Qui sont ces  » vampires affectifs « , comment les repérer et, surtout, comment s’en débarrasser ? Notre enquête sur le phénomène.

A en croire les discussions de bureau, ils seraient des millions. Quiconque souffre d’un chef de service tyrannique, d’une soeur médisante ou d’un fiancé de mauvaise foi crie au PN. Parce que, quand on jargonne psy, c’est PN que l’on dit. Et, à en croire également l’inflation de livres consacrés au sujet, il se pourrait bien qu’ils soient plus nombreux que jamais, tant notre société exacerbe l’individualisme… bien qu’il n’y ait aucun chiffre pour le prouver. Mais, d’abord, qu’est-ce qu’un pervers, en langage psy ?  » C’est quelqu’un qui pense avant tout à sa toute-jouissance et qui, pour la satisfaire, transforme l’autre en objet. Quant au narcissisme, c’est un mal très contemporain ; c’est être tourné sur soi-même au point de l’obsession « , répond le psychologue Serge Hefez. Avant d’ajouter :  » Nous sommes dans un instant de civilisation où l’estime de soi est très importante, mais, là, elle devient pathologie.  »

Rappelons que le narcissisme est sain en soi, car il nous permet de nous construire. Comme l’explique le psychologue clinicien Didier Pleux, auteur de De l’adulte roi à l’adulte tyran,  » il est tout à fait normal de bien s’aimer et d’avoir une petite dose de narcissisme, car c’est un présupposé fondamental pour accepter les autres et les aimer à leur tour. Mais les narcissiques sont, eux, incapables d’empathie. Le « sentiment de l’autre » leur est étranger. Ils ne ressentent jamais de culpabilité, de gêne, s’il leur arrive de blesser autrui, de le gruger, de le manipuler.  » Le PN est pire encore : il n’est que manipulation et désir de nier l’autre, en même temps que recherche sans fin de l’autre pour le vampiriser et se valoriser à ses dépens, donc à des fins d’exploitation. Ceci est d’une violence inouïe, mais insidieuse. Car le pervers est un merveilleux comédien, un Dr Jekyll et Mr Hyde en puissance, qui, pour ne pas tomber dans la schizophrénie, instaure une relation schizophrène. Un être qui agit  » par-derrière  » et dont on se dépêtre avec la plus grande difficulté. Avec l’aide et sous le contrôle de Jean-Charles Bouchoux, psychanalyste, auteur des Pervers narcissiques, tâchons, en dix questions, de saisir les contours de cette pathologie dont on parle tant… Et de cesser de crier au PN sans raison.

1 Y EN A-T-IL PLUS QU’AVANT ?

C’est une pathologie rare. Ces temps-ci, on a trop tendance à voir des dynamiques de bourreau-victime un peu partout. Serge Hefez dit que, depuis que Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, de Marie-France Hirigoyen (Éditions La Découverte & Syros), est sorti, son cabinet est plein de patients qui viennent parler de leur PN de conjoint, de parent, de boss… Jean-Charles Bouchoux pointe, lui, du doigt un mal de l’époque : celui de vouloir chercher un coupable à tout, et à tout prix, pour payer à sa place. Attention, ce n’est pas parce qu’il y a du mensonge, de l’infidélité ou de la froideur qu’il y a forcément un pervers. L’idée de manipulation, qui préside à la destinée de ce personnage, est difficile à cerner. Le PN est le Tartuffe de Molière. Son apparence est trompeuse : on le croit sincère et plein d’empathie. Cela fait de lui ce que Michel Onfray appelle un  » délinquant relationnel « . Pour autant, le terme ne figure pas dans le répertoire des maladies psychiatriques. C’est un concept psychanalytique et non pas psychiatrique, formalisé par Paul-Claude Racamier dans les années 80.

