Son livre fait un tabac aux États-Unis. Nous avons demandé à William Powers, auteur du réjouissant best-seller Hamlet’s Blackberry, de nous présenter ses réflexions pour mieux vivre à l’heure du tout-écrans.

Depuis sa parution aux États-Unis à l’été 2010 (*), il a été traduit en chinois et en coréen. Il cartonne en Australie, et l’édition allemande vient de paraître . Un phénomène qui a fait de son auteur, William Powers, journaliste, ex du Washington Post, l’un des rares spécialistes optimistes du tout-numérique. Où l’ultraconnexion et l’hyperréactivité sauvent de l’ennui, mais limitent, dans le même temps, la possibilité de contempler, et sans doute, de penser. Est-ce grave ? Non, selon celui qui livre une analyse fine et stimulante d’un monde où tout va trop vite mais dont nous pouvons parfaitement nous accommoder. Son auteur nous raconte l’urgence à garder la tête froide, à ne pas tomber dans le catastrophisme et à tirer la leçon de l’Histoire. Une petite philosophie pour mieux vivre à l’époque numérique. Au fait, il est fortement question qu’il soit traduit en français…

 » L’époque dans laquelle nous vivons, comme toute époque, est formidable, à condition d’en faire bon usage.  » Cette citation d’Emerson figure en exergue de mon livre. Car, contrairement aux philosophes contemporains, je crois fondamentalement à la vertu de notre époque, qui se caractérise, entre autres choses, par un formidable  » maxi- malisme digital « . En théorie, plus on est connecté, mieux on se porte : les amis sont joignables aisément, les relations professionnelles sont facilitées, la famille reste unie, et le temps gagné permet de s’épanouir. Reste à savoir comment on s’y prend. Et c’est bien ce  » comment  » que nous avons perdu de vue, négligé, voire refusé d’interroger.

 » Prosaïquement, j’ai pris conscience de deux choses qui vont paraître d’une banalité inouïe ! D’une part, je me suis rendu compte que ma pensée s’accélérait continuellement, à mesure que ma capacité d’attention régressait inexorablement. J’étais arrivé à un tel point d’inattention que je n’arrivais pas à lire un article sans être parasité par le besoin irrépressible de consulter mes e-mails. « 

 » Ensuite, quand mon fils a eu 6 ans, l’âge des questions, l’âge où les parents doivent être disponibles pour répondre, instruire, jouer, observer, ma femme et moi étions plus occupés à nous réfugier derrière nos écrans après le dîner qu’à nous soucier de lui. Là, j’ai enfin mis le doigt sur le problème et, plutôt que de l’aborder comme le ferait un psy, j’ai éprouvé le besoin de jouer mon McLuhan et d’écrire sur les moyens de communication ! En me lançant, je savais que je ne jouerais pas les « techno-Cassandre », je souhaitais apporter des solutions, car nous avons tout à gagner dans cette nouvelle donne. « 

SANS ENNUI, PAS DE CRÉATION POSSIBLE

 » Notre préoccupation principale n’est plus désormais d’être « in touch » (en contact), mais d’annuler jusqu’à la possibilité même de ne pas l’être ! De vivre dans un état fusionnel avec le monde, d’en partager chaque instant. De toute évidence, c’est un leurre, car, en réalité, nous ne sommes pas présents au monde. Nous ne regardons plus que par objectifs, écrans et tablettes interposés. Nous avons perdu quelque chose d’essentiel qui nous fait cruellement défaut : la profondeur. De la pensée comme des sentiments. Nous restons à la surface des écrans comme de nos vies. Dans la mesure où la profondeur est précisément ce qui donne sens et plaisir à la vie, c’est ahurissant que nous en soyons arrivés là ! Je milite également pour le vide, le temps mort, sans lesquels il n’y aucun espoir d’ennui. Or, sans ennui, il n’y pas d’imagination, donc pas de création possible. Du vide naît aussi la sagesse, et c’est précisément avec sagesse que je souhaite que nous apprenions à être connectés. Étonnamment, mon « public » le plus réceptif est composé de jeunes de moins de 35 ans, a priori les plus prompts à être connectés sans se poser de questions. J’ai donc toute raison d’avoir bon espoir. « 

