Que ce soit au pied des tombes de Sillustani, au gré des îles de roseaux qui flottent entre les bleus du ciel et du lac, ou encore au sommet de l’île de Taquile, les indiens des hauts plateaux andins essaient de sauvegarder tant bien que mal leurs traditions tout en sacrifiant aux exigences du tourisme.

A lors que la Terre était encore plongée dans les ténèbres, Viracocha, un dieu barbu et de peau blanche, vivait caché dans les eaux obscures du lac Titicaca. Lassé de cette vie recluse, il fit surgir de l’eau le Soleil, la Lune et les étoiles. Puis il sculpta dans la pierre des prototypes humains et fit jaillir du lac le premier Inca, Manco Cápac, et sa s£ur épouse, Mama Ocllo. Le dieu Soleil leur intima l’ordre de partir à la recherche d’une terre fertile pour y créer un empire. Pour les aider à découvrir ce site idéal, il leur donna un bâton d’or qui devait s’engouffrer dans les entrailles de la terre promise et désigner celle-ci au couple royal. Ce fut à Cusco que le bâton s’enfonça et disparut dans le sol. Ce fut donc Cusco, dont le nom signifie  » nombril  » en langue quechua, qui devint le centre de l’empire du Soleil. Manco Cápac enseigna aux hommes à cultiver la terre tandis que Mama Ocllo apprit aux femmes à tisser. La dynastie inca était née.

Les ancêtres veillent encore

Berceau des origines de l’humanité, le lac a conservé son caractère sacré auprès des pêcheurs et des bergers. Les vieux racontent en langue aymara comment l’époque inca s’est éteinte le jour décidé par les dieux, avec l’arrivée des Viracochas, ces blancs barbus qui conquirent le monde créé par le dieu caché dans les profondeurs du lac Titicaca. Quand la nuit réunit les familles autour de l’âtre qui réchauffe à peine les maisons, les enfants aiment écouter cette histoire séculaire, qu’ils répéteront sans doute à leur tour à leur descendance.

La petite presqu’île de Sillustani dessine dans la lagune de Umayo la forme d’un doigt dirigé vers le soleil levant. Sur son sommet où paissent quelques lamas se dressent d’étranges silhouettes de pierres, qui rappellent que bien avant l’arrivée des Incas vivaient ici d’autres peuplades, les Collas, qui croyaient que le site était chéri des dieux. Les tours rondes, épaisses et hautes de près de dix mètres sont édifiées autour de deux cercles magiques consacrés à la Lune et au Soleil. Chaque tombe abritait des momies en position f£tale que l’on introduisait par une porte dérobée, située à la base des tours funéraires, en direction du soleil levant pour que celui-ci puisse pénétrer au c£ur de la sépulture et y faire renaître le défunt. Ces chullpas, géants de pierre balayés par les vents, sont restés fidèles à leur poste, indifférents aux siècles qui passent. Ils veillent encore sur le sommeil éternel de princes d’une des plus importantes civilisations précolombiennes.

Les îles flottantes des Uros

Jacinto fait glisser lentement sa  » balsa de totoras « , une légère embarcation de roseaux, déjà vieille et imbibée d’eau, au creux des épaisses roselières qui poussent en grappes le long des rives du lac. Hier soir, il a tendu quelques dizaines de mètres d’un filet dont les trous sont presque aussi nombreux que les mailles. A ses pieds, dans une cuvette, frétillent quelques truites de petite taille. Une pêche bien maigre mais elle agrémentera ce soir un plat de quinoa, une graminée native des Andes, plus riche en protéines que le mil.

Cette nuit encore, le ciel était parsemé d’étoiles lumineuses et le thermomètre est descendu bien en dessous de zéro degré. C’est que le Titicaca, cette mer intérieure de près de 8 000 km2 que se partagent le Pérou et la Bolivie, se situe à plus de 3 800 m d’altitude, ce qui en fait le plus haut lac navigable du monde.

Quand il accoste sur son île, Jacinto est accueilli par des enfants rieurs qui sucent de jeunes pousses de totoras, riches en iode. Cinq minutes suffisent pour arpenter le domaine de Jacinto : quelques huttes en roseau simplement posées sur une île artificielle, formée par une superposition de gerbes de roseaux tressés, que les habitants empilent au fur et à mesure que les couches immergées dans le lac pourrissent. Poser le pied sur ce sol donne l’impression étrange de marcher sur un lit d’eau. Pour éviter que la plate-forme ne dérive, poussée par le vent, les Indigènes ancrent leurs radeaux en plantant dans le fond du lac de grandes perches d’eucalyptus, imbriquées dans l’enchevêtrement des racines de roseaux.

Les Indigènes qui vivent aujourd’hui sur la quarantaine d’îles flottantes du lac Titicaca se prétendent Uros. Mais ils sont en fait des descendants métissés d’Uros, d’Aymaras et de Quechuas, car les derniers Uros se sont éteints dans la première moitié du xxe siècle. Aujourd’hui, ils survivent sur leurs matelas d’eau, tributaires des flots de touristes qui envahissent leurs îles, séduits par ce décor de paille dorée où ils peuvent acheter des babioles artisanales offertes dans une extraordinaire galerie à ciel ouvert.

