Le tigre celtique a beau être – temporairement – terrassé par la crise, Dublin demeure une ville pleine de vie où histoire radicale, héros littéraires et Oirishness biberonnée à la stout côtoient sans complexes l’Eurocool de la haute cuisine et des hôtels-boutiques tendance.

« Let’s go have some craic « , s’exclame une demoiselle en perruque vert fluo avant de porter à ses lèvres un solide verre de Guinness. Craic ? Quel est donc cet animal étrange que pourchassent avec tant d’ardeur les jeunes Irlandais ? Vous seriez bien en peine de dénicher le vocable dans un dictionnaire anglais standardà car craic, c’est un terme gaélique – comme dans ceoil agus craic,  » de la musique et du bon temps « , formule que les Celtes scandaient peut-être autrefois en gravissant une colline ardue pour se rendre au pub de la vallée voisine. Intraduisible ou pas – le terme anglais  » fun  » est peut-être ce qui s’en rapproche le plus -, le craic fait fureur dans le quartier de Temple Bar, le coin de Dublin où se concentre la vie nocturne, situé entre la Liffey et Dame Street. À la nuit tombée, des hordes de touristes et la jeunesse locale y passent d’un pub à l’autre, la bière brune coule à flots et les héritiers des Chieftains et des Dubliners poussent gaiement la chansonnette.

Au Temple Bar proprement dit – un établissement doublé d’une boutique qui propose aux touristes sweatshirts, chopes, bonnets de lutins et autres shamrocks (trèfles à trois feuilles, symboles de l’Irlande) dans tous les matériaux et toutes les tailles imaginables -, deux charmants jeunes gens me demandent si j’ai remarqué qu’ils sont américains. Avec leurs casquettes en tweed enfoncées jusqu’aux yeux, ils ont l’air tout droit sortis d’Ennemis rapprochés, ce film d’Alan J. Pakula où Brad Pitt incarne un membre de l’IRA. Réprimant un sourire, je leur assure qu’ils se fondent parfaitement dans le paysage.

Je commence d’ailleurs à avoir l’impression de voir du vert partout. Je me demande ce que cela doit être le jour de la Saint-Patrick – ou du Bloomsday, le 16 juin, qui met chaque année à l’honneur Leopold Bloom, le héros du célébrissime Ulysse de James Joyce. Je n’ai jamais rencontré personne qui ait lu ce pavé d’un bout à l’autre, mais que cela ne vous retienne pas d’arpenter Dublin sur les traces de son personnage principal, voire de déjeuner, comme lui, de rognonsà Quoique personnellement, je préfère tout de même les £ufs brouillés du Temple Bar Hotel, sur Fleet Street – en plein c£ur du quartier animé mais agréablement préservé du brouhaha extérieur par une excellente insonorisation. Peu étendu, le centre de Dublin peut parfaitement se découvrir à pied, les bus touristiques (sur le principe du hop on, hop off) offrant une excellente alternative pour rallier les sites un peu plus éloignés – d’autant que, chemin faisant, les chauffeurs vous régaleront d’anecdotes et d’humour irlandais !

sur la trace des héros

L’Irlande est vraiment un pays de conteursà À croire d’ailleurs qu’il y a quelque chose dans l’air qui explique le nombre de génies littéraires – ou d’ivrognes affligés d’une démangeaison plumitive, pour reprendre l’expression de notre chauffeur. Même si la plupart d’entre eux étaient surtout pressés d’en partir, Swift, Sheridan, Shaw, Wilde, Yeats, Joyce et Beckett avaient tous leurs racines en Irlandeà sans oublier Edna O’Brien (née en 1930), dont les ouvrages explorant de façon très explicite la sexualité (féminine) furent initialement interdits et même brûlés (lire aussi en pages 26 à 28). Si vous êtes amateur de littérature et que vous avez un peu de temps devant vous, vous trouverez votre bonheur au Dublin Writers’ Museum ou à la National Library of Ireland, où vous pourrez découvrir une remarquable présentation multimédia, consacrée à la vie et l’£uvre de William Butler Yeats. Dublin rend également hommage à ses grands écrivains au travers de statues érigées ici et là. La plus réussie, celle d’Oscar Wilde (surnommée  » the fag on the crag « ,  » le pédé sur le rocher « ), se trouve dans le petit parc de Merrion Square. L’écrivain le plus cité au monde, vêtu d’une veste d’intérieur en velours, y est représenté vautré sur un rocher avec un sourire narquois, entouré de citations célèbres. Notons au passage que les maisons qui bordent Merrion Square sont, avec leurs impostes en demi-lunes surmontant des portes colorées, l’un des plus beaux exemples d’architecture géorgienne du xviiie siècle, héritage du temps où Dublin était la seconde ville de Grande-Bretagne. Trinity College, où la plupart des grands noms de l’Irlande firent leurs études supérieures, est une étape incontournable. Des étudiants y assurent la visite guidée des vénérables bâtiments et des splendides jardins où, par beau temps, les jeunes gens viennent jouer au croquet – quelquefois même en pantalon blanc et blazer traditionnel. Le tableau vous semble familier ? Vous avez sans doute vu un jour ou l’autre le film de Lewis Gilbert, L’Education de Rita, d’après la pièce de théâtre de Willy Russel, où un professeur alcoolique (Michael Caine) tente d’initier une coiffeuse (Julie Walters) aux subtilités de la littérature, et finit par succomber à son charme et son intelligence terre à terre. La Long Room, bibliothèque de toute beauté, a quant à elle inspiré la salle des archives Jedi du second volet de La Guerre des étoilesà

