Chaque jour, Tsampkaro s’enivre de l’immensité des steppes avec son fidèle compagnon, un petit cheval brun et vif comme l’éclair. L’été est la saison des fêtes où les cavaliers et les lutteurs se défient. Leurs exploits évoquent la gloire de Gengis Khan. C’est aussi le temps où la vallée se couvre d’herbe tendre, où le lait de jument coule à flots…

Ne faisant qu’un avec sa monture, Tsampkaro s’élance au galop, parcourant la steppe à la recherche des juments errantes. En selle, son aisance est impressionnante. Talus, fossés, passages à gué sont franchis en un clin d’oeil. Dès l’aube, le petit cheval et l’enfant caracolent à perdre haleine.

La famille de Tsampkaro élève des yaks, des chevaux, des chèvres cachemire et de beaux moutons gras. Leur yourte, appelée  » ger  » par les Mongols Khalkh, est dressée à deux pas d’un ruisseau. Ronde, elle représente l’univers. La douce lumière qui y pénètre, la chaleur du feutre épais qui recouvre cette tente traditionnelle, les broderies naïves et les meubles colorés ainsi que les perches rouges du toit créent une atmosphère de douce harmonie. Sous l’oeil de Bouddha, la famille se rassemble ici en cercle.

Puisque chaque objet et chaque être ont leur place dans cet univers en miniature perdu dans les prairies sans limites, l’invité s’installe toujours du côté gauche de la yourte. Narantoya, la maîtresse du foyer, puise dans un énorme fût d’aïrak pour honorer ses visiteurs. Les Mongols boivent quotidiennement des litres de cette boisson acide au goût aigrelet. L’aïrak est consitué de lait de jument fermenté. Légèrement alcoolisé (de 3 à 10 degrés), il délie les langues et rend le coeur joyeux. Les Khalkhs s’en oignent également le corps pour se protéger du soleil et les éleveurs en versent sur les plaies des animaux blessés ou malades.

Narantoya pénètre dans la petite yourte cuisine qui jouxte sa tente. Il y règne une chaleur étouffante. Un feu de bois crépite sous un énorme bassin rempli de yoghourt. Le chaudron trône au beau milieu d’un entassement de sacs de provisions, de bidons et d’ustensiles. Un alambic primitif recueille l' » arikh « . Cet alcool si particulier titre 20 degrés. Bira et son ami Poro dégustent le liquide transparent sans attendre qu’il soit refroidi. Pour eux, ce qu’ils appellent avec admiration la  » vodka mongole  » est ce qu’il y a de meilleur sur Terre, à l’exception d’un bon cheval ou de la chair succulente d’une marmotte.

Vents polaires

L’été est propice aux fêtes, aux visites familiales, aux agapes ou à la vénerie. Les animaux engraissent dans les pâturages verdoyants, tandis que les hommes chassent, boivent et festoient. Il arrive que l’on fasse bouillir un mouton entier dans une cruche d’aluminium emplie de pierres. Alors, attirés par les éclats de rire et le fumet du festin, les cavaliers et cavalières de passage, parfois revêtus de  » dels  » chatoyants, se joignent spontanément aux convives. Tour à tour, ils entonneront des chants traditionnels dédiés à la beauté de la nature et de la vie nomade.

Tous aiment cette vie pourtant terriblement dure et précaire. La sécheresse et les deux hivers passés ont décimé les troupeaux. La température est descendue jusqu’à – 45 degrés. Si la couche de neige ou la croûte de glace n’est pas trop épaisse, les animaux trouvent de quoi tenir jusqu’au printemps. Sinon, c’est l’hécatombe. Dans certaines régions, des millions d’animaux sont morts de froid ou de faim. Nombre d’éleveurs ont parfois presque tout perdu. Narantoya a eu de la chance. Son expérience nomade lui a dicté le bon moment pour démonter sa ger. Après l’avoir chargée sur un chariot tracté par un yak débonnaire, elle a parcouru les quelques kilomètres nécessaires pour trouver les pâturages à l’abri des vents polaires. Les yourtes sont à cette saison recouvertes d’une double couche de feutre. Plus que jamais, les Khalkhs cherchent alors chaleur et réconfort auprès du feu considéré comme un élément sacré. Au même titre que le soleil et le ciel, le feu reçoit des libations d’arikh et de vodka chaque fois que les Mongols en consomment. Cracher dans les flammes ou y jeter des détritus est une offense. Convertis au bouddhisme depuis seulement quelques siècles, les nomades restent farouchement attachés au respect des esprits qui hantent toute chose. Le chamanisme marque toujours les mentalités, et la steppe est ponctuée d’ovos, petits cairns de pierres en forme de pyramide. Les Mongols y font des offrandes de vodka ou de kataks, les écharpes de soie bleue que l’on destine aux dieux.

