Ils créent les plus beaux parfums d’aujourd’hui mais avant de maîtriser l’art des mélanges, ils se sont laissé séduire par des fragrances, des odeurs d’enfance qui parfois ont changé leur vie. Récits de voyages dans le temps.

Louise Turner:  » Le meilleur parfumeur du monde, c’est la nature ! « 

 » J’ai découvert l’univers du parfum presque par hasard, au détour d’un stage d’étudiant. Et ça a été le coup de foudre. J’avais un background scientifique – j’ai étudié la géologie – mais j’avais toujours été attirée par les arts. Le métier de nez me semblait la meilleure manière de concilier les deux. Quand j’y pense rétrospectivement, je me rends compte que les odeurs ont toujours beaucoup compté pour moi. Ma mère aimait les parfums. Elle portait Opium, Magie Noire, Rive Gauche. J’avais 10 ans quand ma tante m’a offert ma toute première fragrance : c’était Fidji de Guy Laroche. Mais celle qui m’a vraiment marquée, c’est l’Eau de Givenchy. J’étais allée tout spécialement dans une parfumerie avec ma meilleure amie pour me l’acheter. Elle me rappelait les senteurs naturelles, fleuries de mon jardin qui embaumait le chèvrefeuille, la rose et l’herbe fraîchement coupée. Le meilleur parfumeur du monde, c’est la nature ! Ce sont encore ces notes-là – sans doute parce qu’elles me sont inconsciemment familières – qui m’attirent le plus. Le parfum a le pouvoir de vous faire voyager dans le passé, de manière subliminale. C’est pour cela que l’on aime tous les odeurs de l’enfance comme celle du sapin de Noël, des gâteaux et du pain qui cuisent, parce qu’elles nous rassurent. À 18 ans, j’ai eu envie de choses plus rares, plus exclusives. Et je me suis tournée vers les parfums de Serge Lutens, Féminité du Bois et Ambre Sultan. Puis Mitsouko – que je porte encore toujours – et Shalimar de Guerlain. Un parfumeur n’est pas très fidèle : il se doit de porter ce sur quoi il travaille. Pour le sentir évoluer sur lui, bien sûr, mais aussi observer la réaction des gens qui l’entourent. « 

Maison : Givaudan

Fragrance du moment: Love, Chloé

Le pitch : une formule poudrée qui se love littéralement sur la peau, réveillée, en tête par des notes de fleurs d’oranger

associées à une touche glacée de poivre rose, le tout lié par les

accents floraux de l’iris, du lilas, de la jacinthe subtilement

amandée et vanillée

(à partir de 78 euros).

Camille Goutal:  » Ce qui m’amusait le plus, c’était de jouer à la marchande « 

 » Depuis que je suis toute petite, j’ai toujours eu le nez sur les parfums mais ce n’est pas aussi magique qu’on peut l’imaginer. Ça faisait rêver tout le monde mais moi, c’était mon quotidien. Quand les parents sont boulangers ou pâtissiers, on vit entouré de gâteaux et de bonnes odeurs de cuisson. Les miens étaient parfumeurs, donc j’avais des parfums à portée de main. Ce qui m’amusait le plus, c’était d’aller à la boutique où je pouvais tout essayer, coller les étiquettes sur les sacs, faire les n£uds. Jouer à la marchande, c’est beaucoup plus rigolo quand on est une petite fille que de sentir des matières premières. Bien sûr, j’ai porté des jus maison comme l’Eau d’Hadrien et l’Eau de Lavande. Mais le premier qui m’ait marqué, c’était Femme de Rochas. J’avais à peine 3 ans, alors bien sûr je n’ai mis un nom dessus que bien plus tard. À l’époque, j’avais dû être hospitalisée parce que je m’étais brûlée au troisième degré. Pendant un mois, je devais être traitée tous les jours. L’infirmière qui passait dans ma chambre portait ce parfum. L’odeur, mélangée à celle de l’éther, m’intriguait complètement. C’était une sensation agréable dont je me souviendrai toute ma vie. Plus tard, j’ai moi-même porté Femme de Rochas. C’est totalement impossible de définir la raison pour laquelle on est attiré par une odeur ou pas. C’est de l’ordre de l’intime, de l’inconscient. Si j’aime les chyprés, c’est parce qu’ils me font penser à un certain type de femme. Je suis toujours en quête d’un certain idéal chypré de plus en plus difficile à créer à cause des nouvelles normes de la parfumerie d’aujourd’hui. « 