Si vous voulez avoir une chance d’admirer l’attraction phare qu’est le Book of Kells, un superbe manuscrit enluminé datant du ixe siècle, mieux vaut vous lever tôt pour éviter les interminables files d’attente qui peuvent parfois se former plus tard dans la journée. La statue de Molly Malone, en face du Trinity College, a également son petit succès, car les touristes aiment beaucoup se faire immortaliser aux côtés de la légendaire poissonnière que célèbre l’hymne officieux de la cité, Cockles and Mussels (les bucardes et les moules). Ne vous effrayez d’ailleurs pas si un groupe de Japonais entonne soudain un enthousiaste  » alive, alive-o ! « .

Le Famine Memorial, qui rappelle la Grande Famine (1845-1849) provoquée par l’épidémie de mildiou qui ravagea les cultures de pommes de terre, est une £uvre d’un tout autre calibre : à hauteur du Custom House Quay, un groupe de personnages faméliques aux orbites creusées fixe au loin les navires, symbole des millions d’émigrants partis pleins d’espoir pour le Nouveau Monde. Ironie de l’histoire, le projet Docklands, qui prévoyait de développer ici bars branchés, restaurants, théâtres et centre d’affaires futuriste, a été coupé dans son élan par la crise économique actuelle. Même la U2 Tower, qui devait accueillir le tout nouveau studio d’enregistrement du groupe, devra attendre des jours meilleurs.

Mais que les amateurs de musique se rassurent, ils n’auront pas à rester sur leur faim. Ce n’est sans doute pas pour rien que la face nationale de l’euro arbore une harpe : le pays a donné naissance à un nombre époustouflant non seulement d’écrivains, mais aussi de musiciens (rock), qui figurent tous en bonne place sur le mur des célébrités de Temple Lane South : U2 évidemment, mais aussi Christy Moore, Rory Gallagher, Bob Geldof, Shane McGowan, Sinéad O’Connor et Van Morrison (lire aussi en pages 18 à 21). Une promenade Rock’n’Stroll vous permettra même de découvrir les hauts lieux du riche héritage musical de Dublin : les anciens pubs ou boîtes où U2 fit ses premières apparitions devant un public clairsemé, The Clarence, le 5-étoiles exclusif qui appartient à Bono et son groupe – comme la moitié de la ville, vous glisseront les habitants – mais aussi la statue de feu Phil Lynott (Thin Lizzy) ou encore la boutique où le tout jeune Ronan Keating (Boyzone) vendait autrefois des chaussures.

Dublin, c’est aussi la ville qui compte la plus forte densité de musiciens de rue (buskers) au mètre carré ! Sur Grafton Street, rue commerçante très animée, se succèdent ainsi guitaristes solitaires en quête de gloire, rockeurs durs à cuire et même ensembles musicaux au grand complet. Vous avez dit Ceoil agus craic ? Moins bruyants mais non moins typiques, femmes et hommes-sandwichs sont également nombreux à faire le piquet sur Grafton et Henry Street.

HISTOIRE INDÉLÉBILE

Et en fait de piquet, Dublin abrite également, au croisement de Henry Street et O’Connell Street, une aiguille d’acier inoxydable de 120 mètres de hauteur, la (Millennium) Spire, devenue en très peu de temps le symbole de la métropole européenne moderne. Pourtant, ici, l’histoire n’est jamais loin : dans le bureau central de la poste situé au pied du monument, une statue en bronze du héros mythique Cuchulainn rappelle l’insurrection de Pâques 1916, réprimée dans un bain de sang. Les chefs des rebelles, qui voulaient créer la république d’Irlande, ont fini fusillés à Kilmainham Gaol, la sinistre prison qui servit par la suite de décor à tant de films – notamment Au nom du père de Jim Sheridan avec Daniel Day-Lewis. Si l’endroit n’est certes pas réjouissant, une petite visite n’en est pas moins un must pour quiconque veut mieux comprendre la lutte pour l’indépendance de l’Irlande.

Ceux qui ont besoin d’un petit remontant en sortant se dirigeront vers la Old Jameson Distillery, où ils pourront découvrir les secrets de fabrication du whisky dans ses moindres détails – et déguster, cela va de soi ! Du reste, le temps où la gastronomie irlandaise se limitait aux fricassées d’agneau ou de b£uf à la stout et aux boxtys, ces crêpes de pommes de terre fourrées, est bien révolu. Tant Carluccio que Marco Pierre White possèdent une filiale sur Dawson Street. En outre, comme toute ville internationale, Dublin fourmille de thaïs et de japonais. On terminera évidemment la soirée dans un pub en compagnie du plus truculant des personnages dublinois : le barman ! Flegmatique, spirituel, ironique et mêle-tout, ses opinions bien tranchées et sa passion pour la Guinness qu’il sert sont légendaires. Certains parlent même à leurs fûts ! Et puis tout à coup, un groupe lance quelques notes, des gnomes peints en vert pointent le bout de leur nezà What’s the craic ? In Dublin the craic is mighty, mate.

Carnet pratique en page 16.

Par Linda Asselbergs / Photos : Wouter Van Vaerenbergh

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