Les clichés touristiques sont parfois vrais :  » l’aventure à votre porte  » est celui qui me titille lorsque mon cour évoque l’Ardenne-et-Gaume. Vous allez persifler  » ça sonne un peu Dromadaire Trophy « . Pour ma défense, j’argumenterai pour, amoureuse transie de ma région, vous instiller sa séduction et ses mystères. Pétrie d’ambition pédagogique, j’illustrerai ma plaidoirie par l’histoire étrange advenue à Henry le garagiste au début des années 80.

Bruxellois originaire de Hongrie, ce petit homme rondouillard aux yeux globuleux floutés derrière des lunettes épaisses, aux mains noircies par le cambouis malgré un nettoyage quotidien au détergent pour salle de bains, avait un défaut bien sympathique : il était bavard comme dix pies qui eussent été bâillonnées pendant deux jours. Or donc, pour parler comme dans les contes, ce disert personnage me tenait la jambe alors que, voiture récupérée, j’étais pressée de rentrer chez moi. Pour m’en dépêtrer je mentis en prétextant un départ dans ma province lointaine, deux heures de route sans compter les embouteillages. Loin de rabattre l’aimable caquet, mon piteux subterfuge ne fit que relancer la machine :  » Aaah, l’Ardenne, c’est merveilleux…  » fit mon moulin à paroles avec extase. Radoucie par cet amour que nous partagions, j’allais abonder dans son sens lorsqu’il continua  » … pour rouler ! Je fonce à 120 km/h sur les petites routes, y a personne, on peut y aller à fond sans danger et sans se faire gauler ! « . Retombant sur Terre après avoir brièvement cru voir une âme de poète tapie sous le bleu de travail, je lui recommandai toutefois, dans un élan de mansuétude, d' » essayer  » la route de la forêt d’Anlier : joignant Martelange à Habay sur des dizaines de kilomètres sans rencontrer de civilisation, cumulant montées et descentes spectaculaires à des virages bien secs. L’abandonnant à sa rêverie motorisée, je m’esbignai, fière d’avoir trouvé une échappatoire bien torchée.

Six mois plus tard, je dus repasser par le garage. Fidèle à lui-même, mon garagiste m’abreuva de sa logorrhée, dont voici le résumé : mon conseil n’étant pas tombé dans l’oreille d’un pot, le gaillard avait profité d’un week-end pour sauter dans son bolide et se défouler sur cette fameuse route qui traverse la plus grande forêt de feuillus de Belgique. Le voilà donc lancé à toute berzingue dans sa pétaradante machine. Henry était un excellent conducteur ; même s’il roulait comme un fou, ses réflexes étaient sans faille, et il connaissait sa bécane comme un autre lui-même. Dévalant les descentes terminées par de traîtreux dos-d’ânes avant de remonter aussi sec des côtes pas piquées des vers, notre homme s’éclatait, comme on disait en ces ringardes années 80. Toutefois, malgré son assurance, il n’avait pas prévu un os qu’un gars de la région n’aurait jamais négligé : une biche traversa la route au nez et au pare-chocs du citadin ivre de vitesse.  » Mais qu’est-ce qu’y me fout, c’t emmerdeur, peut pas r’garder avant de traverser ?  » hoqueta, sans se préoccuper du sexe de la dame, le chauffard urbain en braquant pour éviter de bousiller sa bagnole. Excellents réflexes, vous disais-je ; il s’en tirait bien, mais un choc sur une souche avait faussé le châssis du bolide. Une panne dans la forêt d’Anlier, c’est la guigne : pas de garage, ni de café pour téléphoner, ni même de baraque à frites – c’est tout dire. Aujourd’hui encore, on a intérêt à être sûr de sa voiture avant de s’engager sur cette route, car elle est peu fréquentée et les GSM captent aussi bien que dans le désert de Gobi.