Maison : Annick Goutal

Fragrance du moment: Ninfeo Mio

Le pitch : une invitation

parfumée au c£ur d’un jardin

romain où l’on croise au détour des

sentiers bigaradiers, citronniers, cyprès et figuiers. Aux notes fraîches des agrumes répondent les senteurs

lactées de la feuille de figuier dont le petit côté vert est encore soutenu

par la présence de galbanum, à coup sûr l’ingrédient fashion de l’année 2010

(à partir de 65 euros).

Thierry wasser:  » L’acte du parfumage est profondément hédoniste « 

 » Le parfum, c’est une question de mémoire, avant tout : il faut faire ses gammes, en sentant des matières premières à l’aveugle pour apprendre à les reconnaître. Le nez n’est que l’instrument de nos envies, un outil de détection. Il faut aussi savoir pourquoi on se parfume. Pour soi, pour séduire ? Il y a une dimension hédoniste avant tout dans l’acte de parfumage. À 13 ans déjà, je portais Habit Rouge. C’était l’arme fatale pour me masculiniser, pour me vieillir. Je me sentais un homme, malgré mon air de gamin. Ensuite, j’ai eu ma phase Pour un Homme de Caron qui sent délicieusement bon. Je suis un inconditionnel des eaux de Cologne. Je m’en suis faite une rien que pour moi ( NDLR : elle deviendra plus tard la Cologne du Parfumeur). Quand je travaille un parfum, je vis avec lui. Un jour, en plein été, je travaillais à New York sur une tubéreuse. C’était très fort et très étrange sur moi. Vous auriez dû voir la tête des gens dans le bus à côté de moi ! J’ai en général trois essais différents sur moi. Je passe la nuit avec eux pour voir si au réveil ce que je retrouve est à la hauteur de mes souvenirs. Je regarde comment il se diffuse sous la douche, sur lesvêtements. Une femme dont les vêtements sont imprégnés de Shalimar parce qu’elle ne le quitte jamais, je trouve cela d’une élégance rare.  »

Maison : Kenzo

Fragrance du moment: Kenzo Homme boisé

Le pitch : l’original, créé il y a vingt ans, avait lancé la mode des parfums masculins

marins. Son petit frère laisse dans son

sillage les notes fusantes de feuilles de menthe fraîche et de basilic épicées par du poivre noir de Madagascar et du romarin de Tunisie. Le tout surdosé en cèdre et en vétiver (52,88 euros).

Olivier Polge:  » Les parfums chez nous étaient toujours en constante évolution « 

 » À la différence de mes collègues qui à l’adolescence ont soudain été marqués par une fragrance, malheureusement ou heureusement pour moi, le parfum a toujours fait partie de ma vie, vu que mon père ( NDLR : Jacques Polge, le nez de Chanel) fait le même métier que moi. Dans l’entrée, il y avait une table où il posait toutes les fioles des jus sur lesquels il travaillait. Les parfums, c’est comme les fruits et légumes que vous achetez, au bout d’un certain temps, ils s’oxydent et ils deviennent moins bons. Dans l’entrée, il y avait un peu ça aussi. De nombreuses personnes se souviennent du parfum de leur mère. La mienne avait tendance à utiliser la dernière création de mon père, souvent en construction. Elle ne s’est jamais arrêtée sur un jus en particulier. Les parfums chez nous étaient encore à l’état d’odeur, en constante évolution. J’ai du mal à en isoler une en particulier qui m’aurait alors plu davantage. Peut-être celle très particulière de la cage d’escalier de la maison de mes grands-parents dans le sud de la France. Une odeur de pierre humide qui était liée à un sentiment très agréable de fraîcheur. Le premier jus que j’ai porté, c’était Bois Noir, une création de mon père bien sûr. Ça m’arrangeait bien parce que je fumais en cachette et ça m’aidait à ce que mes parents ne s’en aperçoivent pas. Je l’ai porté avant tout le monde. Je n’ai jamais offert de parfum. Faire un cadeau c’est sortir de son quotidien. Offrir son propre parfum c’est un petit peu prétentieux, vous ne trouvez pas ? Ce serait aussi un peu trop attendu venant de moi.  »

