Elle hante la vie de certains créateurs, mais aussi celle de Monsieur Tout le Monde lorsqu’il doit, pour le boulot ou en privé, dégainer la plume. Que ce soit en littérature, en mode, en design ou même en gastronomie, cette panne d’imagination n’est pourtant pas une fatalité. Décryptage.

Rien ne la prédestinait à l’écriture. Biologiste de formation, docteur en sciences, c’est pourtant à cette activité qu’Anne Versailles consacre, depuis pas mal d’années déjà, une bonne partie de son temps.  » Tout a commencé lorsque j’ai entamé une collaboration avec Le Petit Ligueur. Je devais écrire pour ce magazine des articles destinés aux enfants et peser chaque mot pour être sûre qu’ils comprennent « , se rappelle- t-elle. Les piges se sont alors multipliées, pour Le Soir et Science & Nature notamment.  » Je faisais surtout de la vulgarisation scientifique. Petit à petit, je me suis tournée vers la fiction et la poésie. Et je me suis rendu compte que ma relation avec ces textes qui doivent davantage sortir de moi-même pouvait être plus douloureuse que pour les articles de presse.  » C’est ainsi que la journaliste prend peu à peu conscience des mécanismes qui se mettent en branle intérieurement lorsqu’elle s’installe devant son écran ou sa feuille, qu’elle rationalise cela en suivant une formation en neurosciences et qu’aujourd’hui, elle anime des ateliers d’écriture pour le réseau Kalame et des formations pour apprivoiser l’angoisse de la page blanche au CFIP, Centre pour la Formation et l’Intervention Psychosociologique, à Bruxelles. Rencontre avec cette auteure qui partage désormais sa vie entre la plume… et la caméra – son premier film documentaire est en phase de montage -, pour en finir avec les idées noires devant la page blanche.

Pourquoi cette angoisse de la page blanche existe-t-elle ?

La page blanche incarne d’abord un potentiel énorme. Ainsi, lorsque Michel-Ange a visité pour la première fois la chapelle Sixtine, avec son plafond vierge, tout lui était encore permis ou presque. Face à cette infinité de possibles, il faut faire des choix et donc le deuil de certaines idées. Le premier trait, le premier geste, le premier mot oriente déjà fortement la suite. C’est ce passage à l’acte qui peut donner le vertige.

Cette angoisse varie en fonction des individus et des missions…

Oui, elle dépend notamment des valeurs que chacun place derrière le travail qu’il s’apprête à réaliser :  » pour qui j’écris ou conçois ? « ,  » pourquoi ? « ,  » qu’est-ce que j’en attends ?  » Toutes ces questions peuvent devenir paralysantes. Surtout lorsqu’on a des ambitions qui dépassent les moyens que l’on se donne pour aboutir ! L’ego peut aussi générer une peur de s’y mettre… et de se décevoir personnellement. Picasso disait :  » Pour savoir ce qu’on veut peindre, il faut commencer à peindre.  » Il est nécessaire de se détacher de ces parasites extérieurs pour trouver l’audace de se lancer !

Concrètement, comment peut-on y parvenir ?

Un exercice simple permet d’explorer ce blocage. Prenons par exemple la peur de l’échec. Sur une feuille, tracez deux colonnes, l’une pour l’échec et l’autre pour son contraire, la réussite. Subdivisez ensuite chaque colonne en deux pour noter les avantages et les inconvénients de ces deux faces. Les points positifs de la réussite semblent évidents. Ses aspects négatifs beaucoup moins. Mais ils existent ! Par exemple, certains se sentiront déçus car l’exaltation des recherches s’arrête, parce qu’il faut passer à autre chose… D’autres peuvent aussi craindre que, une fois leur tâche accomplie, on leur demande quelque chose de plus compliqué encore… De même, il est possible de trouver des avantages à l’échec, comme celui de pouvoir se réorienter et de retrouver ainsi plus de cohérence interne. Cette mise sur papier permet de relativiser et d’apaiser l’esprit. Ensuite, il faut pouvoir se décider à créer réellement, en jouant sur le cerveau automatique et le préfrontal.

