bulgarie ou au Pérou, chacun fait de la côte perlée de la même manière : cinq rangs, c’est cinq rangs, trois centimètres de bords-côtes, c’est trois centimètres de bords-côtes « , constate Christian Wijnants. Il travaille notamment au Japon, avec des ateliers qui possèdent des machines circulaires, lesquelles ont la particularité de tricoter le pull en entier, sans coutures,  » cela leur donne un aspect léger. On peut réaliser des modèles incroyables à la main, qu’on ne peut reproduire industriellement. Mais par contre, à l’inverse, avec des machines industrielles, on peut faire des choses légères, finies, compliquées, j’utilise souvent les deux techniques dans une même pièce, l’une renforce l’autre.  » Enfin, pour un jeune créateur, sa dimension  » abordable  » financièrement n’est pas négligeable.  » Quand on travaille sur une collection et que l’on doit se procurer des tissus, les quantités minimales sont énormes, précise Christian Wijnants. Alors que dans la maille, il existe encore beaucoup de petits ateliers, on peut acheter des fils à partir de 1 ou de 3 kg. Cela n’a l’air de rien mais si vous êtes débutant, c’est plus facile…  »

La voie de  » L’unique  »

Certes, les ateliers qui faisaient la gloire de notre pays anciennement textile ont peu à peu mis la clé sous le paillasson et les savoirs se sont effilochés, mais pas tous, Anne Germe veille. Elle n’a pas grandi dans la laine, elle est économiste de formation et elle a suivi le chemin tortueux des autodidactes – mais en la matière, n’est-ce pas le seul qui vaille ? Elle gère aujourd’hui de façon autonome des projets de recherches et de design dans ce domaine si spécifique qu’elle a découvert au fil de son existence, de ses rencontres, de ses apprentissages. Dans la liste de ses collaborations, on trouve Christian Wijnants, Isabel Marant, Jean-Paul Lespagnard, Bernhard Willhelm, Anne Masson. Parce que, comme eux, elle  » s’attache à valoriser le fil « , cette idée de partir de rien, ou pratiquement,  » travailler en trois dimensions « , créer sa propre matière, son volume, s’engager sur la voie de  » l’unique « ,  » se réapproprier définitivement les savoir-faire ancestraux  » et  » aller très loin dans la recherche « .

C’est d’ailleurs cela que l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles – Ecole supérieure des arts veut enseigner via son master en maille. Il existe depuis septembre 2013, dure un an et comble un manque en la matière, avec un triple objectif –  » Explorer le tricot comme moyen d’expression et de communication, jeter des ponts entre les techniques industrielles et les procédés artisanaux et rendre accessibles les différentes professions de la maille.  » C’est le seul endroit, ou presque, où l’on peut encore rencontrer une raccoutreuse.  » Quand il s’est agi de mettre sur pied ce master, précise sa coordinatrice générale Lætitia Sedziejewski, c’était une évidence de mettre à l’honneur des gens qui font un métier qui n’existe plus, aujourd’hui, dans les usines, quand l’ouvrage est raté, on le jette. Lucette Nisse donne un workshop sur le raccoutrage et le raccommodage, elle y explique comment réparer une maille, cela permet aux étudiants de comprendre cette technique, non pas pour devenir les nouveaux raccoutreurs – on n’en engage désormais plus -, mais pour la découvrir et surtout la réinterpréter, exagérer les gestes, avec un abord plus créatif.  » Ce master, pas plus de dix étudiants à l’année, a du succès, ce n’est pas un mystère, la maille a définitivement la cote.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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