Rencontre avec les fils du Soleil

Chaque jour, une embarcation relie la petite ville de Puno à l’île de Taquile. Il faut partir à l’aube pour voir s’éveiller le lac Titicaca. Le ciel très pur s’égaie de couleurs délicates au lever du soleil : rose thé prolongeant insensiblement le vert émeraude des eaux du lac. Les îles se détachent au loin, telles des ombres chinoises, doublées de leur reflet sur le lac qui s’étire, lisse comme une soie tendue. Quelques balsas de totoras glissent à l’horizon. Au terme de trois heures de navigation sous un ciel résolument bleu, on accoste dans un des petits ports de l’île de Taquile. Ici, pas de taxi, pas de voitures, pas même de motos. C’est à pied, le long des chemins empierrés, que le visiteur aborde cette terre lointaine et se laisse envahir par une ambiance surannée inattendue.

Cet îlot d’à peine 11 km2 ressemble à un promontoire rocheux qui s’élève jusqu’à 240 m au-dessus du niveau des eaux du lac. Le sentier qui mène de la jetée au c£ur du village épuise très vite le visiteur pressé de découvrir le site et peu accoutumé à une telle raréfaction de l’oxygène. Il faut prendre le temps de la promenade, s’arrêter en chemin pour contempler le paysage rocailleux et se laisser surprendre par la magie du lieu. Et puis, c’est la délivrance : la porte d’entrée du village qui se découpe dans le bleu du ciel, une arche de pierre surmontée de statuettes, qui semble posée sur le chemin, comme une invitation.

Choisir de rester deux jours à Taquile, c’est accepter de se plier au rythme immuable que commandent les travaux des champs. La principale activité de l’île, c’est l’agriculture, relativement riche malgré le climat froid et sec. En effet, le lac dont les eaux se réchauffent et se refroidissent plus lentement que les terres qui l’entourent, se révèle un précieux régulateur thermique qui autorise la culture d’espèces végétales inattendues à cette altitude. Ainsi en est-il du maïs, des pommes de terre, des  » habas  » ou sorte de fèves et de la quinoa, ce riz des hauts plateaux andins. Pour augmenter la surface de terres cultivables, les Taquileños ont depuis longtemps apprivoisé leurs terres en y construisant des terrasses qui, en diminuant la déclivité naturelle du terrain, limite les dégâts causés par les pluies. Chacun travaille à Taquile, hommes, femmes et enfants. C’est un labeur harassant car ils n’ont ni les moyens mécanisés pour réaliser les travaux des champs, ni les animaux de bât pour porter de lourdes charges.

La sauvegarde des traditions

Comment expliquer que cette île, qui fut réduite à l’esclavage lors de la conquête espagnole, ait pu sauvegarder au fil des siècles les traditions de sa propre culture ? Quand en 1533, Charles Quint prit possession des territoires des hauts plateaux andins, il vendit aussitôt l’île aux enchères, pratique courante à l’époque pour alimenter le trésor en monnaies sonnantes et trébuchantes. Elle fut acquise par le marquis Pedro Gonzalez de Taquila dont la mémoire est sauvegardée par le nom qu’il laissa à l’île, transformé en Taquile par la prononciation locale. Le décès du marquis qui ne laissait aucun héritier permît aux insulaires de retrouver discrètement leurs terres. Abandonnés à leur sort, ils renouent avec les traditions jusqu’à ce que, en 1644, l’île soit une fois de plus vendue aux enchères. Morcelée, elle passera de l’un à l’autre, sans que jamais ses différents acquéreurs s’intéressent réellement à son sort. Soit par passivité, soit par désintérêt, soit même par peur, ils se risqueront très rarement à se rendre sur leurs propriétés dont l’accès s’avérait aussi difficile. Ce presque abandon permit une fois de plus la conservation des traditions, loin des regards critiques des citadins.

La situation géographique de l’île décidera un jour l’Etat péruvien, devenu indépendant, à la transformer en lieu de réclusion pour prisonniers politiques. C’est curieusement dans la coexistence avec les exclus politiques que Taquile va puiser l’énergie et la ténacité qui lui permettront de recouvrer un jour ses titres de propriété. En effet, l’isolement dans lequel était maintenue cette île facilitait la solidarité avec les prisonniers qui partageaient avec les insulaires les affres de la marginalisation. Dans les années 1920, un natif de l’île se lia d’amitié avec un certain Sanchez Cerro qui recouvrit un jour la liberté et fut même élu président de la République. Sanchez Cerro n’oublia jamais ses compagnons d’infortune et il les soutiendra, les encouragera à entamer les procédures nécessaires pour recouvrer leurs terres. Cette lutte légale fut longue et difficile mais elle aboutit en 1942 à la délivrance devant notaire du premier titre légal de propriété accordé aux insulaires.

Une dernière curiosité de l’île, qui trouve son origine dans les coutumes incas, c’est que ce sont les hommes qui tricotent le chullo, un bonnet pointu illustré de différents symboles magiques, qui permet de distinguer l’homme dont le c£ur est pris du célibataire. Dès leur plus jeune âge, les garçons sont entraînés à cette technique du tricot car la coutume veut qu’un homme ne peut pas se marier s’il n’est pas capable de réaliser lui-même son chullo. S’il est entièrement rouge, c’est que son propriétaire est marié. Par contre ceux qui arborent un bonnet à pointe blanche laissent entendre que leur c£ur est à prendre. Ce code d’amour se complique encore quand on sait qu’il est également lié à la manière de porter le bonnet. Un garçon peu ou pas du tout intéressé par le sexe opposé laisse pendre le coin de son chullo vers l’arrière. Mais s’il rabat le pan de son bonnet, c’est qu’il cherche l’âme s£ur…

Texte : Christiane Goor

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