Maison : Guerlain

Fragrance du moment: La Cologne du Parfumeur

Le pitch : au départ, ce parfum mixte, Thierry Wasser l’avait créé pour lui. Un classique  » with a twist  » où les notes hespéridées – du citron et de la bergamote bien sûr mais aussi de la fleur d’oranger que le parfumeur a dénichée en

Calabre – se font voler la vedette par les muscs blancs, la menthe et le romarin dont le nouveau nez de la maison Guerlain aime à parsemer ses créations (à partir de 72 euros, en exclusivité chez Place Vendôme, à Wevelgem).

ROMANO RICCI:  » Les odeurs ont le pouvoir de nous faire voyager « 

 » J’ai grandi à côté des usines de production familiale. C’était mon terrain de jeu favori. Là-bas tout était littéralement imprégné de l’odeur de L’Air du Temps. Nous avions à la maison la plupart des créations Nina Ricci et tous les produits dérivés, du savon jusqu’au gel douche. Je n’oublierai jamais le parfum de mon grand-père, Signoricci. Toute sa personnalité de dandy italien, toute son élégance s’exprimait à travers ce jus sublime. Je suis fasciné par le pouvoir des odeurs, la faculté qu’elles ont de vous faire voyager, de ramener des images à la vie. Les autres sens n’ont pas ce pouvoir émotionnel. On n’oublie jamais une odeur mais on ne sait jamais la décrire vraiment. À l’adolescence, j’ai porté Phileas, une création de mon grand-père. Elle n’a pas connu un grand succès mais c’était un très beau jus, une fougère fruitée très charnelle, qui rendait super bien sur la peau. J’ai aussi eu ma période Fahrenheit de Dior et Egoïste Platinium de Chanel. C’était des fragrances qui pouvaient aller au personnage de séducteur que j’étais à l’époque. Je le suis toujours un peu, d’ailleurs. Je suis complètement dans l’idée d’accompagner un style avec un parfum. Mais j’ai beaucoup de mal à porter mes propres parfums. Quand l’étape de création est terminée, c’est comme si un fantasme était réalisé, il y a une petite dépression qui s’en suit. Et j’ai envie de passer à autre chose. « 

Maison : Juliette Has a Gun

Fragrance du moment: Not a Perfume

Le pitch : la Juliette de Romano Ricci aime jouer à se faire peur. Et change de jus comme d’humeur. Celui-ci, sans doute le plus mixte de la gamme, s’adressera sans nul doute à la

geekette qui sommeille en elle. Cet étrange parfum n’est composé que d’un seul ingrédient : une création

moléculaire répondant au doux nom de C16 H28 O issue de la recherche

organique, développée dans les

années 50 pour remplacer l’ambre gris. Sa structure complexe – animale et boisée à la fois – révèle toute sa sensualité sur la peau nue (à partir de 65 euros).