Notre homme attendit qu’une âme charitable le secourût. Oh, il passa bien deux ou trois voitures, mais aucune ne s’arrêta car le physique de Henry l’apparentait davantage à un troll qu’à un mirliflore. Du coup, les dames au volant craignirent une atteinte à leur pudeur et les messieurs itou, car ces êtres malfaisants des forêts, c’est bien connu, ne s’embarrassent pas du sexe de leurs proies. L’obscurité tomba et notre malheureux dut se résoudre à changer son fusil, ou plutôt son cric, d’épaule. Compulsant sa carte, il constata que s’il empruntait un sentier forestier il parviendrait plus vite à Habay. N’emportant que sa gourde et sa gamelle de goulasch, il s’enfonça dans l’épaisse et sombre futaie qui dévorait les abords de la route isolée. Une nuit sans lune tomba, et je vous assure que lorsque cette dernière enfile son marcel pour aller se faire un bowling à Arlon plutôt que d’éclairer la forêt, le promeneur imprudent n’y voit pas à 20 cm. Le garagiste fut bientôt piégé dans la noirceur des ramures et des fondrières qui happaient ses pieds aveuglés, et il dut s’arrêter en attendant le retour de la clarté. Repérant à tâtons un herbage, il s’assit, dîna du contenu de sa gamelle et s’endormit.

À l’aube, un raffut fouisseur l’arracha au sommeil. Ouvrant un de ses yeux bigleux, il n’entrevit qu’une forme sombre et floue qui s’affairait à deux mètres de lui ; chaussées ses lunettes à heptuple foyer, il beugla d’épouvante devant l’énorme sanglier qui léchait avec une ardeur d’avance la gamelle dont les restes odorants avaient chatouillé sa hure de gourmet. Surpris, le visiteur poilu prit ses jambons à son cou et détala, tandis que le garagiste recula et tomba dans un trou juste derrière lui. Sa chute fut amortie par des branchages, et il constata qu’il y avait moyen de remonter car les parois étaient tapissées de briques dont certaines dépassaient comme des échelons. Il entama son ascension mais, arrivé en haut, ce qu’il vit le dissuada de sortir : le sanglier avait compris qu’il n’y avait pas de quoi faire tout un fromage d’abbaye de cet humain qui dégageait une odeur d’essence et de paprika, et qu’il pouvait continuer son petit déjeuner à la hongroise. Immobilisé, Henry regarda autour de lui : il se trouvait dans une clairière où s’élevaient, comme des fantômes dans la clarté encore faible, des ruines de murs de briques et de cheminées recouvertes de lierre. Enfant, sa grand-mère pestoise lui racontait La Belle au Bois Dormant qui avait subi une anesthésie générale par l’aiguille d’un rouet trempée dans le valium, entraînant dans sa sieste programmée pour 100 ans parents, valetaille, hommes d’armes, chevaux et château ; la nature n’avait pas tardé à profiter de l’aubaine pour reprendre ses droits et les ruines furent envahies par des écheveaux de convolvulacées et de ronces. La version hongroise ajoutait le personnage du Comte Dracula qui, les dimanches, quittait son château des Carpathes pour aller pique-niquer dans les ruines, garnissant son sandwich du sang pompé dans la jugulaire d’un malheureux dormeur. Ce détail croustillant – si l’on peut dire – rendait le conte encore plus effrayant, et cette peur enfantine remonta dans le c£ur de Henry. Sans réfléchir, il redescendit dans la fosse et, entrevoyant un début de galerie qui semblait bien étayée, s’y engagea en se disant que plus il mettrait de distance entre lui, les fantômes, les vampires et le sanglier vorace, mieux il se porterait. Le tunnel devenait de plus en plus sombre mais notre héros n’était alors qu’un gosse terrorisé poussé dans sa fuite en avant. Soudain, son pied rencontra le vide et il tomba. Après une descente glaciale et bosselée qui le laissa perclus et transi, il déboucha dans une cave éclairée de lampes à pétrole. Le temps de reprendre ses esprits et d’essuyer d’un coin de sa salopette graisseuse les verres de ses bésicles, il vit devant lui des formes humaines revêtues de longues robes et de cagoules, qui psalmodiaient dans un wallon ésotérique des stances lancinantes et monocordes. Lorsque les orants s’agenouillèrent devant leur Grand-Maître, Henri distingua un autel recouvert d’un torchon à carreaux. Après une ultime incantation, l’officiant en chef retira le tissu comme pour inaugurer une statue, dévoilant une énorme tourte à la pâte toute dorée et dont s’échappait une odeur de viande extrêmement alléchante. Affamé par son jeûne matinal, Henry renifla bruyamment pour se nourrir par le nez des entêtants arômes carnés. Les conjurés se retournèrent et découvrirent l’intrus. Optant dans leur galerie de physionomies pour leur regard le plus mauvais, ils s’approchèrent en se craquant les doigts comme dans les films de maffiosi et éblouirent de leurs torches le garagiste tétanisé. L’un d’eux prit la parole :  » Bon, les gars, il n’a pas de blouse blanche, je pense qu’il n’y a rien à craindre de ce gaillard  » –  » ben non, c’est mon bleu de mécano  » chevrota l’intrus tétanisé.  » Alors vous n’êtes pas cardiologue ? Sûr ?  » –  » ah mon bon monsieur, moi mon boulot c’est pas l’palpitant c’est plutôt l’carbu et l’delco.  » Les cagoulés se regardèrent :  » Bon, il n’est pas dangereux mais il pourrait nous dénoncer ; si nous sommes percés à jour nous ne pourrons plus jamais pratiquer notre culte. Finissons-en tout de suite, il n’y a pas de témoins.  » Retroussant leurs manches, ils s’armèrent l’un d’un couteau à jambon, l’autre d’un hachoir, un troisième d’un pilon à attendrir la viande et un quatrième d’un rouleau de papier gras destiné à empaqueter les morceaux, avant de s’approcher de leur victime. Sentant sa fin, Henry se cacha le visage et hurla  » pitié, pitié, je vous le promets, j’dirai rien ! « .