2 POURQUOI POURRAIT-IL Y EN AVOIR PLUS QU’AVANT ?

 » Nous vivions autrefois dans une société oedipienne, mais on a tué Dieu et on ne l’a pas remplacé. Nous sommes donc plus que jamais dans une société narcissique qui manque cruellement de pères « , analyse Jean-Charles Bouchoux. Les pervers pourraient être plus nombreux qu’autrefois, selon lui, à cause du déclin de la fonction paternelle. Nous serions en effet passés du patriarcat au matriarcat. Or, il existe bien une fonction paternante et une fonction maternante (qui n’ont pas forcément à voir avec le clivage homme-femme, d’ailleurs), dont la coexistence est cruciale pour la bonne construction psychique.

3 POURQUOI ET COMMENT DEVIENT-ON PERVERS ?

Le pervers a gardé une structure infantile. Citons un exemple donné par Jean-Charles Bouchoux. Un homme demande à sa femme de monter avec lui en voiture, il fait une marche arrière et emboutit la voiture de sa femme, garée juste derrière la sienne. Immédiatement, il se retourne contre elle et lui dit :  » Mais pourquoi étais-tu garée à cet endroit ? !  » Il se comporte comme un enfant qui ne supporte pas d’être pris en défaut. Il ne supporte pas le conflit intérieur et, dès qu’il en rencontre un, il le projette sur l’autre. Freud disait que les enfants sont des pervers polymorphes qui passent par divers stades, l’exhibitionnisme par exemple, pour se structurer psychiquement. Parce que le père, ou la figure paternelle, n’a pas joué sa fonction d’apprentissage de l’altérité, que la mère a toujours nourri l’enfant sans jamais le sevrer, au sens figuré, l’enfant ne formule pas de désir et ne connaît pas la frustration. Son surmoi ne peut donc pas se constituer. Or le surmoi fait appel aux valeurs morales. Le PN n’en est pas totalement dépourvu – contrairement au psychopathe -, mais la frontière est ténue. En schématisant, et au sens figuré, le psychopathe n’a pas eu de père et le pervers a eu un mauvais père qu’il ne peut plus entendre. Cela dit, ce dernier peut devenir psychopathe en cas de rupture, amoureuse, familiale, professionnelle…

4 QUELS SONT LES SIGNES QUI PERMETTENT DE LE REPÉRER ?

Rappelons que la perversion narcissique ne concerne que les adultes : un enfant ne peut pas souffrir de cette pathologie puisqu’il n’a pas encore terminé son développement psychique. Le pervers a pour objectif de restreindre, de soumettre et d’avilir sa victime. Mais ses méthodes sont sournoises. Pour ne pas devenir fou, il pousse l’autre à le devenir. C’est un flatteur et un énorme séducteur. Il va dire :  » Je t’aime, mais…  » et citer toute une liste de raisons pour ne pas vous aimer. Il n’a pas d’empathie et ne reconnaît jamais ses torts. Il passe son temps à dénigrer sa victime. Il reproche à l’autre d’être coupable de torts qui sont en réalité les siens. C’est ce qu’on appelle l’identification projective. Un mécanisme qui rend la victime impuissante jusqu’à ce qu’elle en comprenne le fonctionnement. C’est évidemment quelqu’un qui ne s’excuse jamais. C’est ce qui peut le différencier d’une personne à simple tendance tyrannique.

5 PEUT-ON ÊTRE  » LÉGÈREMENT  » PN ?

Le besoin de tout critiquer en permanence, d’être dans un dénigrement systématique signe en effet une tendance perverse. Le propre des  » vrais  » pervers est qu’ils ne consultent jamais. C’est précisément quand ils ne le sont pas assez, ou légèrement seulement, qu’ils consultent. Là, le psy doit être très vigilant, ce qui ne suffit pas forcément tant le pervers en puissance est manipulateur et joue les victimes. Car, si le psy commence à le déculpabiliser, celui-ci deviendra pervers. Le psy doit même laisser son patient face à sa culpabilité !