MATHILDE LAURENT:  » On subit les odeurs auxquelles on s’attache « 

 » Lorsque j’étais adolescente, je collectionnais déjà les parfums sous toutes leurs formes. Un jour, en faisant du rangement, l’un d’eux est tombé par terre et le flacon s’est cassé en mille morceaux. J’ai passé des heures à le sentir sans me souvenir de ce que c’était. J’étais littéralement tombée amoureuse de cette note : c’était un chypré boisé. Plus tard, j’ai retrouvé un petit morceau de la bouteille qui s’était caché sous un meuble. Il y avait encore un morceau de l’étiquette : j’ai pu mettre un nom dessus. C’était Cabochard de Grès. Il était complètement en phase avec ma sphère olfactive. Je ne l’ai pas choisi : il s’est imposé à moi. J’aimais déjà l’odeur des cuirs. Ce parfum est venu s’accrocher à mes émotions personnelles. Il a su toucher ma mémoire. On subit les odeurs auxquelles on s’attache. Certains moments de notre vie vont nous marquer olfactivement qu’on le veuille ou non. Aujourd’hui, je ne porte plus de parfum au quotidien car cela m’empêche de sentir juste. Quand je le fais, c’est un acte délibéré de pur plaisir. Je ne porte plus Cabochard, la formule a été retravaillée. Il ne m’émeut plus autant. Par contre, le sentir sur quelqu’un d’autre dans le métro, c’est un peu comme aller au musée regarder un tableau de Picasso. Redécouvrir une £uvre mais pas en professionnelle. Contempler, se laisser submerger par quelque chose de fort, comme écouter le requiem de Mozart. « 

Maison : Dior

Fragrance du moment : J’adore L’Or

Le pitch : déclinaison luxueuse du best-seller cher à John Galliano, cette essence de parfum magnifie la rose et le jasmin tous deux récoltés dans le Domaine de Manon, à Grasse. À ce

bouquet floral viennent s’ajouter les notes orientales de la fève de tonka, du patchouli, de la vanille de Tahiti, de l’ambre aussi. Le tout servi dans l’iconique amphore sertie à la main de fil d’or (119 euros. )

François Demachy:  » Les odeurs sont des souvenirs indélébiles « 

 » J’ai passé toute mon enfance à Grasse. C’était impossible d’échapper aux parfums. Ils étaient partout. Qu’il s’agisse des odeurs émanant des usines en train de traiter les fleurs ou des camions de lavande qui traversaient la ville. J’adorais rentrer le soir en Solex, à travers les champs, pendant la récolte du jasmin. Mon père qui était pharmacien faisait sa propre eau de Cologne et pour me faire de l’argent de poche, je remplissais les flacons. Assez banalement, les premiers parfums mémorables qui ont traversé ma vie sont ceux que portait ma mère : N°5 de Chanel et Miss Dior. Les deux maisons pour lesquelles j’ai ensuite travaillé. Des odeurs que je n’oublierai jamais. Ce sont des souvenirs indélébiles. Lorsque j’ai eu 18 ans, comme tous les garçons de mon âge, pour suivre la mode, j’ai porté Le Brut et Eau Sauvage que je préférais d’ailleurs car je le trouvais plus chic. Quand on sortait, il fallait marquer le coup ! C’était une manière de s’affirmer, de se singulariser. La première formule que j’ai signée n’avait rien à voir avec une fragrance féminine ! C’était un parfum pour le fourrage censé donner de l’appétence aux animaux. Le truc qu’on refile typiquement aux petits stagiaires ! Plus tard j’ai créé Diva d’Ungaro, un dosage de rose particulier dédié à ma femme de l’époque. Ce qu’il y a de magique avec les odeurs, c’est qu’on n’arrive pas à les évoquer sur commande mais qu’elles vous surprennent sans prévenir. « 

Maison : Cartier

Fragrances du moment : Les Heures IV, VII et VIII

Le pitch : Mathilde Laurent poursuit ici son

envoûtant tour de l’horloge commencé l’an dernier. L’Heure Fougueuse (IV) – avec sa note  » crinière  » tintée bergamote et de magnolia – raconte une chevauchée d’été au grand galop. L’Heure Défendue (VII) évoque des plaisirs gourmands fleurant bon le cacao noir, la vanille, le santal et le patchouli. L’Heure

Diaphane (VIII) sur fond de litchi, de rose et de pivoine réveille les sens comme une aube mouillée de rose ( 235 euros/pièce).

Par Isabelle Willot

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