Innocents mais irrésistiblement attirants, les fruits nourrissent toujours plus l’inspiration des nez. Une foule de belles compositions transcrit leurs saveurs en senteurs.

Et si la corbeille de fruits remplaçait l’éternel bouquet de fleurs ? Ce pourrait être le credo de cette saison, tant les senteurs fruitées font l’unanimité. En ces temps d’obsession healthy – on ne jure plus que par la cure de jus de fruits -, les odeurs vitaminées et saines séduisent, encore et toujours. Envoûtantes, mais peu sexuées – donc mixtes -, elles plaisent aux Anglo-Saxons grâce à leur côté protestant. Elles ont même pu forcer le mur de pudeur qui dissuadait les Asiatiques de se parfumer. Désormais, de nombreux nez assurent que les Japonaises raffolent des sillages pêche ou cerise, immatériels et délicats. On loue également leur côté sagement déluré : depuis l’apparition des parfums pour jeunes filles – Anaïs Anaïs, de Cacharel, le premier du genre, date de 1978 -, les vapeurs fruitées se mêlent délicatement aux senteurs florales. L’impertinence du cassis, l’insouciance de la pomme… la métaphore du fruit à croquer est facile à filer. Arrivées à l’âge adulte, les jeunes femmes ont fini par y voir un élixir de jeunesse. Ces odeurs connaissent depuis dix ans un succès mondial. Repensées pour les adultes, elles ont désormais mis le cap sur la gastronomie. Compositeur de See by Chloé, opulent jasmin rajeuni par des notes de pomme qui se pâment, finalement, dans une infusion de vanille, Michel Almairac dit que son art fraternise avec la cuisine :  » Comme les chefs, les nez disposent tous des mêmes ingrédients pour créer des compositions uniques et personnelles.  » Les argumentaires des parfums fruités détaillent à l’envi notes fondantes et longueur en nez… Mais aussi, c’est nouveau,  » croustillances  » et effet juteux ! Qu’une odeur transcrive une texture, le tour de force montre assez combien la chimie des parfums progresse – même si les shampooings, à cet égard, ont été précurseurs. Aujourd’hui, l’illusion est totale. La langoureuse note de pêche humecte le palais, la nervosité de la pomme verte agace les canines… qui se referment sur du vide ! Ces fruits plus vrais que nature sont par essence virtuels. Des odeurs artistement recomposées, auxquelles l’hédione, molécule magique, donne la transparence fraîche caractéristique des sillages modernes. Jean-Michel Duriez, parfumeur de Rochas, l’affirme :  » Les effets de texture ne sont pas que poésie. Il y a cinq ans, j’ai composé pour Rochas une Eau Sensuelle avec une orange sanguine sucrée, tirant sur la fraise, une mangue charnue… On crée aujourd’hui des notes de pêche crémeuses et yaourtées, d’autres juteuses et vertes… de pommes compotées, croquantes ou confites. La technique du head space, qui permet de scanner les odeurs autour des objets, des plantes, des fleurs et des fruits, a ouvert aux fruits des horizons sans fin.  » Autre fameux compositeur d’odeurs, Francis Kurkdjian explique comment  » la note de pêche, exploitée dès 1919 par Guerlain avec Mitsouko, a ouvert la voie aux arômes de litchi, de poire et de banane… Le Parfum, que j’ai créé pour Elie Saab, s’inspire d’une boisson libanaise, le jellab, à base de sirop de datte qui sent un peu la rose « . L’Eau Couture, plus récente, transcrit la gourmandise d’une amande fraîche, rendue croquante par des notes vertes empruntées à la pomme, dans un brouillard de fleurs de verger relevées de vanille en gousse. Avec cette cuisine des anges, aucun risque de grossir d’un gramme ! Si le consensuel Escada s’est fait une spécialité des parfums fruités, les marques branchées se sont offert à leur tour un pied-à-terre au verger. Le Guilty Black, de Gucci, déploie une féminité jeune et pétillante, avec une entrée bruyante de fruits rouges au poivre rose, simple mise en bouche avant le (gros) coeur de framboise et de pêche, sur lit de lilas et de violette. Un régal !