C’est-à-dire…

Selon les neurosciences, le cerveau est schématiquement divisé en plusieurs parties. L’une d’elles, le cerveau automatique, a appris à faire des choses sans y réfléchir : conduire, monter un escalier… Cette manière d’agir peut être rapidement polluée par du stress car dès que surgit un élément inattendu ou inconnu – une voiture qui brûle un feu, un escalier inégal… – la machine s’enraie. La zone préfrontale – aussi appelée cerveau créatif -, elle, est plus souple, plus adaptative. Elle réagit positivement à la curiosité. Par exemple, une personne qui a toujours rédigé des textes à la troisième personne du singulier pourrait penser :  » tiens, si aujourd’hui j’essayais d’écrire en « je ».  » Son cerveau créatif va adorer ! À condition que le cerveau automatique lui laisse le champ libre, car lui refuse le changement. Admettons que vous ayez rédigé un texte d’une page et qu’on vous annonce que vous n’avez plus que 10 lignes pour faire passer votre message. Le cerveau automatique ne pourra le supporter, tandis que le préfrontal trouvera les moyens de rebondir. Autant donc convoquer son préfrontal pour créer !

Facile à dire ! Mais en pratique, comment fait-on pour stimuler ce cerveau ?

Tout d’abord, en s’exerçant, au jour le jour, à éviter les automatismes. En n’empruntant pas toujours le même chemin, en changeant le cours de sa journée… Le cerveau créatif est aussi davantage ouvert à tous les sens. Si l’on se concentre, en fermant les yeux éventuellement, sur ce qu’on entend autour de soi, sur les odeurs, ce que touchent les mains et les pieds, on peut se plonger dans un éveil diffus qui booste l’imagination. D’autres personnes, afin de stimuler leur préfrontal, doivent aussi  » occuper  » leur cerveau automatique pour qu’il ne vienne pas perturber leurs réflexions. C’est ainsi que des créateurs trouvent leurs idées en marchant, en courant, au volant de leur voiture ou au guidon de leur vélo… Il y a toutefois un hic : avec le préfrontal, la mémoire n’est pas activée. Il faut donc avoir avec soi, en tout temps, un carnet de notes ou un dictaphone pour ne pas laisser s’envoler tout ce travail mental.

Vous travaillez surtout dans le domaine de l’écrit. Pourquoi de nombreuses personnes se sentent-elles démunies lorsqu’elle doivent composer un texte ?

La plupart des adultes d’aujourd’hui ont connu, dans leur enfance, un enseignement très codifié. L’important était de connaître les règles et de les respecter. Nous étions obligés d’être avant tout  » ortho  » plutôt que  » graphes  » ! Et dans ces conditions, il était très difficile de se laisser aller. Beaucoup de gens ont un souvenir frustré de cette époque et sont persuadés qu’ils ne peuvent pas rédiger correctement. Or, dans les formations et ateliers d’écriture, chacun peut expérimenter qu’il est capable de composer un petit texte cohérent, suscitant même des émotions, en une dizaine de minutes.

Avez-vous des trucs pour éviter ces blocages créatifs ?

Il y en a plein et chacun doit choisir ceux qui lui correspondent le mieux. On peut dresser un plan, une carte mentale de son £uvre, avant de se lancer. Une autre idée, pour les textes : écrire  » au kilomètre  » ce qui vient et s’empêcher de relire avant d’avoir au moins terminé une page. Le choix du lieu où l’on travaille est également crucial ; en changer est parfois important. Je suggère aussi, comme lors des ateliers, de se donner un temps limite de création pour fractionner l’effort. Et puis, il ne faut pas oublier de se féliciter de temps en temps pour la part de travail accomplie. L’angoisse de la page blanche, c’est aussi une question de confiance en soi.

PAR FANNY BOUVRY

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