Deux jours de fête

Ce matin de juillet, il règne une activité inhabituelle dans les campements de la vallée. Les plus beaux destriers, ceux dont les exploits sont célébrés par des chants et des poèmes, reçoivent les harnais d’argent hérités des ancêtres. Des petits groupes de cavaliers s’élancent vers le sud. Aujourd’hui est un jour de miel : Khujirt, la triste bourgade, célèbre la plus attendue des fêtes mongoles : le Naadam. Durant deux jours, des jeunes gens font assaut d’élégance, des lutteurs s’affrontent dans des joutes épiques, va faire battre le coeur de Tsampkaro et des siens. Déjà, des centaines de cavaliers tournent autour de l’aire de combat. Là, des colosses s’affrontent dans des tournois de lutte. Chaussés de lourdes bottes traditionnelles, revêtus d’une courte culotte de cuir et d’un minuscule gilet qui laisse admirer les muscles pectoraux, les champions qui effectuent la danse de l’aigle pour célébrer leur victoire fascinent le jeune garçon. Les spectateurs suivent les matchs avec la plus grande attention, sans même descendre de cheval. Les amazones élégantes se mêlent à la foule des cavaliers. Imperceptiblement, leurs montures se rapprochent, les regards se croisent, les coeurs des jeunes nomades venus de campements lointains tressaillent… Ces séduisantes cavalières chevauchent toute la journée, sans la moindre fatigue. Plus que tout, elles admirent les grands courses équestres du Naadam. Après avoir poussé le gingo, le long cri de guerre des hordes d’autrefois, de tous jeunes jockeys s’élancent sur des distances de 10 à 28 kilomètres. Ils montent à cru, sans selle ni étriers. Mais ils sont parés comme des petits princes, avec leurs longues capes colorées qui flottent au vent et leurs coiffes pointues arborant le soyombo, le symbole de la nation mongole… Les sabots de leurs montures soulèvent d’épaisses volutes de poussière dorée. Les vainqueurs se dirigent ensuite vers la grande tente d’apparat. Ils se voient offrir de larges rasades d’aïrak. Puis l’encolure et la croupe de leurs pur-sang reçoivent des libations de ce breuvage sacré. Alors, les jeunes jockeys font le tour de l’aire cérémonielle, précédés d’un cavalier adulte chantant à pleins poumons les louanges de l’enfant triomphant, du cheval et de son propriétaire… Des hommes recueillent soigneusement la sueur des chevaux à l’aide de grattoirs de bois. Ces objets indispensables aux nomades sont parfois faits d’un bec de pélican. Les gagnants reçoivent toutes sortes de cadeaux : lourd vase chinois, radio ou même un ordinateur ! Mais ces graines de champions, filles ou garçons âgés de 6 à 12 ans, sont plutôt animées par l’ivresse de la vitesse, le désir de vaincre et de monter un destrier honoré publiquement.

Tsampkaro jette un oeil distrait aux archers. Leurs arcs recourbés requièrent des muscles d’acier. Ces compétitions attirent moins de monde chaque année. Les Mongols ont leurs modes…

Mais il y a ici tant d’autres sujets d’émerveillements pour l’enfant de la grande vallée. Des camelots sont venus de loin avec leurs camions poussifs, chargés de marchandises qui font rêver les petits nomades : jouets, casquettes américaines, tee-shirts, bonbons et crème glacée…

Dans la ville voisine de Kharkhorin, un véritable marché fleurit dans la steppe à l’occasion du Naadam. Des gargotes abritées dans un éphémère campement de yourtes proposent de délicieux kurshuurs, les crêpes fourées de viande de mouton. Et les marchands du bourg installent même leurs tables de billard. Sous l’oeil admiratif de jolies cavalières insensibles aux tourbillons de poussière, les jeunes hommes démontrent leur habileté à ce jeu populaire.

Demain, le Naadam prendra fin. Tsampkaro retournera dans son campement pour veiller sur le petit troupeau de jeunes yaks. Dans quelques semaines, les premières neiges feront leur apparition. Tsampkaro et les siens partiront alors vers des vallées clémentes, sur les traces de leurs ancêtres.

Reportage : Paul Lorsignol/Planet Pictures

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