SE METTRE À DISTANCE, COMME SÉNÈQUE

 » Un espoir pour l’avenir, que j’ai nourri des exemples du passé ! Puisqu’on n’est jamais mieux servi que par de grands esprits, j’ai appuyé ma réflexion sur des penseurs qui, chacun à son époque, ont été pertinents et le sont toujours aujourd’hui. J’en ai parlé autour de moi et j’ai été stupéfait de l’enthousiasme et de la diversité des propositions que l’on m’apportait : « N’oublie pas Sénèque, ni Benjamin Franklin ! » J’en ai tiré des conseils pratiques. De Platon, par exemple, il faut retenir la promenade socratique. Pour réfléchir, Socrate et ses disciples partaient se balader dans Athènes. C’était le meilleur moyen de tenir le monde à distance. Aujourd’hui, il devient presque impossible de trouver un lieu dépourvu de réseau. Mais il suffit de partir marcher sans téléphone pour faire tomber les « murs ». Du moment qu’on laisse les techno-gadgets derrière soi, on est libre. Faites donc le test : allez vous promener les mains dans les poches. Vous verrez le monde penché sur ses écrans et soudain vous aurez le sentiment d’être libre, comme parti à l’aventure. Pourquoi ne le fait-on pas ? Parce qu’embarquer son portable en balade est un réflexe, bénin en apparence. En réalité, c’est une laisse psychique qui ne permet jamais d’avoir l’esprit en paix. « 

 » Sénèque, lui, nous guide par sa capacité de se mettre mentalement et intérieurement à distance. Il accomplissait cela en se concentrant sur une personne ou une idée unique, oubliant le reste du monde. Essayons donc d’avoir une longue conversation, avec un ami ou un membre de la famille, sans nous laisser distraire par un écran ou par une vibration. Pas facile dans un monde où l’on a perdu la capacité à communiquer de manière extensive et concentrée ! Et pourtant le message envoyé est vertueux : « Je suis avec toi, et rien qu’avec toi. » Dans le même ordre d’idées, je n’irais pas jusqu’à faire la vaine apologie de la correspondance manuscrite ; en revanche, toute activité manuelle impli-que cette mise à distance, qu’il s’agisse de couper du bois, de tricoter, de cuisiner ou de réparer une bicyclette. « 

 » Gutenberg, quand il invente l’imprimerie, fait aux hommes le plus beau des cadeaux. Les créateurs de l’e-book ont apparemment eux aussi le sentiment de rendre service à l’humanité. Mais lire un livre, c’est passer du temps seul avec soi, tandis que la plupart des e-lecteurs sont aux prises avec un livre numérique, doublé d’une application e-mail et d’un accès au Web. Il manque à ces machines un bouton Déconnexion, bien visible, qui permettrait de marquer la césure indispensable entre la lecture et les autres activités proposées.  »

 » Le dernier exemple que je cite est celui de McLuhan. Il nous enseignait que c’était à chacun de nous de réguler son rapport au multimédia. À chacun de nous d’analyser ce qui caractérise son hyperactivité et d’imaginer les moyens d’en sortir. Un de mes amis a ainsi troqué son smartphone pour un bon vieux portable low-tech, débarrassant ainsi sa vie quotidienne mobile des e-mails et de l’Internet. « 

 » On pourrait même, rêvons un peu, imaginer un équivalent dans la communauté de l’écran de ce qu’est le locavorisme – ce mouvement qui prône la consommation de produits issus de l’agriculture locale. À petite échelle, je verrais bien, par exemple, des lycéens animant une conférence autour de Facebook, un collégien détaillant les subtilités de la dernière Wii, tandis qu’un homme d’un certain âge ferait une démonstration culinaire. Des échanges de bons procédés pour un monde intelligemment connecté. « 

(*) Hamlet’s Blackberry : A Pratical Philosophy for Building a Good Life in a Digital Age, HarpersCollins.

PAR ELVIRA MASSON

 » À CHACUN DE NOUS D’ANALYSER CE QUI CARACTÉRISE NOTRE HYPERACTIVITÉ ET D’IMAGINER LES MOYENS D’EN SORTIR. « 

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