6 PEUT-ON ÊTRE PERVERS AU TRAVAIL, MAIS PAS DANS LE COUPLE, ET INVERSEMENT ?

C’est parfaitement possible. On peut être un toutou au travail et un tyran à la maison, et l’inverse. Le pervers fonctionne sur le clivage : ceux qui me ressemblent sont bons, ceux qui sont différents sont mauvais. Il a peur de se couper en deux. Ce clivage peut ne s’exercer que dans une sphère. On peut n’être pervers que quand on est amoureux. On peut très bien également ne l’être qu’avec son conjoint et pas avec les enfants, et inversement.

7 UN PERVERS PEUT-IL RENDRE PERVERS ?

A l’exception des enfants, qui n’ont pas encore établi pleinement leur structure, il ne peut pas rendre l’autre structurellement pervers. Pour le devenir, il faut y être prédisposé. Le pervers nous pousse à la dépression, à la violence, à la maladie… Il s’agit bien souvent de réponses conjoncturelles. Il peut être normal de répondre ponctuellement à une agression par un mécanisme pathologique, ça ne fait pas de nous des pervers. Cette question en induit une autre : n’est-il pas pervers de traiter quelqu’un de pervers ? La réponse, selon Jean-Charles Bouchoux, est qu’en effet  » il est tentant d’attribuer à l’autre ce que l’on sent en soi « .

8 LA VICTIME DU PN PORTE- T-ELLE UNE PART DE RESPONSABILITÉ ?

Il existe des traits communs aux victimes de manipulateurs. Elles sont généreuses, sincères, ouvertes aux autres, font facilement confiance, mais sont souvent à la recherche d’une relation qui les aide à se structurer. Elles préfèrent s’inscrire dans le désir de l’autre plutôt que d’exposer le leur. Dans certains cas, les victimes ont un penchant masochiste. Elles ont souvent en commun avec les pervers une faille narcissique, mais la leur est plus ou moins profonde. Chez elles, celle-ci peut être simplement conjoncturelle. La victime, à l’inverse du pervers, projette de l’amour et, souvent, renarcissise son partenaire, ce qui la rend d’autant plus insupportable pour le pervers. Elle est habitée par le doute, le désir de faire mieux, d’être à la hauteur. Ce qui peut la conduire à surjouer son personnage. Mais il est très délicat de parler de responsabilité. N’oublions pas qu’elle reste une victime.

9 COMMENT LE NEUTRALISER ?

 » Tuez-le, il s’en fout. Humiliez-le, il en crève « , écrit Paul-Claude Racamier dans Le Génie des origines. Si vous vous mettez en colère face à lui, surtout en public, il retournera cette agressivité contre vous et profitera de la situation pour affirmer que vous révélez enfin votre vrai visage, que vous venez d’apporter la preuve de votre dysfonctionnement. Mais si vous le blessez, l’humiliez (sachant que la victime le fait rarement, parce qu’elle le protège), en démontrant que c’est lui qui est mauvais, Paul-Claude Racamier explique qu’il pourrait entrer dans une phase suicidaire. L’idéal est de couper court à toute relation avec le PN. En réalité, il n’y a pas d’alternative. Et il ne faut surtout pas tenter de se justifier ; il tâcherait immédiatement de retourner la rhétorique contre vous. La seule chose que l’on puisse lui dire, c’est :  » Mais qui es-tu pour me dire ça ?  » Il faut renoncer à comprendre, également. Nous avons tous besoin de formuler :  » S’il agit ainsi… c’est parce que… « , or il n’y a pas de  » parce que « .

10 UN PN PEUT-IL GUÉRIR ?

On ne soigne pas son conjoint, ni ses parents, ni son chef de service. Le PN n’est jamais soignable par sa victime. Or la victime souffre parfois du  » syndrome de la réparation « . La thérapie est envisageable, mais le PN est tellement manipulateur – il érige la manipulation au rang de norme – que les réussites sont rares… ?

PAR ELVIRA MASSON

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