Quel patron de firme familiale ne rêve pas de voir l’un de ses rejetons prendre sa succession ? Mais dans ce cas, les relations professionnelles peuvent très vite être dominées par l’affect. Pour éviter le clash, il faut fixer quelques règles. Avec, à la clé, de belles success-stories, comme celles que nous vous racontons ici.

Père & fils… Il fut un temps où cette précision figurait volontiers dans la raison sociale des compagnies aux mains d’une famille. Si elle se fait plus rare aujourd’hui, ce n’est pas que le flambeau se transmet moins entre les générations d’une même lignée. Mais, égalité des sexes oblige, les successeurs sont désormais souvent… des filles. Une enquête de l’Institut de l’entreprise familiale (IEF) (1) montre qu’en 2014, 35 % des dirigeants de telles structures ont jeté leur dévolu sur une descendante féminine, contre à peine 8 % en 2007 ! L’évolution est en marche, mais jusqu’à nouvel ordre, la majorité des PME de ce type est encore pilotée par des hommes. Et la collaboration se poursuit entre paternel et mouflets devenus grands, au singulier ou au pluriel.

Une collaboration qui semble a priori naturelle, en particulier dans les petites boîtes artisanales, qui représentent souvent l’oeuvre d’une vie que le patron espère poursuivre avec l’un de ses enfants au moins – il ne faut pas oublier l’aspect patrimonial : cette firme, c’est également (une partie de) l’héritage. Mais ce n’est pas si simple.  » Il y a d’importants enjeux affectifs qui ne doivent pas déborder dans le cadre du travail « , note le psychiatre et consultant Jacques-Antoine Malarewicz, auteur d’un ouvrage sur la question (2). Au risque de secouer gravement les rapports familiaux et professionnels, et de menacer du même coup la santé de l’organisation, que le choix du successeur était pourtant censé préserver.

PLUS DE RENTABILITÉ

Heureusement, le scénario du pire n’est pas le plus fréquent. Une étude menée en France sous l’égide de l’Institut d’administration des entreprises de Paris montre que les sociétés familiales sont plus rentables et pérennes que les autres. Plusieurs raisons à cela. Le lien qui unit les membres de la tribu par rapport à cette structure dans laquelle ils s’investissent plus que s’ils n’étaient que de simples salariés. L’importance plus grande accordée à la survie de l’affaire et à sa transmission aux générations futures plutôt qu’à la nécessité de générer des revenus à court terme. Mais aussi une gestion plus humaine, plus souple et consensuelle que la moyenne, vu l’attachement qu’entretiennent les dirigeants.

Ça, c’est quand cela fonctionne. Le consultant Laurent Weerts n’est toutefois pas si optimiste. Petit dernier d’une fratrie de cinq, il a lui-même souffert de voir son paternel céder sa propre firme à un tiers,  » sans nous en parler !  » C’est ce qui l’a poussé, en 2006, à créer l’IEF cité plus haut. Objectif : stimuler la recherche universitaire sur ce sujet curieusement délaissé par la science, alors qu’il a quelque chose d’universel : la majorité des business, même les plus gros, ont au moins des racines familiales, voire des actionnaires liés au fondateur. Outre-Quiévrain, les entreprises familiales produisent 80 % du PNB, selon Jacques-Antoine Malarewicz. Cela ne devrait pas être très différent chez nous. Dans pareille situation,  » l’émotionnel est très présent dans les relations père-fils « , souligne Laurent Weerts, devenu médiateur au service des familles en conflit professionnel. Et de préciser :  » Céder son affaire ou ses actions, c’est facile, il suffit d’un acte notarié et il existe de nombreux incitants fiscaux. Partager son savoir, c’est plus difficile, mais ça se passe généralement bien. En revanche, en ce qui concerne le pouvoir et le contrôle, c’est un autre problème. C’est là, le plus souvent, que le bât blesse.  »

Combien de fistons ayant repris les rênes de la boîte de papa ont vu ce dernier continuer à venir au bureau bien au-delà de l’âge de la pension, parfois jusqu’à la fin ? Rares sont ceux qui ont le courage – ou le culot – de jeter leur géniteur dehors. Au risque de se brouiller gravement avec lui… et le reste du clan. La transmission est  » l’un des moments les plus dangereux du parcours d’une telle structure, prévient Jacques-Antoine Malarewicz. C’est là que les intérêts divergent, que les conflits larvés surgissent. Souvent, le fondateur éprouve des difficultés à lâcher prise, tandis que sa progéniture n’est pas toujours suffisamment formée pour prendre la relève.  »

UN TOURNANT À ANTICIPER

Les spécialistes s’accordent : pour qu’elle fonctionne, une succession de ce genre doit se préparer à l’avance. Certains suggèrent l’établissement d’une charte ou d’un pacte signé par tous les protagonistes et où tous les scénarios – y compris catastrophe – sont évoqués et les solutions envisagées. Laurent Weerts propose d’observer quelques règles simples. D’abord s’interroger sur l’étanchéité à maintenir entre le lieu de travail et la maison, surtout quand les rejetons sont jeunes. Puis, lorsqu’ils grandissent, leur donner l’occasion d’effectuer des jobs de vacances sur place, pour mesurer leur intérêt. Réfléchir ensuite avec eux à l’orientation de leurs études, pour qu’elles soient compatibles avec leur futur rôle potentiel. Enfin, veiller à ce que  » l’élu  » fasse ses premières armes ailleurs, qu’il forge son expérience et acquière une légitimité aux yeux des autres travailleurs :  » Être le fils du patron, c’est un statut lourd à porter. Surtout si on reçoit d’emblée des responsabilités.  »

Mais la règle absolue, c’est la compétence.  » Engager son enfant pour l’aider parce qu’il est au chômage, s’il n’a pas le profil, c’est la pire chose à faire « , assène le consultant. Il n’est pas toujours facile d’admettre que son chérubin n’est peut-être pas à la hauteur. C’est même l’un des principaux tabous mis en évidence par la dernière étude de l’IEF :  » Les parents s’interrogent sur les capacités de leurs gosses à prendre le relais… et certains d’entre eux se demandent ce que leurs parents pensent réellement d’eux et de leurs compétences « , confirme Nathalie Crutzen, auteure de l’étude et professeur à HEC-ULg. Défaut de communication oblige, personne ne soulève réellement la question, jusqu’à ce que les problèmes éclatent, que les conflits surgissent. Un père est pourtant loin d’être le meilleur juge des capacités de son héritier. Comme le disait Henri Mestdagh, l’un des dirigeants de la société familiale de distribution éponyme et ancien patron des patrons wallons :  » Je ne connais que deux types de parents : ceux qui ont des enfants formidables et ceux qui n’en ont pas !  »

(1) www.institutentreprisefamiliale.be

(2) Affaires de famille : comment les entreprises familiales gèrent leur mutation et leur succession, par Jacques-Antoine Malarewicz, éditions Village Mondial.

PAR PHILIPPE CAMILLARA / PHOTOS : FRÉDÉRIC RAEVENS

 » S’il y a un problème, je les emmène manger un bout pour en discuter. En famille, on peut se dire les choses.  »

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