TOUT EN DOUCEUR

Dans le même registre de délices, CK One Red Edition (Calvin Klein) se situe à l’opposé. Belle composition impressionniste, nimbée d’un mystère aérien, elle traduit une féminité attirante et distante. Avec une évocation de pastèque juteuse, mêlée de violette, sur un arrière-fond de fruits succulents qu’on identifie avec difficulté. D’autant qu’il est vite aspiré par un coeur de fleurs légères, fruité par le patchouli… Cette composition cousine avec Eclat d’arpège (Lanvin). Signé par Karine Dubreuil, c’est un bouquet printanier, aussi frais que le serait son reflet dans un lac de montagne. Il est le messager d’une femme gracieuse, presque fragile, à qui les notes de pomme, en tête, confèrent un doux sourire, et les accents lactés de pêche, une affection enveloppante. Peony & Blush Suede (Jo Malone) est l’exemple même d’une union fusionnelle entre fruits et fleurs. Lorsque la pomme rouge convole avec la pivoine, leurs deux voluptés ne se distinguent plus. Surtout quand viennent en renfort le jasmin, la rose et la giroflée, bataillon d’amour succulent et poudré auquel la note daim rosé apporte un velouté de soie couture. Christine Nagel, qui vient de rejoindre Jean-Claude Ellena chez Hermès, a signé ce parfum subtil et capiteux comme un bonbon anglais. Quant à Honey (Marc Jacobs), il a gagné sa place sur le chariot à desserts.  » Marc voulait une fragrance qui mette en flacon le bonheur et l’éclat du soleil, explique la maison. Les fruits choisis dérident et portent à la belle humeur. En tête, la pomme et la mandarine dégagent la fraîcheur. En coeur, l’abricot et le nectar de pêche jouent les aphrodisiaques. Leur succession, sur fond de fleur d’oranger, permet des effets juteux ou miellés qui rendent le parfum presque comestible.  »

Quand le jardin d’Eden est visité de si près par les nez gastronomes, reste-t-il un espace aux parfums dédiés aux jeunes filles ? Pour faire prévaloir leur identité fruitière, ils mettent les bouchées doubles. Dans Amor Amor in a Flash, successeur lointain d’Anaïs Anaïs (le parfum mythique des adolescentes), Cacharel fait la surprise d’une attaque juteuse et corsée (pamplemousse et orange sanguine) arrondie par le cassis, qui nous transporte vers un abricot fourré de fleurs blanches. La cerise sur ce gâteau est signalétique : c’est un flacon en forme de pomme (d’amour). Cette bonne idée est partagée depuis longtemps par Lolita Lempicka, dont les flacons-pommes visent expressément les moins de 25 ans. L’une de ses dernières compositions, l’Eau Jolie,  » évoque la délicatesse d’un sorbet cassis-poire-fleur de pêcher « . Les papilles battent la chamade devant cet intense dessert vanillé, aéré de fleurs gourmandes. Voilà des parfums qui invitent à consommer les fruits sur un mode nouveau, sans épluchures ni pépins. On s’étonnerait presque que les trois Extraits de parfum (1932, Beige et Jersey) sortis par Chanel le mois dernier ne citent directement aucun fruit. Fidèles à la  » parfumerie abstraite  » de Jacques Polge, les parfumeurs les ont sans doute jugés trop figuratifs. Hommage à la joaillerie de Coco Chanel, leur Extrait 1932 n’en rafraîchit pas moins son jasmin velouté avec un discret accord poire-pamplemousse. Incontournables, donc, les fruits se glissent dans (presque) tous les parfums. Le plus ancien dessert de l’humanité a de beaux jours devant lui !

PAR JACQUES BRUNEL / PHOTOS : BENJAMIN BOUCHET / STYLISME : JULIE NIVERT

 » Les parfumeurs disposent des mêmes ingrédients que les chefs pour créer des compositions uniques.  »

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