Il fut happé par de nombreuses mains, on le giflait, on l’arrosait d’eau froide, il sentit des coups réguliers sur sa poitrine. Rouvrant les yeux, il distingua peu à peu des formes penchées sur lui. Bientôt il vit qu’il était entouré d’un groupe de randonneurs et que l’un d’entre eux lui faisait un massage cardiaque tandis que les autres le regardaient avec inquiétude.  » Alors, Monsieur, vous vous sentez mieux ? « . Lorsqu’il eut repris ses esprits, les promeneurs lui expliquèrent qu’ils l’avaient trouvé couché au milieu des ruines ; comme le sol autour de lui était retourné comme par un bulldozer, ils avaient craint qu’Henry n’ait été piétiné par des sangliers.  » Ouf, heureusement que vous étiez là, dans c’bled où y passe jamais personne !  » bougonna Henry.  » Ah non cher monsieur, vous êtes sur un site touristique très fréquenté. Au XIXe siècle s’y dressaient les Forges du Pont d’Oye, c’était un zoning industriel avant la lettre, prospère mais laid et très pollué ; ici s’est produit le très rare phénomène d’écologie à l’envers : l’air pestilentiel et les usines bruyantes ont, après une activité intense clôturée par une faillite, cédé leur place à la nature, la beauté et le silence  » lui résuma un des promeneurs. Une fois remis, Henry repartit avec le groupe, monta dans le car qui les avait amenés au pied du Château du Pont d’Oye d’où démarrait la promenade, descendit à Habay-la-Neuve pour trouver une dépanneuse. De retour à Bruxelles, il réussit à réparer sa voiture tout-terrain que n’importe quel autre garagiste eût déclarée sinistre total, et décida qu’à l’avenir il irait plutôt faire des essais sur la piste de Spa-Francorchamps au lieu de s’aventurer dans la forêt ardennaise, décidément plus sauvage et dangereuse que la Sibérie et l’Alaska réunis.  » Même si je n’ai fait que m’égarer dans les bois et que ma mise à mort n’était qu’un mauvais rêve, je ne suis pas près de retourner dans cette Puzta de mes deux  » bougonna en conclusion mon Bruxellois dégoûté soudain redevenu hongrois pour les besoins de la cause.

L’autre jour, j’étais chez le boucher à Habay pour une part de pâté gaumais. En me servant, le commerçant commenta  » vous avez de la chance, cette recette a failli disparaître : dans les années 80, les diététiciens ont décrété que notre spécialité pur beurre-pur porc était un cauchemar de mauvais cholestérol, du coup les patients le mangeaient en cachette de leur cardiologue, il s’est même créé une Confrérie pour la Défense du Pâté Gaumais, avec intronisation de membres, rituels et tout le tralala ; aujourd’hui heureusement, grâce à la mode du retour aux produits du terroir, notre spécialité a un bel avenir gastronomique devant elle ! « . Alors, l’aventure de Henry, rêve ou réalité ? Cette question est à trancher… au hachoir, bien entendu.

UNE NOUVELLE EXCLUSIVE DE JULIETTE NOTHOMB POUR LE VIF WEEKEND

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